Le Misanthrope

Le Misanthrope

Texte de Molière / Mise en scène d’Alain Françon / Théâtre de Carouge / du 9 janvier au 8 février 2019 / Critiques par Sacha Toupance et Amina Gudzevic. 


Des corps de cour

29 janvier 2019

© Michel Corbou

Tout au long du spectacle, les chuchotements lointains des aristocrates curieux et fureteurs résonnent. C’est là l’objet que le spectacle se propose d’investiguer : le système de cour de l’époque moliéresque, ses intrigues et ses logiques internes. Alain Françon, metteur en scène depuis plus de cinquante ans, fait des corps et de leurs positions dans l’espace scénique les instruments d’une telle entreprise. 

C’est par la construction des personnages que la mise en scène d’Alain Françon excelle. Gilles Privat, en Alceste, incarne par ses gestes, ses postures et sa diction un misanthrope énergique. Souvent dans l’ombre, les mains jointes, les jambes croisées, il se livre à de constantes implosions, tantôt retenues, tantôt excessives. Cette interprétation laisse entrevoir toute la poésie et complexité d’Alceste. A ses côtés, et près du cœur de Célimène, Acaste et Clitandre apparaissent étrangement liés. Avec des gestes et des mimiques synchronisés, les deux hommes nous envoûtent par leur assurance grandiloquente et leur noble charme. Face à cet Alceste bien dessiné, on peine à attribuer au personnage de Célimène de véritables ambitions ou motivations ; celles-ci semblent résider dans les sentiments que les différents hommes de la pièce souhaitent y voir. Elle semble davantage être portée par les événements que maîtresse de la situation. Ses conquêtes se multiplient, son cœur semble fragmenté voire, lui aussi, dénué de maîtrise de soi. Paradoxalement, c’est avec une indéniable assurance que Marie Vialle investit ce rôle. Célimène, bien que dénuée d’intentions claires, apparaît éclatante, tant par ses défenses toujours convaincantes que par sa maîtrise des répliques salées. Arsinoé, interprétée par Dominique Valadié, manifeste quant à elle dès sa première apparition une alternance constante entre une sérénité pleine d’assurance et un caractère prêt à l’éclatement. La comédienne n’hésite pas à hausser la voix, comme pour sauvegarder et assurer la dignité d’Arsinoé. Les deux femmes proposent ainsi un portrait subtil et éminemment complexe du pouvoir féminin dans ce monde de cour.

Les liens entre courtisans sont ici présentés comme perfides et pervers : le décollage de l’un suppose le déclin de l’autre, mais le premier n’y parviendrait pas sans tromper le second. Sur scène, rien n’est jamais tranquille. Tous les personnages qui entourent Alceste semblent sans cesse à l’affût. Philinte pèse le moindre de ses mots, Célimène trompe et se joue de ses prétendants. Acaste et Clitandre sont obsédés par leur image. Dans ce monde de cour, fort de ses intrigues, franchise et honnêteté apparaissent comme les valeurs vainement recherchées par un Alceste incompris, devenu paria. Une exclusion devenue saillante par le travail minutieux de la position des corps dans l’espace scénique : la scène représente un décor aristocrate ; elle est clivée en trois parties : une arrière-scène sobre et peu éclairée qui sert de couloir d’entrée, un sol de marbre au milieu et un plancher en avant-scène. Si Alceste – quelquefois rejoint par ses interlocuteurs directs –  occupe principalement l’avant-scène, où il paraît se perdre dans ses réflexions, c’est sur le marbre que la cour s’agite. À cette séparation spatiale répond un jeu de lumière qui ajoute parfois un clivage supplémentaire : Alceste, seul isolé dans l’ombre, est exclu de la lumière qui inonde les autres personnages. La scène elle-même devient le lieu du jeu de pouvoir.

29 janvier 2019


Un peu de froideur humaine

29 janvier 2019

© Michel Corbou

L’air frais de l’hiver s’est engouffré dans le Théâtre de Carouge et atteint les rapports humains qui se jouent sur scène. Dans sa mise en scène du Misanthrope, A. Françon, qui compte plus de cent créations à son actif, porte une attention toute particulière au détail, instaurant une atmosphère minimaliste et glaciale.

Dans une scénographie dessinant les contours d’un salon bourgeois du XVIIe siècle, les matériaux produisent une impression de raffinement, tels le bois ornant une façade, les moulures décoratives intégrées au plafond et le marbre brillant. Un tableau, d’apparence caravagiste, est accroché à un mur immaculé. Des arbres, dont les branches supportent le poids de l’hiver, composent la fresque disposée en fond, faisant référence à un jardin dont sont visibles, depuis l’intérieur, les branches enneigées. Seuls quelques bancs recouverts de velours rouge occupent la surface de la scène. C’est dans ce décor hivernal épuré, mais néanmoins travaillé, que se déploie la mise en scène de la pièce de Molière.

Dès les premiers vers, la lumière, accompagnant le personnage d’Alceste met en exergue le lien entre cet homme et le monde qui l’entoure. Que ce soit dans une semi-pénombre ou sous un éclairage froid contrastant avec la lumière chaleureuse régnant sur les autres personnages, Alceste reflète l’isolement, la tristesse et la mélancolie. Cette mélancolie, que l’on pourrait qualifier d’érotique de par ses motivations , vient du fait qu’il s’amourache d’une « jeune coquette », Célimène, qu’il veut contraindre à l’épouser et à quitter le monde. Pourtant, la veuve Célimène est bien décidée à ériger l’hypocrisie en art. La puissance des dialogues tisse peu à peu la tension dramatique du spectacle. Les mots prévalent sur les gestes. En effet, le jeu des comédiens est orienté sur l’intention plutôt que sur l’action. Les déplacements sont minimes et les corps sont comme prisonniers du texte. Cette économie de mouvement peut être interprétée comme le reflet d’une société où la courtoisie et la politesse prédominent sur tout le reste. Seul Alceste, interprété par Gilles Privat, semble se défaire de ces manières. Sous ses airs mélancoliques se cache une réelle pulsion de colère contre la société, les autres et parfois lui-même. La mise en scène établit un réel contraste entre ce personnage et ceux qui l’entourent. Gilles Privat, dont on a parfois l’impression que les vers s’expriment en une seule respiration, livre simultanément la puissance et la sensibilité d’Alceste. Tel un funambule, le comédien nous tient en haleine jusqu’au dernier instant. Il donne, en effet, l’impression d’être sans cesse tiraillé entre deux sentiments, entre lui et les autres ou entre lui et le monde qui l’entoure. Ses sorties sont accompagnées de chuchotements de la part des autres, comme un symbole de l’hypocrisie de Célimène dont il est victime.

La représentation de cette œuvre classique ne bouleverse ni la fable ni le texte original de Molière. Elle intègre une diction régulière des alexandrins et des costumes épurés connotant le XVIIe siècle. Elle s’inscrit par là dans une forme de théâtre traditionnel qui cherche à ne pas altérer les œuvres et à les rendre accessibles à toutes et à tous.

29 janvier 2019


Voir la page du spectacle