Par Johanna Codourey
Une critique sur le texte de la pièce :
Don Juan. Des hommes usés / De Julia Haenni / Plus d’infos (Le Courrier)
Un Don Juan objet d’un regard ironique pour marquer les clichés de la virilité : sur un ton informel et léger, qui contraste avec celui de la fable originale, Julia Haenni expose et déconstruit, dans Don Juan. Erschöpfte Männer [Don Juan. Hommes usés], les attentes liées au genre. La pièce met cet emblème d’une forme de masculinité désormais dépassée en présence d’une troupe de comédiens mâles supposés jouer la pièce classique. Amené au suicide par noyade, Don Juan laisse intouchée la plage de Tarragona, sur laquelle, chez Tirso de Molina, il déployait tous ses pouvoirs séducteurs.
Après Frau im Wald (2017) et Frau verschwindet (2019), l’autrice, comédienne et performeuse Julia Haenni aborde de nouveau le thème du genre pour s’intéresser à l’homme et à la question de la virilité. Dans une pièce d’une soixantaine de pages, créée en allemand au Theater Tuchlaube de Aarau et à la Schlachthaus Theater de Berne en févirer 2020, elle met en scène l’émancipation de six hommes, en prenant pour sous-texte la pièce de Tirso de Molina El burlador de Sevilla (L’abuseur de Séville, 1630), à l’origine du mythe, avec quelques échos aux versions de Molière et de Max Frisch. Dans un texte liminaire librement adapté de Lenz de Georg Buchner, Julia Haenni prévient : « Die Welt, die er nutzen wollte, hatte einen ungeheuren Riss » [Le monde qu’il voulait utiliser avait une fissure effrayante]. Le projet est en effet de montrer les failles du mythe et d’en proposer une nouvelle lecture. Les titres des quatre actes marquent symboliquement l’évolution de la situation : Don Juan « fait naufrage » (acte 1), « lutte contre les vagues » (acte 2), « coule » (acte 3) avant de se transformer en « poisson dans la grande mer » (acte 4).
Les cinq comédiens destinés à jouer la pièce, désignés chacun par leurs véritables prénoms abrégés, se trouvent face au public, auquel ils ne s’adressent qu’une seule fois directement. A l’ouverture, Dominik Blumer (DO), en « grand romantique » joue de la guitare en sous-vêtements tandis que Simon Labhart (SI), Stephan Eberhard (STE), Matthias Koch (MA) et Mirza Sakic (MI) entrent en scène tels les mannequins d’un défilé, en caleçon, ceci pour évoquer la scène où, chez Tirso de Molina, Don Juan arrive sur la plage de Tarragona après un naufrage. D’emblée, le texte de Julia Haenni s’écarte de la matière originale pour questionner le statut de la femme que Don Juan vient de séduire : elle est liée à un autre homme, mais lui est-elle promise, lui appartient-elle ou l’aime-t-elle ? Le dialogue interroge le lexique, revient sur la notion de possession et d’abus. Il y a déjà là quelque chose qui dérange, qui révèle une forme de domination de la part des personnages masculins. Au fil du premier acte, quatre des cinq hommes vont petit à petit remettre en question la gestion de la mise en scène du Don Juan qu’ils doivent jouer et le contenu du texte, pour finalement quitter le plateau les uns après les autres, frustrés par les réponses qui leur sont apportées, les jugeant infondées ou influencées par des clichés et des conflits de domination :
« Parce que ?
Parce que …
Parce que …
Parce qu’il est né pour ça. »
Julia Haenni actualise le texte en donnant à Don Juan de manière assez ironique les caractéristiques physiques de l’« homme parfait » du XXIe siècle : il doit avoir un « V » abdominal et des doigts de pieds sans poil de la même longueur : « c’est très important ». L’accent est aussi mis sur sa force et sa capacité à obtenir tout ce qu’il veut, c’est un beau parleur qui charme par des mots tendres et des promesses non tenues. À l’inverse de l’homme, la femme qu’il « séduit » est « un objet » sur lequel son village a des droits, une « faible » « proie » … au point que ses répliques dans la pièce ont même été retirées.
Dans un allemand très simple, avec une touche ponctuelle de suisse-allemand, familier et cru à la Virginie Despentes, les échanges ont un aspect un peu agressif, intégrant des onomatopées, des mots lancés seuls ou des cris, marqués ici notamment par des termes en majuscules. Les voix se coupent la parole, se répondent en clichés et idées reçues. Souvent en chœur, intervertissant les rôles – la facilité manichéenne qui consisterait à distinguer les sexistes des non-sexistes est toujours évitée – les personnages explicitent au fil des échanges le poids d’un environnement, d’une éducation et de discours qui induisent les comportements stéréotypés (« contiens-toi. [un homme, ça ne pleure pas] »). Les didascalies portent leur propre voix : en même temps qu’elles décrivent les mouvements ou l’état d’esprit des personnages, elles émettent un jugement sur leurs propos, conférant au texte une dimension comique qui sert le discours. On se demande parfois si cette voix n’est pas elle-même, finalement, un personnage présent sur scène, au genre non déterminé.
Dénonçant les présupposés sexistes liés à la figure du séducteur, la pièce pose aussi, dans les relations qu’elle met en place entre les personnages, un regard critique sur les effets de domination, de concurrence, les motifs de fierté déplacés, le malaise créé par la drague éhontée, l’impératif social d’une libido débordante, d’une longue liste de partenaires sexuels, ou encore la honte de l’échec, la crainte à exprimer ses sentiments hormis celui de la colère. Dans les premières pages, les comédiens tentent d’éviter le sujet en prétendant qu’il est inadéquat (« c’est pas ça l’important en ce moment » ; « on ne parle pas de sexe, spécialement en Suisse ») et en coupant court aux remises en question ( « il y a des batailles qui ne peuvent pas être gagnées »). Quelques éclats les mènent pourtant progressivement à se rendre à l’évidence : ces questions sont incontournables, il faut percer l’abcès. Ils réfléchissent alors à ces attentes qui leur pèsent et à la manière d’y faire face. Puis, petit à petit, ils se taisent, embarrassés. Le silence – marqué par les blancs du texte – augmente marquant le désarroi de ces quatre comédiens qui veulent tout à la fois ressembler à Don Juan pour s’intégrer, mais aussi être eux-mêmes, conscients que ce personnage est une construction sociale lourde à porter. Le dernier acte, qui prend des allures de défouloir, s’achève dans un rythme soutenu qui fait sourire. La pièce saura certainement combler les spectateurs romands dès la publication de la traduction.