Un Tartuffe « à l’avant-garde » !

Par Céline Bignotti

Une critique sur le spectacle :

Tartuffe d’après Tartuffe d’après Tartuffe d’après Molière/ D’après la pièce de Molière / Conception Guillaume Bailliart (Groupe Fantômas) / Théâtre de Vidy / du 2 au 12 mars 2022 / Plus d’infos.

© Mathilde Delahaye

Une table, du scotch et un acteur d’exception avec une mémoire infaillible, tels sont les ingrédients du Tartuffe novateur de Guillaume Bailliart. Après l’annulation du spectacle en 2020 à cause de la pandémie, le Théâtre de Vidy reprogramme à l’occasion du 400° anniversaire de Molière cette véritable performance à couper le souffle, créée en 2013, inspirée par la version du classique moliéresque du Théâtre permanent de Gwenaël Morin.

L’originalité du spectacle réside d’abord dans le choix de représenter une version raccourcie du Tartuffe en cinq actes de 1669, tout en gardant le final de la première version en trois actes qui avait été interdite en 1664 sur ordre du roi Louis XIV et corrigée par Molière. Dans la version de 1664, l’imposteur se rendait vainqueur d’Orgon et de sa famille. Dans un entretien à la RTS (« A vous de jouer », avec Marc Escola et Josefa Terribilini), Bailliart affirme qu’il ne veut pas aller dans le sens d’une réinterprétation contemporaine de l’œuvre de Molière. « L’idée, c’est un peu d’aller à la source du poème […] », affirme-t-il. La réinterprétation est un aspect que doit développer le spectateur après avoir assisté au spectacle. 

Un seul plan feu, une table avec le texte du Tartuffe au milieu de la scène, les noms des personnages écrits sur le sol avec du scotch et un comédien en tenue civile qui va se donner à fond dans ce tour de force artistique. Les spectateurs sont témoins du grand travail de l’acteur. La mise en scène minimale le reflète. Représentation à « l’état brut », elle se présente en dehors de toute contextualisation temporelle comme la répétition d’une représentation à venir où l’acteur concentré, aux limites d’une sorte de transe, déclame avec une vitesse folle les vers de Molière. 

Le point fort du spectacle est sans aucun doute le jeu de Guillaume Bailliart, qui se promène sur scène avec les yeux fermés (la cécité des personnages peut représenter les effets de l’imposture, en effet, le seul personnage avec les yeux ouverts est Tartuffe), passant d’un personnage à l’autre avec une extrême facilité, faisant des gestes spécifiques qui servent à faire comprendre au public qui parle à qui. C’est une performance incroyable, physiquement et intellectuellement. La sueur sur la chemise de Bailliart au milieu de la représentation, reflète sur le corps de l’acteur sa capacité de se multiplier et de passer de l’état d’homme à celui de femme, de l’état d’imposteur à celui de victime presque sans marquer de transition. Cela se voit particulièrement dans la célèbre scène de la table (IV, 5),représentée avec un jeu très fin de transition entre les personnages de Tartuffe, Elmire et Orgon. Chacun des personnages, avec ses particularités minimales liées au ton de voix et à leur gestuelle, reconstruit la dynamique classique de la scène : à ce moment-là, on a  l’impression que tous les personnages étaient vraiment présents sur scène. 

Le rapport au public soulève toutefois une difficulté : la performance n’est pas ici un spectacle « démocratique » qui peut être apprécié par tous les spectateurs. Son grand défaut du spectacle est la structure globale très compliquée. On a l’impression, en faisant une analogie avec la littérature, de lire des vers d’Ezra Pound, qui ne cherchait pas la clarté, mais tentait plutôt de rendre la tâche difficile au lecteur en écrivant des poèmes avec des anciens épigrammes chinois, par exemple. Dans le cas présent, c’est au spectateur que la tâche est rendue difficile, notamment lorsque les gestes de transition pour passer d’un personnage à l’autre sont si légers qu’ils peuvent à peine être perçus.

En outre, la mise en scène est excessivement chargée de symboles (ce qui est paradoxal pour un spectacle en apparence minimal), comme la grande flèche au milieu de la scène, par exemple, ou la table sous laquelle se cache Orgon, positionnée sur le nom scotché de Damis. Le spectacle s’apprécie finalement surtout après une réflexion a posteriori, lorsqu’on prend le temps de reconstituer la forma mentis que Bailliart a utilisée pour créer sa performance.

Il faut reconnaître que Bailliart tient beaucoup compte de son public et, en fonction de celui-ci, module son interprétation et les transitions d’un personnage à l’autre. Et tous les publics ne viennent pas forcément au théâtre pour se divertir. Tout comme dans une célèbre scène du film Nostalghia (1983) du réalisateur russe Andrej Tarkosvkij, où le protagoniste, Andrej Gorčakov, pendant un long plan séquence tente de mener une bougie allumée d’un côté à l’autre de la piscine de Bagno Vignoni en Toscane, l’interprétation de Bailliart semble se développer en un long plan séquence cinématographique d’une durée d’une heure et demie ! Si les longs plans séquences de Tarkovskij peuvent être considérés comme des moments « ennuyeux », ils représentent la vraie beauté de ses films. Il en va de même, dans ce Tartuffe de Bailliart : le manque de changements de rythme et l’absence des rebondissements constituent le coeur battant d’une performance artistiquement subtile. Cela s’apparente à un théâtre plus conceptuel, qui se base tout d’abord sur une métaréflexion sur le travail de l’acteur et les possibilités de représentation, et qui cherche seulement à un second niveau le divertissement.