Par Fanny Agostino
Une critique sur le texte de la pièce :
Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer / De Jérôme Richer / Plus d’infos
Résultat d’une commande de la Ligue des droits de l’homme, Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer aborde la précarité dans ses diverses manifestations en Suisse. Au-delà des difficultés matérielles, il révèle la violence intérieure qu’elle provoque en interrogeant le spectateur sur son propre rapport à la pauvreté.
Et si elle « n’existait pas », cette population que l’on croit connaître parce qu’on l’aperçoit du coin de l’œil ? Au quotidien, elle s’expose à notre vue, nichée au coin d’une ruelle ou à proximité des lieux de passages. On la guette, on s’en éloigne. On ignore ce qu’est la situation de précarisation, ce qu’elle implique comme violence intérieure : de la culpabilité à la honte, en passant par la peur de reproduire les schémas déjà vécus. Cette pauvreté réelle, à défaut de l’inventer, Jérôme Richer lui attribue une incarnation.
L’auteur les connaît bien, ces invisibles. L’ancien éducateur professionnel raconte des fragments de vie, des anecdotes, portés par six identités qui n’en constituent qu’une. Formant la trame principale de la pièce, les diverses situations auxquelles ces « protagonistes » font face, de la stigmatisation dès l’enfance à la perte d’emploi, dévoilent une forme singulière de précarité. Elles révèlent, tour à tour, une facette de ce qu’elle implique au quotidien. En plus de leur statut précaire, tous ces personnages ont en commun un prénom issu de la même dérivation. Antoine, Antonella, Antonio et les autres sont le moyen de transposer des existences dans un universel, celui de la misère sous toutes ses formes, physiques, sociales ou psychologiques.
L’invisible est donné à voir par un montage dramaturgique engageant trois niveaux. Le texte présente des fragments de dialogues prononcés par des personnages d’hommes et de femmes en situation de pauvreté. Pour les décrire, une voix narrative intervient dès l’amorce du texte. L’une de ses fonctions réside dans sa faculté à contextualiser ces situations de misère, en explicitant leur contexte avant de laisser place à une réalité brute. À cela, il faut ajouter les passages écrits à partir de l’histoire des comédiens eux-mêmes, et en partie laissés à l’improvisation. Ils évoquent, lors d’interpellations destinés au public et non sans humour, leur propre rapport à la pauvreté.
Composée de 27 scènes, la pièce joue sur différents niveaux diégétiques. Principalement consacrée à ces diverses situations où la précarité est exposée (école, travail, administration ou encore terrasse de café), la temporalité est elliptique : le lecteur passe d’un lieu à un autre sans réelle transition. Il en va de même des interventions des comédiens, moins fréquentes. Dans un premier temps, les trois strates de la pièce (dialogues, voix narrative, adresses au public) demeurent hiérarchisées par l’instance narrative – manifestement omnisciente. Elle écrase les personnages, enferme leur destin à l’intérieur de schémas qui s’imposent comme des suites logiques de l’impact du premier jour d’école ou d’une grossesse non désirée. Elle révèle aussi ce qui ne parvient pas à se dire dans les dialogues. C’est en partant en quête de cette expression perdue que les protagonistes vont se réapproprier leur propre voix. Progressivement, ils interfèrent avec le récit-cadre, le questionnent, le réfutent, jusqu’à s’en libérer.
L’une des forces principales du texte réside dans l’équilibre entre la gravité de son sujet et l’humour issu du « frottement » entre les différentes instances. De surcroît, la résonance de certaines situations avec l’actualité politique et sociale suisse comme les votations autour de la surveillance des assurés en novembre 2018 ou encore ce que l’on peut lire dans la presse à propos de la mendicité créent des espaces de respiration. Ils dédramatisent le sujet, permettant un regard décalé sur l’univers de la fiction. Le rire permet également de créer de la connivence entre le lecteur-spectateur et les personnages, de briser les préjugés sur les pauvres, en rappelant que ces situations sont humaines. C’est le cas du tutorial décrit par l’une des comédiennes, expliquant comment elle s’est fabriqué une carte d’étudiante pour bénéficier de réductions plutôt que de dévoiler son statut de chômeuse. Cette astuce secrète, relative à un sentiment de honte, se transforme sur scène en un moment humain, une porte vers la compréhension de l’autre.
Jérôme Richer montre que le simple regard, l’empathie ne permettent pas de saisir les souffrances quotidiennes de cette population en marge. La faute à la société ? Comme le montre un dialogue factice articulé par la voix narrative au début de la pièce, aucun enfant n’a jamais dit « je veux être solidaire plus tard » mais beaucoup affirment « je veux être riche ».
Attribuer une voix à ces diverses formes de la pauvreté contribue à libérer ceux qui en sont les victimes. Permettre cette libération progressive et lente vers la révolte finale est un moyen de décrire une réalité intérieure. Les mots sont essentiels pour retrouver une part d’humanité chez cette population comme chez le lecteur. Leur bien le plus précieux.