Il a suffi d’un regard

Par Antoine Klotz

Une critique sur le spectacle :

Tartuffe d’après Tartuffe d’après Tartuffe d’après Molière/ D’après la pièce de Molière / Conception Guillaume Bailliart (Groupe Fantômas) / Théâtre de Vidy / du 2 au 12 mars 2022 / Plus d’infos.

© Mathilde Delahaye

Dans un seul en scène à l’énergie débordante, Guillaume Bailliart interprète l’ensemble des personnages du Tartuffe de Molière. Contraint par une scénographie épurée constituée uniquement de noms écrits au sol et d’une table, le comédien passe de Tartuffe à Elmire en quelques pas pour faire apparaître l’histoire du plus grand hypocrite du XVIIe siècle. Si la performance est bluffante, elle laisse un léger arrière-goût d’ « à quoi bon ?».

Il a suffi d’un regard à Guillaume Bailliart pour faire taire le public. Une sirène a retenti, suivie du lourd message de soutien à l’Ukraine. Cinq secondes. Un regard. Trois coups. Et c’est parti ! Pendant un peu plus d’une heure, le comédien interprète tout Tartuffe. Pas le personnage, la pièce ! Il raconte comment Orgon s’est entiché de Tartuffe, faux dévot qui abuse de ses biens et de son hospitalité et qui a l’audace d’avoir des vues sur sa femme. Pour rendre explicite quel personnage il incarne à chaque réplique, le comédien se place sur le nom correspondant écrit au sol, en profitant pour y intégrer parfois un détail qui le rendra identifiable par la suite. Un tel dispositif est bel et bien nécessaire tant le rythme est effréné, mais pas infaillible car limité dans l’espace. Alors, pour tenir la cadence, on pointe le nom plutôt que de s’y déplacer et on bouge la tête dans une représentation de dialogue. L’ensemble est très efficace même s’il est parfois imprécis. Il n’est pas toujours aisé de savoir qui parle, mais heureusement, le doute subsiste rarement plus d’une réplique car chaque déplacement permet au spectateur de reprendre le fil.
L’exercice est fascinant. Guillaume Bailliart réalise un véritable numéro d’équilibriste qu’il interprète les yeux fermés pendant la quasi intégralité de la pièce. Sera-t-il vraiment capable de jouer seul ce pour quoi dix personnes sont normalement nécessaires ? La réponse est oui, mais avec une légère réserve. Le jeu est quelque peu caricatural, cabotin d’un côté, unique de l’autre. La plupart des personnages se ressemblent et n’ont pas tous l’honneur d’être bien définis. Mme Pernelle, Tartuffe ou Orgon ont la chance d’avoir une voix, une gestuelle ou une expression qui leur sont propres et les rendent directement identifiables, là où d’autres sont réduits au statut de noms sur le sol. Cependant, cela sied bien à la pièce car c’est ce qui permet son existence même. Le jeu rapide et esquissé des autres personnages permet d’avoir les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue tout en ayant suffisamment de clarté pour suivre les relations entre les différents personnages. De plus, peut-on exiger d’un acteur qu’il démontre le même niveau de subtilité sur l’ensemble des personnages qu’il incarne alors qu’il fait le travail de toute une troupe ? L’intérêt est ailleurs, dans la recherche de ce que peut faire un être humain sur scène. On ne vient pas voir Tartuffe, on vient voir Guillaume Bailliart jouer Tartuffe. On vient pour être impressionné par l’exploit et l’on ne peut que le saluer.          
Cependant, la performance n’ajoute rien au texte. L’histoire change grâce à une coupe dans le texte et fait de Tartuffe le vainqueur de cette mise en scène, mais l’interprète unique n’apporte pas de nouvelles lectures sur des potentiels rapprochements entre les personnages. A l’exception d’un magnifique « je me parle à moi-même » qui frappe par son évidente ironie, la pièce de Molière ne subit aucun changement dans la vision que l’on porte sur elle, probablement car la performance s’arrête juste avant le sens : on assiste à une répétition du texte, première étape de travail qui ici en est la finalité. Le même traitement pourrait être réservé à n’importe quelle pièce classique et le résultat ne changerait pas : une performance d’acteur fantastique  qui ne dit en soi rien de nouveau sur une pièce. Le texte est mis au service du spectacle sans être commenté. A l’inverse de Phèdre ! de François Gremaud, où Romain Daroles racontait la tragédie de Racine, le spectacle n’exprime pas son amour du texte mais plutôt sa technicité. C’est impressionnant pour Guillaume Bailliart, dommage pour Molière.