Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt
Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / La Grange de Dorigny / du 25 au 29 février 2020 / Critiques par Noé Maggetti, Judith Marchal, Alicia Carron, Monique Kountangni, Jade Lambelet, Avî Cagnin, Stella Wohlers et Fadri Gumy.
25 février 2020
Par Noé Maggetti
Reconstruire le monde ?
La Grange de Dorigny a accueilli fin février un spectacle de Fabrice Gorgerat qui ne suit pas Peer Gynt à la lettre, mais utilise l’œuvre comme base pour évoquer des thématiques particulièrement actuelles sur le rapport de l’être humain à l’espace qu’il occupe.
Comme l’indique le titre du spectacle, la dernière création de Fabrice Gorgerat n’est pas à proprement parler une adaptation de Peer Gynt. Le drame d’Henrik Ibsen est bien présent dans cette mise en scène, mais comme un matériau parmi beaucoup d’autres, mobilisé ponctuellement pour nourrir un propos sur la difficulté d’exister dans un monde en plein effondrement, marqué par le réchauffement climatique, et sur l’éventuelle possibilité de reconstruire un espace viable.
Le spectacle se présente comme un agencement de séquences se déployant en parallèle ou l’une après l’autre dans différentes zones d’un plateau dont tous les éléments sont en constant mouvement. Tout commence par une réunion des différents protagonistes autour d’une table pour manger des crêpes, avant que l’un d’eux ne propose une lecture d’un passage de Peer Gynt. S’ensuivront une performance de chant au micro, l’imitation survoltée d’une créature surnaturelle se roulant dans de l’eau répandue sur une bâche, ou encore un moment autofictionnel pendant lequel un personnage narre plusieurs histoires contradictoires supposées témoigner chacune de la mort de sa mère. Ces différents moments, plus ou moins inspirés de Peer Gynt, ont pour points communs d’une part de traiter d’une forme d’incompréhension et de solitude face à l’absurdité de la destruction de la terre-mère par la société moderne, et d’autre part de mettre en scène différentes tentatives de retrouver une place dans un monde en train de flancher.
Le plateau participe ainsi pleinement de la construction du propos du spectacle, au point que l’une des comédiennes n’a pas d’autre rôle que de contribuer à ses transformations. En effet, cet espace chargé d’une multiplicité d’accessoires – une table et des chaises, un micro, des récipients en verre, des cylindres de bois, mais également un réservoir contenant de l’eau ou encore un renard empaillé –, est sans cesse adapté aux besoins particuliers des différentes performances qui s’y succèdent. Le dispositif scénique fonctionne ainsi comme une forme de laboratoire, véritable terrain d’expérimentation modelable à souhait qui se met au service de chaque saynète interrogeant de manière originale notre rapport à une nature en plein affaissement.
Si la constitution de la scène en espace privilégié sur lequel on peut agir pour tenter de l’occuper au mieux représente la dimension centrale du spectacle, elle se double d’une certaine ironie portant sur la manière dont les humains se comportent face aux difficultés que rencontre la planète aujourd’hui. Ainsi, le spectacle semble se moquer des fromages vegan ou d’une conception du bien-être impliquant la sacralisation des pierres ou d’éléments naturels. Cette forme de cynisme semble parfois en contradiction avec un autre message du spectacle, qui paraît de prime abord vouloir offrir une véritable lueur d’espoir face à une situation dramatique. À moins qu’elle ne problématise plutôt la nécessité de toujours questionner nos choix et notre manière d’être, même lorsqu’il s’agit de reconstruire le monde et de s’émerveiller devant lui, démarche ambivalente que le théâtre de Fabrice Gorgerat semble permettre.
25 février 2020
Par Noé Maggetti
25 février 2020
Par Judith Marchal
Une catastrophe aux mille facettes
À la fin du mois de février, Fabrice Gorgerat présentait sa dernière création à la Grange de Dorigny. En se basant sur un texte d’Henrik Ibsen, le metteur en scène confronte son public à l’urgence climatique.
La catastrophe, voilà un sujet qui semble inspirer Fabrice Gorgerat et sa compagnie Jours tranquilles. Depuis une dizaine d’années, avec l’aide de scientifiques, comme l’anthropologue Yoann Moreau ou le biologiste Alain Kaufmann, la troupe réinterprète les classiques pour les confronter aux problèmes actuels de l’anthropocène. Ainsi, par exemple, l’accident de Fukushima fut-il comparé à la violence de Médée dans Médée/Fukushima en 2013 et l’ouragan Katrina entrait-il en résonnance avec un Tramway nommé désir dans Blanche/Katrina en 2018. Avec Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt, l’équipe se concentre aujourd’hui sur les bouleversements quotidiens dus au changement climatique.
Ici, le Peer Gynt de l’auteur norvégien se transforme en antihéros de l’écologie. Seules certaines parties de la pièce originale sont néanmoins conservées, comme l’oraison funèbre d’un personnage surnommé le « guerrier tranquille », « double inversé de Peer Gynt », qui a préféré rester chez lui pour travailler sa terre au lieu s’engager dans de grandes aventures.
Sans véritable linéarité, le spectacle présente une succession discontinue d’actions, à l’image du reste de l’enchaînement des épisodes dans le drame initiatique original. Impossible, donc, de résumer le spectacle sous la forme d’une « histoire ». Débutant par des discussions d’une famille paysanne frappée à la fois par la globalisation et par l’altération des écosystèmes – scène basée sur le documentaire La Vie moderne de Raymond Depardon (2008) –, le spectacle présente une suite de séquences apparemment indépendantes les uns des autres, à mi-chemin entre la performance et l’installation.
Sous les poutres de la Grange de Dorigny, une odeur apaisante d’encens accueille les spectatrices et spectateurs qui s’installent. Sur scène, beaucoup d’éléments évoquent un temple du bien-être : lumière chaude et tamisée, fleurs séchées, bougies et branches de bouleau. Une scénographie dans laquelle va se concentrer tout le sens – plus métaphorique que narratif – du spectacle. C’est un véritable tableau vivant qui évolue et se transforme devant les yeux du public. Tables et morceaux de bois sont déplacés d’une zone à l’autre du plateau, des installations lumineuses prennent forme ici ou là, tandis qu’un petit système hydraulique est mis en place pour créer un bassin qui se remplit petit à petit.
Aucun personnage n’est véritablement tenu pendant la durée du spectacle. Catherine Travelletti passe ainsi du rôle de danseuse à celui de chanteuse (entonnant un refrain sur Bolsonaro en portugais), en passant par celui d’une chroniqueuse radio annonçant un bulletin astrologique. Mathieu Montanier raconte différentes versions de la mort de sa mère de manière absurde, sur un ton simple et sincère avant de revêtir le manteau de fourrure de Peer. Fiamma Camesi, dans le même costume, joue la mère de celui-ci, entre autres incarnations de troll ou de cuisinière tentée par le lait végétal. Le chanteur Albert Khoza tient, quant à lui, un rôle tout à fait particulier : il observe ce qui se déroule, souvent sceptique ou surpris par les différentes énergies qui l’entourent. S’exprimant uniquement en anglais, et se faisant à l’occasion traduire des répliques, il se charge d’interludes musicaux enivrants en enregistrant sa voix à l’aide d’une Loop Station. Et puis il y a Mathilde Aubineau, qui ne dit mot durant toute la représentation. Peu voyante mais essentielle au bon fonctionnement du spectacle, elle tient le rôle de constructrice, installe, déplace ou réajuste les différents éléments de la scénographie.
Loin d’offrir une vision apocalyptique du monde, Fabrice Gorgerat laisse au contraire poindre une lueur d’espoir. Les cinq interprètes assemblent les morceaux restants d’une planète détruite pour en constituer un ensemble harmonieux qui finit par fonctionner. La catastrophe est en réalité déjà arrivée, à nous de recoller les morceaux pour une construction nouvelle.
25 février 2020
Par Judith Marchal
25 février 2020
Par Alicia Carron
Un monde à construire
La Grange de Dorigny accueille la dernière création de Fabrice Gorgerat, Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt. La compagnie Jours tranquilles s’empare de la scène de ce théâtre pour emporter les spectateurs dans un voyage déroutant, fourmillant et inspirant. Du texte d’Henry Ibsen, une réflexion sur la manière de créer un monde nouveau à partir des ressources disponibles, même les plus dérisoires.
De l’eau, de la mousse, des bougies, tous les éléments, ou presque, sont déjà rassemblés sur scène. Le tout prend vie grâce à des comédiens aux ressources inépuisables. La scène prend alors la forme d’un grand terrain de jeu, un véritable laboratoire d’expériences les plus diverses. Un univers de tous les possibles s’ouvre. Et puis tout se meut et se transforme pour créer des constructions les plus imprévisibles les unes que les autres, les performeurs laissent libre cours à leur imagination.
Dans Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt, le spectacle s’étend bien plus loin que l’espace de la scène. Le metteur en scène Fabrice Gorgerat invite à croire que rien n’est perdu. Si le tableau qui se présente au spectateur au début de la pièce peut prendre vie, alors le monde tel qu’il semble voué à la destruction peut renaître. La scène est le terreau fertile où toutes les expériences sont envisageables.
Les comédiens sont à la fois, ponctuellement, personnages de la pièce d’Ibsen et performeurs continuellement. Un chant envoûtant s’élève d’un côté de la scène ; puis, un cri animal jaillit du plus profond des entrailles d’une comédienne de l’autre côté. Un personnage témoigne de la mort de sa mère, selon plusieurs versions différentes. Le discours est inspiré de la pièce d’origine tout en symbolisant la mort de la planète. Le comédien est assis à la limite entre l’espace scénique et celui le public. La frontière est mince entre personnages et acteurs, entre la scène et le terrain d’expérimentation, entre l’art et la vie, entre Peer Gynt et l’actualité. Si on peut faire des crêpes, prendre sa douche et créer une fontaine dans un théâtre, alors plus rien n’empêche, à l’inverse, d’ajouter une touche de magie, de beauté ou d’art dans notre quotidien.
Ces réflexions sont directement soufflées au spectateur sans qu’il saisisse pour autant une intrigue complètement cohérente. Peer ou, nous ne monterons par Peer Gynt : le mystère du spectacle débute avec cet oxymore. Le spectateur se rend compte au fil du spectacle qu’il ne s’agit pas de suivre l’histoire de Peer Gynt. Il se lance donc peu à peu dans un voyage extraordinaire dont il ne connait pas la destination. Chaque épisode, chaque performance, chaque dialogue et chaque tableau déroute et emmène dans une nouvelle direction. Rien n’est achevé, tout est en croissance, reste en puissance.
Les éléments de décor et les personnages sont sans cesse en mouvement, ils ne sont que de passage. Il semble moins important de s’y attacher que d’accompagner les processus engagés. Dès lors que cette volonté de maitrise est surmontée, il ne reste plus au public qu’à se laisser surprendre par l’inventivité des personnages et à les suivre dans leurs créations. A partir des matériaux disposés sur les côtés de la scène, ils construisent de petits édifices et en exploitant leurs habiletés individuelles, ils créent des performances. Ainsi, leurs ressources deviennent infinies. Ils nous prouvent que de la beauté et de la poésie peuvent naître dans chaque entreprise, tant que celle-ci est tournée vers la vie.
25 février 2020
Par Alicia Carron
25 février 2020
Y a que les routes qui sont belles
Fabrice Gorgerat revient à la Grange de Dorigny avec un spectacle dont le dispositif scénique dense et riche invite à explorer d’autres voies puisque le constat est clair : le vieux monde est mort. Vive le monde nouveau !
En pénétrant dans la salle, le public découvre une scène chargée d’objets divers et occupée par cinq personnes assises autour d’une grande table, le tout éclairé en son centre par une lumière tamisée. À l’arrière-plan de ce plateau chargé, se dresse un grand écran qui projette, en noir et blanc, une forêt qui semble signaler d’entrée de jeu que le salut viendra par la nature, celle-là même que notre société malmène.
De la forêt et de la terre, il ne sera dit que peu de choses explicites. Le personnage interprété par Mathieu Montanier s’interroge, au début du spectacle, sur une société dans laquelle « un agriculteur, ça servira bientôt plus à rien » (en référence à un documentaire de Raymond Depardon datant de 2008) ; il pense alors à son oncle, un paysan qui s’est ôté la vie, et il partage avec le public la lecture d’un extrait du texte d’Henrik Ibsen qui dépeint un « guerrier tranquille » qui lui ressemble.
Le matériel scénique est un mélange d’un décor inspiré par Peer Gynt, d’un espace quotidien (une cuisine) et d’une sorte de laboratoire. Mais certains éléments (branches, bûches, animaux empaillés, manteaux de fourrure, etc.) illustrent sans doute une manière de vivre qui repose sur le prélèvement excessif et irrespectueux de ressources naturelles de la terre, ce qui cause les maux écologiques (re)connus aujourd’hui.
Face au constat que cet extractivisme est la cause de la disparition des écosystèmes, Fabrice Gorgerat et ses comédien·ne·s optent, dans un (ultime ?) élan vital, pour l’exploration de voies diverses permettant de réenchanter le monde. Ils proposent, en lieu et place du récit des aventures de Peer Gynt, une série d’expériences poétiques. La scène représente un laboratoire grandeur nature dans lequel chaque comédien·ne invite, à sa manière, le public à prendre au sérieux une entreprise qui peut prendre des formes étranges : dans un moment de solitude, Fiamma Camesi s’interroge sur les vertus du lait végétal en faisant sauter des crêpes ; Albert Khoza teste, de son côté, une approche rituelle et musicale ; Catherine Travelletti s’essaie au coaching astrologique. Mathieu Montanier questionne les vertus attribuées aux pierres et minéraux, tandis que Mathilde Aubineau – guerrière tranquille – s’affaire à construire du lien et veille aux fonctionnement des installations qu’elle compose et décompose sans bruit durant tout le spectacle. Ce faisant, tous et toutes s’accordent pour s’opposer fermement à la violence, à l’exploitation, à la croissance et pour enterrer un mode de vie qui ne leur paraît plus admissible.
De nombreuses alternatives sont évoquées. Fabrice Gorgerat et son équipe se gardent d’exposer une quelconque réponse dogmatique et figée. Ils n’ont aucunement la prétention d’offrir la panacée. Une seule certitude : « nous ne monterons par Peer Gynt » affirme le titre du spectacle. L’ancien monde patriarcal incarné par Peer Gynt n’a plus voix au chapitre. À chacun·e d’entrer dans la danse et d’adopter individuellement les gestes propices au renouveau – ou non. Le spectacle mérite d’être salué pour cette invitation à regarder vers l’avenir en osant réinventer un « collectif » autre.
25 février 2020
25 février 2020
Par Jade Lambelet
Un grand laboratoire
En ne montant pas Peer Gynt, Fabrice Gorgerat refuse le geste d’adaptation d’un texte à la scène et se sert du plateau comme un lieu de questionnement des manières contemporaines d’habiter un monde en crise. Une démarche au cœur de l’actualité et de l’urgence écologique qui réfléchit et déploie spatialement une philosophie de l’effondrement.
Comme l’indique par la négative le titre du spectacle, l’histoire de Peer Gynt n’est ni montrée ni même racontée. Elle fonctionne comme pré-texte et son personnage comme un contre-modèle. C’est principalement le plateau, sans cesse réaménagé par les cinq comédien·ne·s, qui soutient et métaphorise la portée discursive du spectacle : retrouver un rapport sain et en harmonie avec la Terre, réhabiter et redonner sens à un monde au bord de l’effondrement. En ce sens, l’univers sylvestre et communautaire reconstitué sur scène prend à contrepied les attitudes de Peer Gynt, ardent explorateur avide d’aventures, de découvertes et d’argent. À partir de là, le dispositif scénique devient l’essence même du projet qui travaille l’espace non plus comme le support d’une histoire à raconter, mais comme un matériau physique et sémantique à part entière.
Un décor englobant évoquant tout à la fois un lieu reposant de bien-être et un grand laboratoire abrite une petite communauté de cinq personnes. Le plateau se divise en plusieurs secteurs réagencés selon les besoins des performances, rituels ou autres opérations, de la danse enragée d’une créature fantastique à la cérémonie musicale embaumée d’effluves de sauge ; du bulletin astrologique à l’énumération des vertus des pierres. Sans linéarité, les tableaux se présentent comme autant de tentatives pour repenser notre relation à la nature et nos manières d’agir sur elle. Non sans ironie, certes, sur ces « méthodes de reconquête » du lien à la Terre : mais peut-être est-ce là aussi une injonction à tempérer l’actuel besoin, si effréné, de donner sens au monde ?
25 février 2020
Par Jade Lambelet
25 février 2020
Par Avî Cagin
Le sens de la confusion
En février dernier, les lumières s’allumaient à La Grange de Dorigny sur le nouveau spectacle de Fabrice Gorgerat. Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt suscite chez les spectateurs un questionnement sur le sens des actions qui se déroulent sous ses yeux, et par là-même invite à une recherche de sens à un niveau plus métaphysique. L’utilisation de l’espace joue un rôle primordial dans ce spectacle sans fil chronologique ni intrigue, dont tout l’intérêt repose dans l’exploration qu’il matérialise.
Peer Gynt, drame d’Henrik Ibsen publié en 1867 puis mis en musique par Edvard Grieg, relate la quête de réussite du personnage éponyme. Le texte original transparaît ici de manière fantomatique dans certaines scènes – mais le titre ne ment pas : ils n’ont pas monté Peer Gynt. Fabrice Gorgerat présente un spectacle tout à fait original, traversé par des préoccupations actuelles et habité par des personnages très contemporains. L’agencement du spectacle, composé de différents tableaux qui s’enchaînent sans lien apparent, peut surprendre. Les acteurs incarnent successivement différentes déclinaisons de leur personnage, sans que celles-ci ne forment une personnalité. L’expérience repose surtout sur la perception de fils thématiques, comme l’exploration de soi – qui rappelle la quête de Peer Gynt – et la redécouverte de son propre environnement. Les personnages semblent explorer leurs limites et leurs personnalités en ayant recours aux différents objets disposés sur la scène. Celle-ci est encombrée : à l’avant, à l’arrière et sur les côtés, des éléments de décors s’entremêlent. Les personnages n’entrent pas en interaction avec tous ces objets, si bien que certains d’entrent eux laissent le public perplexe jusqu’au bout. On a tout d’abord du mal à comprendre où l’on se trouve et ce qui se fait. À mesure que le spectacle avance, on comprend que la scène ne représente pas un endroit en particulier, mais cherche à créer un espace modulable à l’infini. Ainsi, le dispositif scénique est lui-même porteur d’un propos : il traduit une volonté de construction des personnages tandis que tout s’effondre autour d’eux, et il leur permet d’interagir avec leur « monde ».
On est hypnotisé par cette multitude de possibilités dès le deuxième tableau : côté cour, Fiamma Camesi et Catherine Travellettti font des crêpes, tandis qu’Albert Khoza et Mathilde Aubineau mettent en place une sorte de rituel côté jardin. Soudain, l’image de Fiamma Camesi qui se douche est projetée sur le mur à l’arrière de la scène. Tout cela pendant que Mathieu Montanier lit un extrait du texte de Peer Gynt, qu’on n’arrive pas à suivre, tant il y a de choses à regarder et à entendre. Le spectateur peut parfois ressentir une perte de sens dans cette confusion ; on pense notamment à cette projection de la douche qui rompt quelque peu l’unité entre les différentes actions simultanées des personnages qui habitent le plateau. Mais dans la confusion, il y a une demande de recherche du sens, et c’est ce qui fait le charme du spectacle.
En plus de la surcharge visuelle, l’ouïe est mobilisée de façon très marquée : la scène est animée d’une musique toujours pathétique, tantôt en arrière-plan, comme une bande-son cinématographique, tantôt au premier plan, lorsqu’elle est chantée par l’un des personnages. La voix puissante d’Albert Khoza résonne comme s’il était en concert, et l’usage de la loop pedal sur scène plonge le spectateur dans une véritable expérience sensorielle. Tous les stimuli produisent un côté très performatif, et ce, dès les premières minutes. Comme la composition originale d’Edvard Grieg, qui a traversé les époques et continue d’impressionner de nos jours, la musique ne se contente pas ici d’accompagner le jeu des acteurs, mais souligne et même engendre l’émotion du spectacle. Il ne suffit pas de le voir, il faut aussi savoir l’écouter.
25 février 2020
Par Avî Cagin
25 février 2020
Par Stella Wohlers
Se retrouver soi-même dans la sauvagerie
Fabrice Gorgerat déconstruit le drame du norvégien Henrik Ibsen pour présenter à La Grange de Dorigny, près de la forêt du même nom, un spectacle sur la quête de soi-même, dans un décor sauvage.
Un tas de bâtons de bois, un renard empaillé et des manteaux de fourrure : les objets présents sur la scène de Peer, ou nous ne monterons pas Peer Gynt évoquent un espace sauvage intégré dans un cadre apprivoisé. Les manteaux sont suspendus dans une penderie et les objets sont disposés sur de longues tables. Le spectacle ne cesse de manifester une tension entre civilisation et sauvagerie, avec un mouvement général de basculement – ou de retour – vers cette dernière : des verres, placés sur le sommet de plots en bois se retrouvent éclatés au sol par un effet de tremblement de terre. Une comédienne (Fiamma Camesi), d’abord observée, par le biais d’une vidéo, prenant soin d’elle sous la douche, apparaît plus tard sur le plateau en bête féroce, elle grogne, rumine et nous y retrouvons toute une ménagerie. C’est la sauvagerie de l’animal qui choque et interpelle le public, comme si la comédienne elle-même tentait d’amener cette bête à la vie et d’y unir son personnage.
À l’image de la pièce de 1867 relatant les aventures de Peer Gynt parti dans une quête de lui-même à travers diverses aventures, la pièce de Fabrice Gorgerat est composée de différents épisodes dont le lien est parfois difficile à saisir. Ce sont cependant les éléments du décor et le traitement de l’espace qui confèrent à la pièce son unité. En effet, les objets ne servent pas uniquement à donner au cadre une atmosphère sauvage et mystérieuse, mais permettent aux personnages d’avancer dans leur quête en explorant les diverses facettes de leur moi. L’espace devient un terrain de jeu, il est déconstruit pour être ensuite reconstruit. Alors qu’il n’a pas le droit à la parole, un personnage féminin (incarné par Mathilde Aubineau) est présent uniquement pour modifier cet espace et s’y intègre au point de faire lui-même partie du décor. C’est peut-être dans l’union de cet humain avec des objets de la nature que réside tout le message de cette pièce. L’homme doit se retrouver dans le lien avec le sauvage. Par l’utilisation de cet espace et la fusion avec celui-ci, la tension disparaît et laisse place à une harmonie.
Celle-ci s’impose au spectateur lorsque tous les personnages se rassemblent autour d’un point d’eau qu’ils ont construit. De l’eau traverse par des tuyaux plusieurs récipients à différentes hauteurs et se retrouve dans un étang miniature construit en direct sur la scène. Celui-ci est ensuite entouré de bougies, grâce auxquelles les comédiens tentent d’allumer du bois. Le feu qui allume le bois, l’eau qui coule depuis une élévation, le feu et la terre, l’eau et l’air : cette union des quatre éléments invite à méditer sur nos liens avec la nature. Une tentative de parvenir à des gestes certes innocents, mais sauveurs : allumer un feu et se réunir autour d’un point d’eau. Dans cette perspective d’harmonie, le jeu de construction du décor reflète celui qu’a effectué Fabrice Gorgerat sur Peer Gynt.
25 février 2020
Par Stella Wohlers
25 février 2020
Par Fadri Gumy
Gorgerat, etc…
Fin février 2020, période révolue où tous les théâtres étaient encore ouverts, la Grange de Dorigny accueillait sur ses planches la dernière création en date de Fabrice Gorgerat et sa Cie Jours tranquilles d’après un texte d’Henrik Ibsen : Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt.
Pour sa toute nouvelle création présentée pour la première fois à la Grange de Dorigny, Fabrice Gorgerat embrasse pleinement l’air du temps en réactualisant Peer Gynt – écrite en 1866 par le célèbre dramaturge norvégien Henrik Ibsen – pour en extraire l’essence et la matière première d’une réflexion sur l’identité et le sens de la vie à une époque où la planète nous enjoint à retarder l’échéance fatidique pour notre espèce. Fabrice Gorgerat semble, aujourd’hui, être un habitué des spectacles à tournure catastrophique, par exemple Médée/Fukushima en 2013 et Blanche/Katrina en 2018, récemment condensés et présentés ensemble sous le même titre : L’Art et la Science, un appel en catastrophe. Sachant s’entourer de scientifiques tels que le biologiste Alain Kaufmann et l’anthropologue Yoann Moreau pour venir nourrir un discours plus réflexif que narratif, Fabrice Gorgerat entend bien lâcher son propre cri d’urgence face à la destruction de l’homme par l’homme.
Monologue ordinaire pendant la préparation de crêpes (Fiamma Camesi), lectures endiablées de passages tirés de Peer Gynt (Mathieu Montagner), rugissements du roi des Trolls subitement surgi du texte (Fiamma Camesi), performance musicale au micro (Albert Ibokwe Khoza), bulletin astrologique à la radio (Catherine Travaletti) : chaque scène, aussi anti-catastrophiste que singulière, résonne comme l’écho d’un cri, poussé au plus profond d’une grotte, quand toute issue est hors de la vue. Dans un mélange de stupéfaction et d’espoir, de crainte et de solitude, les personnages de la pièce participent à une composition littéraire, musicale et visuelle où chacun aura son instant de prédilection. Il s’agit de retremper l’individu dans l’espace même qu’il occupe, de lui faire prendre conscience que le sujet de la recherche est « je » avant d’être « eux » pour, finalement, laisser place au « nous », à la naissance d’une communauté. Le dispositif scénique, véritable cabinet de curiosité, est assemblé et mis en marche, pourrait-on dire, par une comédienne silencieuse (Mathilde Aubineau) dont l’unique fonction est de faire évoluer le décor de la scène au rythme des moments de fulgurance et d’apaisement. Décor dynamique, presque vivant où la matière première est distillée, broyée, mélangée, mangée, Fabrice Gorgerat en a fait le sixième personnage de sa pièce, personnage-total à l’image de Gaïa, entité autonome par excellence, qui doit s’accommoder de cet être, pétri d’ambiguïtés et de difficultés : l’Homme et la Femme dans toute leur splendeur, leur déchéance et leur possible recréation. De quoi faire se retourner dans sa tombe – c’est-à-dire se réveiller – Henrik Ibsen s’il pouvait assister à cette grande réussite esthétique et existentielle.
25 février 2020
Par Fadri Gumy