Aveuglément tartuffié

Par Mélanie Carrel

Une critique sur le spectacle :

Tartuffe d’après Tartuffe d’après Tartuffe d’après Molière/ D’après la pièce de Molière / Conception Guillaume Bailliart (Groupe Fantômas) / Théâtre de Vidy / du 2 au 12 mars 2022 / Plus d’infos.

© Mathilde Delahaye

Mercredi dernier, dans le Pavillon du Théâtre de Vidy, le public a redécouvert le Tartuffe de Molière à travers un seul en scène virtuose de Guillaume Bailliart. Projeté dans un dispositif théâtral rudimentaire, le texte s’est emparé du plateau et s’est révélé dans tout son potentiel tragi-comique. Une adaptation audacieuse dont l’hypocrite Tartuffe sort exceptionnellement vainqueur.

Tartuffe est certainement l’une des pièces les plus jouées de Molière. Les planches des théâtres ont maintes fois porté l’histoire du bourgeois Orgon qui se fait ensorceler par le faux dévot Tartuffe. Maintes fois elles ont vu le pauvre homme céder aveuglément aux moindres désirs de l’hypocrite manipulateur jusqu’à perdre sa fortune, sa maison et son honneur. Mais rarement ont elles accueilli, sur un plateau dénudé, un comédien donnant, à lui seul, vie à tous les personnages.

Au centre du plateau, une table recouverte d’extraits de textes. Sur le sol, les noms des personnages tracés au scotch blanc. Un plein feu. Un comédien en habits bruns, quotidiens, faisant les cent pas à l’arrière-scène en attendant que le spectacle commence. Petit dispositif pour grand texte. Mais le grand théâtre nécessite-t-il vraiment un grand dispositif ? Ne suffit-il pas qu’un homme traverse un espace (presque) vide pendant qu’un autre le regarde pour que l’acte théâtral soit amorcé ?

Le silence se fait. D’un pas décidé, les yeux clos, Guillaume Bailliart s’avance vers la table, s’arrête sur le scotch indiquant « Mme Pernelle » et commence à dire le texte dans un débit soutenu, pointant tour à tour du doigt le nom du personnage qui prend la parole. Les répliques s’enchaînent rapidement devant un public déconcerté par cette scène d’exposition aux multiples personnages sans corps et sans regard. Grâce à leur personnel réduit, les scènes suivantes, réunissant deux à trois personnages, jouissent de plus de lisibilité.

Une fois le public habitué, Bailliart se met à varier les stratégies de matérialisation de l’interlocuteur. Tantôt il le désigne, tantôt il le fait exister dans le creux de sa main tendue, comme un aveugle qui tâterait le visage de son partenaire. Parfois il l’incarne aussi, offrant aux spectateurs un échange plaisant de répliques schizophréniques. Une fois même, c’est une spectatrice qu’il prend pour interlocutrice, en lui adressant la fiévreuse déclaration que Tartuffe fait à la femme d’Orgon, Elmire.

Tartuffe est le seul personnage à avoir les yeux grand ouverts, le seul à voir clairement tous les enjeux de la mascarade qu’il a mise en place. Le faux dévot escroque Orgon et avec lui toute sa famille. Dans l’adaptation de Bailliart, Tartuffe devient un huis-clos. Seuls apparaissent les personnages de la maisonnée, les autres ne sont qu’évoqués. Au fil de la pièce, l’étau se resserre autour de la famille bourgeoise jusqu’au moment où le piège se referme et sonne la fin tragique du spectacle. Tous ont été aveuglément tartuffiés. Escamotant l’acte V, Bailliart propose une fin alternative intéressante qui privilégie le succès de l’escroc à sa chute.Tartuffe d’après Tartuffe d’après Tartuffe d’après Molière est une réelle performance d’acteur qui met le savoir-faire du comédien et le texte au centre de l’attention et de l’action, renonçant à user de costumes, d’accessoires (à l’exception d’une table), de décors et d’effets lumière. Le parti pris de montrer en spectacle un format de répétition à l’italienne, bien que précis et maîtrisé, laisse toutefois sur sa faim. Bailliart a certes exécuté sa prestation les yeux fermés, mais nos yeux sont restés ouverts : et plus d’une heure durant, ils n’ont trouvé à voir qu’un comédien devenu canal d’un texte et s’adonnant à un seul et même exercice théâtral. Ceux qui viendront dans l’attente de voir un Tartuffe seront déçus, alors que ceux qui voudront simplement écouter Guillaume Bailliart seront conquis.