Ecritures dramatiques contemporaines / Partenariat avec Le Courrier

Ecritures dramatiques contemporaines / Partenariat avec Le Courrier

Deux lundis par mois, pendant l’été 2019, Le Courrier a publié le texte inédit (extrait) d’un-e auteur-e de théâtre suisse ou résidant en Suisse. L’Atelier critique a eu accès à la version intégrale de ces oeuvres et en propose aujourd’hui une critique, assortie d’un entretien avec leurs auteur-e-s.


18 décembre 2019

Une critique sur le texte de la pièce :
Et si tu n’existais pas, dis-moi pour qui j’existerais ? / De Pauline Epiney

Faut-il tuer l’oeuf dans la poule ?

© Carlotta Forsberg

Un titre qui vous greffe une mélodie en tête et vous voilà embarqué.e par l’autrice Pauline Epiney dans un univers. Celui de Fabienne. Agaçante. Et celui d’autres femmes dont l’apparente – et néanmoins choquante – banalité des propos nous confronte, à travers un langage cru ici, poétique ailleurs, à la violence des injonctions genrées que l’on finit par s’auto-approprier. Clichés et tabous s’emboîtent le pas pour une danse détonante.

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Je crois que la poésie est quelque chose qu’on sent, et si vous ne sentez pas la poésie, la beauté d’un texte, si un récit ne vous donne pas l’envie de savoir ce qui s’est passé ensuite, c’est que l’auteur n’a pas écrit pour vous, soutenait Jorge Luis Borges dans une conférence de 1985.

Pour qui, pourquoi Pauline Epiney a-t-elle écrit ce texte ? Pour les femmes, peut-être, au nom d’un sentiment intime qu’elles partagent universellement. À moins que ce ne soit pour éclairer « l’autre sexe » sur ce que ressentent les femmes. Dans une démarche proche de celle du collectif « Tu es la sœur que je choisis », dont le recueil de textes paru récemment aux Éditions d’en bas dénonce les violences sociales que subissent les femmes, Pauline Epiney est préoccupée depuis longtemps par toutes les problématiques féministes et les questions de genre. Elle s’est d’abord penchée, dans son premier spectacle (Kate), sur les représentations du corps féminin. Ses questionnements l’ont menée ensuite vers la maternité et toutes les injonctions sociales, conscientes et inconscientes, qui y sont associées. C’est en orchestrant des rencontres avec une vingtaine de femmes d’horizons divers qu’elle a posé les premiers jalons de la pièce Et si tu n’existais pas, dis-moi pourquoi j’existerais. Touchée par ce besoin des femmes de se raconter, elle a pris la mesure de la nécessité, encore aujourd’hui, de (se) mettre en mots. De manière instinctive, elle a cheminé avec les témoignages avant « d’accoucher » de cette « fiction documentée », un texte-matériau touffu, chargé, construit en quatorze séquences où s’entremêlent monologues, vrais/faux dialogues, adresses au lecteur/public et mises en abyme.

L’ « introduction », selon le terme que porte le titre de la première séquence (« Introduction ou le paradoxe illégitime »), est portée par une voix féminine qui « cherche une réponse ». Elle décide pour ce faire de se mettre à nu devant le lecteur/public qu’elle apostrophe, comme pour lui signifier qu’elle lui refuse le confortable statut de voyeur invisible. Elle dévoile, au passage, le statut thérapeutique du projet et présente Fabienne, sa première poupée, personnage clé : « probablement que c’est elle qui tire les ficelles du spectacle ».

En effet, Fabienne, dès la deuxième séquence, parle (beaucoup). Fabienne chante et danse. Fabienne se prend pour sa persona. Son masque finit par lui coller à la peau. Elle occupe la scène, qu’elle s’accapare, malmenant sans ménagement ses consœurs. Ses interventions outrancières sont entrecoupées par celles de cette première voix qui se mue, au fur et à mesure, en de multiples voix féminines. Elles parlent vrai/cash/trash ! De clichés en contrepieds délicieusement percutants (enfanter consiste à (se) donner la mort), les voix oscillent entre une vision extrême (la maternité c’est tout donner et perdre sa vie) et une approche tout en nuances, qui exprime la dualité en chaque femme (c’est le « paradoxe illégitime »). Les voix savent le poids de la transmission – métaphoriquement présenté sous la forme d’un gros sac que tire difficilement Fabienne – mais aspirent aussi à se réinventer en instaurant peut-être de nouvelles règles du jeu social. Cette réinvention possible, c’est aussi celle du texte lui-même : l’autrice explique dans une note liminaire qu’elle souhaite laisser une (presque) totale liberté à tout.e metteur.euse en scène d’interpréter le texte et ses rares didascalies comme « des suppositions émises ».

Le lieu dans lequel se déploient toutes ces voix féminines est dominé par Fabienne, omniprésente entre chaque séquence consacrée à d’autres femmes. Ce lieu est indéterminé, ce qui permet d’y déposer des expériences intimes et familières pour de nombreuses femmes. Une sorte de cercle de femmes virtuel où chacune vient se défaire du poids des histoires transmises par les générations précédentes. Le passage des voix féminines à la parole – comme celui du texte, potentiellement, à la scène – a bien ici une vertu de réparation et de réinvention. Fabienne elle-même, après avoir incarné l’artificialité, semble céder à cet élan lorsque, blessée, elle finit par déposer les armes pour se dévoiler sincèrement. On découvre alors la profondeur de ses blessures intérieures, qui font écho à celles des autres femmes. Fabienne est, enfin, touchante. On assiste alors impuissant.e à la chute et au renoncement à poursuivre un processus d’enfantement, qui n’apparaît plus que comme la perpétuation d’une tragique lignée biologique. On est loin de l’univers où les princes charmants viendraient sauver les femmes. D’ailleurs, les hommes évoqués ne sont que des bourreaux ou des victimes, absentes et passives, dépossédées de leur pouvoir de décision.

Souhaitons que l’invitation à la liberté puisse être entendue puis ressentie par le plus grand nombre et nous aider chacun.e à notre manière à nous choisir, avec conviction, dans la maternité ou ailleurs. Le refus d’enfant est-il vraiment l’unique voie pour se libérer d’une lignée tragique ? La proposition de Pauline Epiney attise l’envie de l’inviter à explorer un autre prolongement, aussi hypothétique soit-il, car « Un poème et tout recommence. L’espoir, l’avenir » comme le dit merveilleusement l’une des voix du texte.

18 décembre 2019


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18 décembre 2019

Une critique sur la texte de la pièce :
SapphoDe Sarah Jane Moloney

Ramener Sappho à la vie

© Mehdi Benkler

Avec Sapphox, la dramaturge et metteuse en scène Sarah Jane Moloney offre une pièce déconcertante qui traverse différentes temporalités. Elle ressuscite des personnages mythiques et antiques – notamment la poétesse grecque Sappho, dont l’historiographie, au fil des siècles, a considérablement modifié la biographie. La pièce sera jouée au Poche du 27 janvier au 09 février 2020, dans une mise en scène d’Anna Lemonaki.

La réception de l’œuvre de Sappho est emblématique de la difficulté à se contenter de ce que l’on possède déjà. Il ne reste que des fragments de son travail poétique : seuls 650 vers – sur les 10’000 qu’elle aurait écrits – nous sont parvenus. Le comportement malsain qui consiste à toujours vouloir trouver, combler ce qui manque, constitue précisément le motif qui ouvre la pièce. Sappho renaît en 2070, ou semble plutôt avoir été ressuscitée par deux autres personnages, Atthis et Phaon, que l’autrice considère comme des « scientifiques » (voir l’entrentien avec S.-J. Moloney). La poétesse grecque est captive, enfermée dans une pièce, subissant un interrogatoire : elle ne pourra s’en aller tant qu’elle n’aura pas écrit les vers manquants. Les prénoms – Atthis et Phaon – font directement allusion à l’histoire mais aussi à l’historiographie de Sappho. Atthis est une femme qui a inspiré plusieurs poèmes d’amour de Sappho, tandis que Phaon, personnage mythologique connu pour sa beauté, a été intégré par certains historiens à sa biographie dans une optique phallocentrique, pour atténuer l’homosexualité de la poétesse : elle se serait suicidée après être tombée follement amoureuse de lui.

Malgré ces liens, les personnages n’ont pas l’air, dans un premier temps, de connaître leur passé commun. Puis des doutes s’insinuent : à la fin du premier acte, Sappho demande à Atthis : « Pourquoi n’avez-vous jamais appris le grec avec votre mère ? ». A quoi elle répond : « Comment savez-vous que ma mère était grecque ? ». Dès lors, le lecteur ou la lectrice, comme les personnages, commencent à entrevoir l’existence de liens sous-jacents, venus d’une autre époque. Deux autres niveaux temporels interviennent alors au sein de la diégèse et témoignent de ces relations antérieures.

La pièce bascule en 2020 dans l’acte II. Sur l’île de Lesbos, où a vécu Sappho dans l’Antiquité, Phaon travaille dans des camps de réfugié·e·s ; Atthis vient également sur l’île pour apporter son aide. Dans une séquence de l’acte III, une nouvelle strate temporelle est introduite. En 1970, Atthis tombe amoureuse de Sappho lors d’un séjour à Lesbos : elles vivent une amourette de vacances. La relation des deux femmes, évoquée dans les poèmes antiques, est actualisée dans ce contexte. La confrontation entre ces deux époques révèle brutalement et durement l’évolution d’un même lieu, des vacances paradisiaques au bord de la mer turquoise à l’horreur et au désastre des camps de réfugié·e·s (dans l’entretien, Sarah Jane Moloney affirme être très intéressée par « la manière dont un endroit peut complètement changer d’imaginaire »).

Dès l’acte I pourtant, la dramaturge introduit des indices quant à l’évocation du désastre humanitaire et à la porosité des trois époques de la diégèse : la Sappho de 2070 arrive sur scène mouillée d’eau de mer, avec une couverture de survie ; dans la pièce, un carton, avec à l’intérieur un gilet de sauvetage orange. Ces indices font, en partie, la richesse de cette pièce : comme dans un jeu de piste, le lecteur ou la lectrice cherche les éléments transtemporels, les dénominateurs communs entre les époques. Cette forme labyrinthique est très travaillée, autrement dit très géométrisée : tout se dessine et se noue autour de deux triangles, l’un formé par trois personnages et l’autre par trois époques. En les superposant, des interférences entre les époques interviennent, interférences qui circulent comme des courants électriques entre les segments.  Cependant, certaines scènes – généralement des monologues de Sappho –  ne sont assignées à aucune temporalité, ce qui leur confère une valeur intemporelle : lorsque la poétesse s’exprime, elle apparaît comme la concentration, la polarisation de toutes les autres Sappho, consciente de sa démultiplication à différents niveaux temporels. Elle est Sappho « puissance x ».

Une thèse historiographique, infondée et hétéronormative, soutient que deux Sappho distinctes auraient existées : une poétesse hétérosexuelle et une courtisane débauchée. Contre cette interprétation, la pièce confronte les lecteurs et les lectrices à plusieurs Sappho qui, à travers les époques, ne forment toutefois qu’un seul personnage. La texte a donc le mérite de prendre un parti clair quant à son homosexualité, toujours discutée et remise en cause au fil des siècles : « j’aimais les femmes » proclame-t-elle. Dans tout le texte, elle verbalise ouvertement sa sexualité, ses désirs, dans une parole libérée. Car c’est avant toute chose une voix que Sarah Jane Moloney insuffle à son personnage : Sappho parle – de manière très poétique parfois –, hurle, s’assume, comblant en ce sens les manques et les interrogations suscités par son œuvre.

18 décembre 2019


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18 décembre 2019

Une critique sur le texte de la pièce :
Patch d’Emanuelle Delle Piane / Plus d’infos

Réparer l’absence

© AVT

Dans Patch, sa nouvelle création, Emanuelle Delle Piane aborde avec finesse la thématique de la paternité. Dans un puzzle habilement agencé, l’auteure explore les relations qu’entretiennent les différents individus d’une famille recomposée avec la figure égoïste et tyrannique du père.

La pièce est centrée sur le personnage d’Ella, une femme d’une quarantaine d’années, et sur la relation chaotique qu’elle entretient avec son père Pico. Celui-ci cesse de donner des nouvelles alors qu’Ella a tout juste dix ans, laissant sa mère, Ma, prendre en charge l’éducation de la jeune fille. Depuis, les chemins d’Ella et de Pico se sont croisés trois fois – rencontres toujours douloureuses et superficielles. Le texte dresse le bilan de cette relation restée stérile en rejouant à la fois des scènes actuelles, des évocations d’hier et des hypothèses pour le futur. Aujourd’hui, alors qu’Ella prend en charge sa mère malade, le traumatisme de cette relation paternelle resurgit. Les souvenirs et les projections éclairent le caractère égoïste de Pico et le cruel manque affectif dont a souffert la jeune femme.  Au fil de cette réflexion identitaire, Ella croise le chemin de Tam, la nouvelle épouse de son père, en rapport d’âge avec elle, et de leur fils Démi. Jusqu’à sa mort, ces quatre personnages gravitent autour de Pico, tentant de renouer, pardonner ou se venger de cette figure paternelle toxique.

Patch est avant tout une histoire de famille. Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuelle delle Piane s’interroge sur ce microcosme souvent porteur de mille secrets. En 2016, par exemple, Léna, princesse du rien portait déjà sur la relation conflictuelle unissant une fille adolescente à ses deux parents. Selon l’auteure, pour comprendre les individus il est nécessaire de connaître l’environnement familial où ils se sont développés.

Pour parler de cette famille fissurée, Emanuelle Delle Piane, opte pour une structure discontinue. Le texte se constitue de vingt-cinq tableaux dialogués où Ella interagit successivement avec l’un ou l’autre des quatre personnages. Chaque séquence constitue un cadre diégétique distinct que l’auteure spécifie à l’aide d’indications temporelles : AVANT-HIER, HIER, AUJOURD’HUI, DEMAIN, et APRES-DEMAIN. Le lecteur passe ainsi d’un lieu à l’autre, d’un âge à l’autre des personnages sans transition. Afin de renforcer le caractère séquencé de cette pièce, l’auteure choisit le titre Patch rappelant l’art du patchwork ; une technique de couture consistant à accoler plusieurs morceaux de tissus de couleurs et de formes différentes. En employant cette structure, Emmanuelle Delle Piane parvient à peindre le portrait cubiste de cette famille recomposée. Mais le patch évoque avant tout une déchirure que l’on comblerait par l’adjonction d’un pansement ou d’une pièce de tissu rapportée, rappelant la volonté d’Ella de panser le traumatisme paternel. Ce choix stylistique placé sous le signe du démantèlement, de la fragmentation et de la reconstruction, répond parfaitement au sujet de pièce. Le lecteur, quant à lui, doit fournir un effort de reconstruction afin de décoder pas à pas le déroulement chronologique des événements.

Dans les séquences dialoguées, l’auteure fait le choix de ne pas indiquer les didascalies d’attribution, à l’exception de la première et de la dernière scène, dans une volonté d’offrir au lecteur une transition vers ce format épuré. La décision de ne pas mentionner le nom des locuteurs devant chaque réplique – bien que ceux-ci soient indiqués dans la didascalie initiale de chaque séquence diégétique – confère aux dialogues une existence presque tangible. Le texte allégé de ces indications, ainsi que de la plupart des signes de ponctuation, coule, claque et résonne à la lecture, participant au réalisme de cette création. Véritable exercice d’épuration stylistique, Patch cherche à exprimer l’essentiel de cette fiction familiale et touche par la simplicité et la force du vocabulaire utilisé.

Portant des noms courts aux sonorités enfantines facilement mémorisables, les protagonistes apparaissent comme des pions solitaires. Dans cette famille ratée, les pièces individuelles du puzzle peinent à s’imbriquer. Au fil de la pièce, leurs contours s’entrechoquent, se frottent et se blessent renforçant l’absurdité de l’union familiale. Egocentriques, rêvant de célébrité, de richesse et de perfection, Pico, Démi et Ma, rendent l’utopie d’une fusion familiale irréalisable. La pièce, dans laquelle résonne une pointe de cynisme, pousse à se demander si le modèle familial reste encore concevable avec l’individualisme dominant de la société actuelle. Une pièce touchante que l’on a hâte de découvrir sur les planches !

18 décembre 2019


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