Faut-il tuer l’œuf dans la poule ?

Par Monique Kountangni

Une critique sur le texte de la pièce :
Et si tu n’existais pas, dis-moi pour qui j’existerais ? / De Pauline Epiney / Plus d’infos

© Carlotta Forsberg

Un titre qui vous greffe une mélodie en tête et vous voilà embarqué.e par l’autrice Pauline Epiney dans un univers. Celui de Fabienne. Agaçante. Et celui d’autres femmes dont l’apparente – et néanmoins choquante – banalité des propos nous confronte, à travers un langage cru ici, poétique ailleurs, à la violence des injonctions genrées que l’on finit par s’auto-approprier. Clichés et tabous s’emboîtent le pas pour une danse détonante.

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Je crois que la poésie est quelque chose qu’on sent, et si vous ne sentez pas la poésie, la beauté d’un texte, si un récit ne vous donne pas l’envie de savoir ce qui s’est passé ensuite, c’est que l’auteur n’a pas écrit pour vous, soutenait Jorge Luis Borges dans une conférence de 1985.

Pour qui, pourquoi Pauline Epiney a-t-elle écrit ce texte ? Pour les femmes, peut-être, au nom d’un sentiment intime qu’elles partagent universellement. À moins que ce ne soit pour éclairer « l’autre sexe » sur ce que ressentent les femmes. Dans une démarche proche de celle du collectif « Tu es la sœur que je choisis », dont le recueil de textes paru récemment aux Éditions d’en bas dénonce les violences sociales que subissent les femmes, Pauline Epiney est préoccupée depuis longtemps par toutes les problématiques féministes et les questions de genre. Elle s’est d’abord penchée, dans son premier spectacle (Kate), sur les représentations du corps féminin. Ses questionnements l’ont menée ensuite vers la maternité et toutes les injonctions sociales, conscientes et inconscientes, qui y sont associées. C’est en orchestrant des rencontres avec une vingtaine de femmes d’horizons divers qu’elle a posé les premiers jalons de la pièce Et si tu n’existais pas, dis-moi pourquoi j’existerais. Touchée par ce besoin des femmes de se raconter, elle a pris la mesure de la nécessité, encore aujourd’hui, de (se) mettre en mots. De manière instinctive, elle a cheminé avec les témoignages avant « d’accoucher » de cette « fiction documentée », un texte-matériau touffu, chargé, construit en quatorze séquences où s’entremêlent monologues, vrais/faux dialogues, adresses au lecteur/public et mises en abyme.

L’ « introduction », selon le terme que porte le titre de la première séquence (« Introduction ou le paradoxe illégitime »), est portée par une voix féminine qui « cherche une réponse ». Elle décide pour ce faire de se mettre à nu devant le lecteur/public qu’elle apostrophe, comme pour lui signifier qu’elle lui refuse le confortable statut de voyeur invisible. Elle dévoile, au passage, le statut thérapeutique du projet et présente Fabienne, sa première poupée, personnage clé : « probablement que c’est elle qui tire les ficelles du spectacle ».

En effet, Fabienne, dès la deuxième séquence, parle (beaucoup). Fabienne chante et danse. Fabienne se prend pour sa persona. Son masque finit par lui coller à la peau. Elle occupe la scène, qu’elle s’accapare, malmenant sans ménagement ses consœurs. Ses interventions outrancières sont entrecoupées par celles de cette première voix qui se mue, au fur et à mesure, en de multiples voix féminines. Elles parlent vrai/cash/trash ! De clichés en contrepieds délicieusement percutants (enfanter consiste à (se) donner la mort), les voix oscillent entre une vision extrême (la maternité c’est tout donner et perdre sa vie) et une approche tout en nuances, qui exprime la dualité en chaque femme (c’est le « paradoxe illégitime »). Les voix savent le poids de la transmission – métaphoriquement présenté sous la forme d’un gros sac que tire difficilement Fabienne – mais aspirent aussi à se réinventer en instaurant peut-être de nouvelles règles du jeu social. Cette réinvention possible, c’est aussi celle du texte lui-même : l’autrice explique dans une note liminaire qu’elle souhaite laisser une (presque) totale liberté à tout.e metteur.euse en scène d’interpréter le texte et ses rares didascalies comme « des suppositions émises ».

Le lieu dans lequel se déploient toutes ces voix féminines est dominé par Fabienne, omniprésente entre chaque séquence consacrée à d’autres femmes. Ce lieu est indéterminé, ce qui permet d’y déposer des expériences intimes et familières pour de nombreuses femmes. Une sorte de cercle de femmes virtuel où chacune vient se défaire du poids des histoires transmises par les générations précédentes. Le passage des voix féminines à la parole – comme celui du texte, potentiellement, à la scène – a bien ici une vertu de réparation et de réinvention. Fabienne elle-même, après avoir incarné l’artificialité, semble céder à cet élan lorsque, blessée, elle finit par déposer les armes pour se dévoiler sincèrement. On découvre alors la profondeur de ses blessures intérieures, qui font écho à celles des autres femmes. Fabienne est, enfin, touchante. On assiste alors impuissant.e à la chute et au renoncement à poursuivre un processus d’enfantement, qui n’apparaît plus que comme la perpétuation d’une tragique lignée biologique. On est loin de l’univers où les princes charmants viendraient sauver les femmes. D’ailleurs, les hommes évoqués ne sont que des bourreaux ou des victimes, absentes et passives, dépossédées de leur pouvoir de décision.

Souhaitons que l’invitation à la liberté puisse être entendue puis ressentie par le plus grand nombre et nous aider chacun.e à notre manière à nous choisir, avec conviction, dans la maternité ou ailleurs. Le refus d’enfant est-il vraiment l’unique voie pour se libérer d’une lignée tragique ? La proposition de Pauline Epiney attise l’envie de l’inviter à explorer un autre prolongement, aussi hypothétique soit-il, car « Un poème et tout recommence. L’espoir, l’avenir » comme le dit merveilleusement l’une des voix du texte.