Entretien avec Pauline Epiney 

Par Monique Kountangni

Un entretien autour de la pièce Et si tu n’existais pas, dis-moi pour qui j’existerais ? / De Pauline Epiney / Le 13 novembre 2019 / Plus d’infos

Vue sur le lac, au coin d’une cheminée, dans le salon d’un palace lausannois.

Monique Kountangni, pour l’Atelier critique (MK). Votre texte m’a semblé une invitation à la liberté, y compris dans le minimalisme extrême des didascalies. Ne craignez-vous pas d’en perdre le contrôle ?

Pauline Epiney. C’est une question que je me suis posée et puis j’ai eu envie justement de perdre le contrôle du texte. De voir ce que cela peut donner si quelqu’un s’en empare et y projette son univers. Je n’avais pas envie de trop cloisonner. J’avais envie que le spectacle puisse prendre une autre dimension grâce à la personnalité du metteur en scène. J’ai vraiment ce désir profond de laisser cette liberté à chacun, lecteur inclus, d’imaginer les choses à sa manière.

MK : Je n’ai pu m’empêcher de faire un parallèle entre votre texte et la démarche du Collectif « Tu es la sœur que je choisis » [NDLR : textes poétiques littéraires ; ce titre évoque la sororité et l’entraide entre femmes] dont le recueil, co-édité par Le Courrier est paru il y a peu. Quelle est la genèse de votre texte, antérieur je crois, à celui du Collectif ?

PE : Depuis presque 10 ans, je suis préoccupée​ par les problématiques féministes et les questions de genre. Ce sont des thématiques qui me sont chères et qui sont présentes depuis longtemps dans mon travail. Je trouve qu’il y a tellement de choses à dire, à changer et à améliorer par rapport aux discriminations et aux violences envers les femmes. J’ai fait un premier spectacle [NDLR Kate] consacré aux représentations du corps des femmes. Par la suite, la maternité, ​qui peut être une forme d’​injonction supplémentaire faite aux femmes, m’a beaucoup interrogée. Je suis partie de mes propres questionnements et j’ai ressenti le besoin de recueillir des témoignages de femmes. Beaucoup de femmes se sont manifestées et j’ai décidé d’en rencontrer une vingtaine. Touchée par toutes ces femmes, de milieux différents, qui avaient ce besoin de faire part de leur histoire, j’ai réalisé à quel point ​il était nécessaire de traiter ce sujet. Ensuite, j’ai laissé́ les témoignages descendre en moi pour partir des émotions qu’ils m’ont procurées. Je suis allée de manière instinctive dans l’écriture.

MK : C’est un peu une « fiction documentaire » ? Ou plutôt une « fiction documentée » ?

PE : Au final, je n’ai pas repris les témoignages tels quels. J’ai gardé le côté trash de certaines situations, dont on parle moins et qui m’ont bouleversée, pour les faire apparaître à ma manière dans le texte​.

MK : En quoi cet « accouchement dramatique » correspond-il à ce que vous aviez imaginé ?

PE : C’est compliqué de répondre à cette question. J’avais d’abord imaginé écrire cinq monologues. On retrouve d’ailleurs des formes de monologues dans le texte​. J’ai gardé cette première idée et je l’ai transformée en quelque chose de moins formel. J’avais envie qu’il y ait une sorte de puissance émotionnelle, quelque chose de fort qui vienne percuter les gens. En dehors de la thématique de la maternité, c’était très clair que je voulais des paroles qui surgissent. ​Je ne voulais pas écrire une pièce classique avec des dialogues, une histoire continue avec un protagoniste défini et un début et une fin. J’ai aussi pensé à un chœur de femmes. Le texte final​ va dans le sens de ces envies de départ, même s’il s’est défini au fur et à mesure de mon travail d’écriture. Je me suis appuyée sur mes premiers instincts pour écrire et j’ai eu la chance de bénéficier dans le cadre de TEXTES-en-SCÈNES, des conseils de professionnels (dramaturge et autrice) expérimentés et complémentaires.

MK : Vous aviez probablement imaginé « votre bébé ». En quoi vous a-t-il surpris en pointant le bout de son nez ?

PE : Ma manière d’écrire est toujours un cheminement. Je suis plutôt du genre​ à me laisser traverser par ce qui vient avant de voir ce que j’en fais. La thématique se mêle avec mes tripes. Je ne suis donc pas surprise par le résultat final parce que mon travail a évolué en même temps que l’écriture de ce texte.

MK : Quelle place occupe cette création dans votre œuvre ?

PE : J’ai l’impression que c’est le texte le plus abouti, dans la forme et la dramaturgie, ​que j’ai écrit jusqu’ici. Il est important parce que j’y ai mis beaucoup de moi. C’est quand même aussi une sorte de mise à nu. Cela me tient très à cœur. J’ai vraiment envie de produire un spectacle et d’aller le plus loin possible avec ce texte.

MK : Est-ce qu’une mise en scène prochaine est prévue ?

PE : À ce jour, il n’y a pas encore eu de véritable décision. On verra ce qui va advenir. Une seule certitude : je vais tout faire pour qu’un spectacle soit monté.

MK : Quel(s) type(s) de retours avez-vous eu(s) sur votre texte depuis sa naissance ou depuis sa parution (extrait) dans Le Courrier le 22 juillet 2019 ?

PE : Il y a eu une lecture publique d’un extrait à la Comédie de Genève en juin. Les personnes présentes avec lesquelles j’ai pu échanger ont exprimé avoir été touchées par le texte. ​ J’ai fait des lectures dans d’autres contextes. J’ai eu des retours puissants. J’ai pu constater que le texte suscite de fortes émotions et ça fait plaisir. 

MK : Le « féminin » / « La femme », la représentation du corps des femmes ou plus largement le questionnement des postures liées au « genre » semblent être vos sujets de prédilection. En quoi ce texte est-il différent de vos précédentes créations ?

PE : Je pense qu’il est différent car plus touffu et chargé. Il est plus construit et parle de différentes facettes de violence. Iris et moi était plutôt une démarche personnelle avec une mise en parallèle de ma relation amoureuse avec celle d’Iris von Roten (féministe suisse alémanique, auteure de Frauen im Laufgitter [Femmes dans un parc à bébé́] paru en 1958). Ici, c’est un texte plus sombre, plus dur, plus radical et moins joyeux même s’il y a quand même un peu d’humour.

MK : En quoi le paradoxe est-il « illégitime » ?

PE : Le paradoxe dans le texte, c’est cette voix qui fait entendre une contradiction, elle ne sait pas si elle veut ou pas être mère, un coup oui, un coup non. Cette expression est venue de ma sensation que cette hésitation constante est souvent perçue comme pas tout à fait normale et qu’en tant que femme, on est censée avoir ce soi-disant « instinct maternel ». ​ ​Si tu as plus de trente ans et que tu es en couple, tu dois faire un enfant sinon tu n’es pas tout à fait normale. ​ ​C’est pour cela que je parle d’illégitimité. Si une femme ne veut pas être mère ou n’aime pas son rôle de mère, c’est comme si elle n’a pas le « droit » de le dire.

MK : Pour vous, qu’est-ce que l’essence même de la féminité ?

PE : Je pense qu’elle n’existe pas et qu’il s’agit surtout d’une construction sociale et culturelle. À ce propos, je pourrais citer La Domination masculine dePierre Bourdieu, Simone de Beauvoir, Judith Butler ou Paul B. Preciado, qui évoquent tous cette idée. J’ai envie de croire que l’on peut être tout ce qu’on veut indépendamment de notre sexe​. Malheureusement, nous sommes conditionnés par le monde autour de nous et il est difficile d’échapper complètement au système binaire dans lequel nous évoluons. Pour moi, il n’y a donc pas d’« essence féminine » même si je suis imbibée de toutes les représentations avec lesquelles j’ai grandi. Ce n’est pas facile mais j’aimerais casser ces codes et c’est aussi un peu pour cela que j’écris.

MK : Quelque chose m’intrigue : il y a neuf occurrences du mot « cheveu » dans le texte. Peut-on parler, toute proportion gardée, de fascination (peut-être) inconsciente du cheveu ?

PE : C’est sûrement un peu inconscient, effectivement. Ce sont aussi des souvenirs qui ont habité mon enfance (caresses dans les cheveux, odeurs de cheveux, etc.). C’est peut-être pour cela que ça ressort. Je n’ai pas intellectualisé cet élément plus que ça.

MK : Dans votre texte, l’existence de Dieu ne semble pas questionnée. Curieux pour quelqu’un (le personnage) qui se pose tant de questions et est dans une quête de réponses. Cela soulève une question chez moi : quel est votre Dieu ?

PE : Je suis athée​. ​Quand j’y pense, je peux imaginer une énergie supérieure ou inconnue que je ne peux/veux nommer ou qui pourrait simplement être la nature qui m’entoure. ​Le Dieu dans ​le texte est en quelque sorte une métaphore​ de la société́, de la religion qui a conditionné ​les mentalités et ​fait beaucoup de dégâts sur la perception du corps et de la sexualité.

MK : Il me semble qu’il y a un glissement d’injonctions extérieures vers des injonctions intérieures. C’est choquant de constater à quel point ces dernières sont encore plus violentes et meurtrières que les premières. Était-ce ce que vous vouliez exprimer ?

PE : Oui, on est souvent amené́ à se conformer et à se juger soi-même en fonction de la norme. J’avais envie que ce soit violent parce que c’est une chose violente. ​ ​Je voulais que ça ébranle. ​Après il aura forcément des gens qui seront touchés et d’autres pas.

MK : Pourquoi 14 séquences ?

PE : C’est complètement un hasard. J’ai réfléchi en termes de durée du texte. Je ne voulais pas que ce soit trop long ni trop court. Je cherchais un bon timing au niveau global. Cela s’est construit au fur et à mesure de l’écriture et de comment j’ai agencé les choses. Pour chacune des séquences, l’écriture part d’un autre endroit, d’une autre émotion.

MK : Où sont les hommes, finalement ?

PE : Je suis surprise que quand on écrit sur les femmes, on questionne toujours où sont les hommes, comme si on ne pouvait pas parler uniquement des femmes. J’ai volontairement choisi de ne pas inscrire de figures masculines actives dans le texte. Le père, le conjoint, les ex-partenaires sont évoqués mais toujours à travers la perception d’une figure de femme. Ce qui était important pour moi, c’était de mettre au centre la femme et son corps et donc les injonctions et les violences faites face à son corps. Mais le fait qu’il ne soit pas là induit aussi qu’on y pense. Il est alors présent de manière indirecte et c’est cette ambiguïté́ qui me plaisait. J’aime l’idée que dans le texte, les figures d’homme évoquées soient un peu vagues et que chacun·e puisse projeter qui il ou elle veut dessus.

MK : Ma question, c’est plutôt : comment sort-on du binaire tout en étant dans l’inclusion ? Qu’est-ce qu’on (ré)invente ?

PE : Avec cette pièce, ​ j’avais envie de parler de notre société́ actuelle ​(genrée homme/femme), celle aussi dans laquelle je me suis construite, ​avec les tabous et les violences ​faites à l’égard des femmes et que j’ai moi-même subies​. ​Comme le dit si bien Caroline Dayer, ​ je ​pense qu’il est nécessaire ​de mettre sur le devant le groupe de personnes que sont les femmes et ce qu’elles vivent, pour faire bouger les mentalités ​et parvenir ainsi à plus d’égalité́. Sinon, pour sortir du binaire, tout est à réinventer : le langage, l’éducation, la médecine, l’histoire, tout.

MK : Pourquoi ce titre ?

PE : Il y a plusieurs raisons. D’abord, ​ ce ​titre fait référence à une chanson de Joe Dassin et j​’adore la musique pop qui a bercé mon enfance. J’en suis imprégnée. ​Et pour moi c’est aussi un clin d’œil joyeux alors que le texte est sombre et dur. On peut aussi relier Fabienne (le seul personnage de la pièce) ​ à ce côté́ pop et kitsch. Ensuite, le titre évoque l’injonction à la maternité́​. Si tu n’existais pas, pourrait être « si je ne t’avais pas donné la vie alors pour qui j’existerais ? ». Puisque le but de mon existence est censé être défini par ma faculté́ biologique à donner la vie. Ça pourrait aussi être « si tu n’existais pas alors je ne serais pas née ».