Cargo Congo-Lausanne

Cargo Congo-Lausanne

Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Critiques par Lucien Zuchuat, Basile Nelis, Fanny Utiger, Pierre-Paul Bianchi, Julie Cela, Sarah Juilland, Amalia Dévaud et Basile Seppey.


Pour le spectacle Cargo Congo-Lausanne, l’Atelier critique a collaboré avec l’Atelier d’écriture littéraire animé par Jérôme Meizoz (UNIL) autour d’une proposition de critique créative. Nous publions ici une sélection des textes rédigés dans ce cadre par des participants des deux ateliers.


1er février

Par Lucien Zuchuat (Atelier critique)

Je voyageais la nuit

© Mathilda Olmi

Je voyageais la nuit. Vatché et moi nous étions quittés au carrefour Ndala à l’est de Goma dans un brouhaha fantastique de moteurs et de klaxons.
Il retrouverait des amis à Kampala ; j’étais décidé de pousser vers la mer, visant le port de Dar es Salam. Nous avions tiré à la courte paille ; il était parti avec la voiture. Mais, à vrai dire, cette liberté toute neuve me convenait à merveille et donnait à mon voyage un tournant romantique sans doute plus proche de ce que j’avais inconsciemment fantasmé à mon départ d’Europe. Je regardais autour de moi. Voici mon théâtre, me dis-je, et il contient tous les voyages : l’Afrique, de Dakar à Djibouti, du Caire au Cap, l’Afrique à portée de main comme dans un livre illustré.

Quitter Goma. 10 :15. 26 o. 6 km/h

« Dar es Salam. » dis-je en articulant religieusement toutes les voyelles. « Dar’eslam ? » me répondit-il en me tendant la main. « C’est là où je vais. Je transporte des marchandises vers le port. Montez ! »
J’en avais vu déjà, de ces molosses de fer, allant lents et magistraux sur les routes défoncées, chargés en grappes humaines sur le toit de leurs cabines ou à flanc des remorques. Un autostoppeur blanc aurait droit à une place dans l’habitacle, avec siège molletonné et système d’amortissement.
“Allez, montez !” Le chauffeur s’appelait Rogers (je l’appris plus tard) ; il ne jurait que par les Mercedes (je l’appris encore plus tard). Son sourire me parut suffisamment engageant pour me convaincre de monter. Je jetai un dernier regard vers le dédale étouffant des baraques de tôle, la grandeur éteinte du Nyiragango… c’était donc décidé : le voyage vers la mer se ferait par la route.

Pas loin de Kigali. 18 :27. 28 o. 65 km/h

Nous roulions depuis six heures. Le voyage avait fini par imposer son rythme propre : une manière de ballotement lourd et indolent, cadencé seulement par les arrêts nécessaires à extraire une roue d’un nid de poule ou à rattraper un virage mal négocié. Le front appuyé sur la vitre, je regardais le défilé inlassable des mêmes paysages, le carnaval de motos aux abords des villes ou le lent serpentement des routes en terre battue sombrant dans les forêts d’eucalyptus.
ROGERS : Ne t’en fais pas… la traversée du Rwanda se fait rapidement. Un jour maximum. Après, on file vers la mer. Là, il nous faudra à peu près 4 jours.
Rogers avait cette capacité de glisser merveilleusement ses réflexions dans ma narration intérieure, comme s’il s’était agi d’un personnage de fiction. Du reste, il s’avérait un excellent compagnon de route, gai et loquace. Nous parlions de tout, cherchant à faire passer le temps d’anecdotes en anecdotes, riions beaucoup aussi.
ROGERS : C’est un très petit pays, le Rwanda, mais très montagneux… un peu comme chez toi, non ?
Il connaissait la Suisse ; un cousin s’y était exilé pendant la guerre. J’acquiesçai : dans les limites du pare-brise, un peu comme sur un écran de cinéma, c’étaient tantôt Lausanne et les rives du Léman, tantôt les préalpes qui semblaient défiler.
Au soir, Rogers pointa un amas de lumières vers la gauche.
ROGERS : C’est Kigali. Une ville magnifique, très dynamique… aujourd’hui surtout. Kagame y a fait construire un énorme centre polyvalent. Le pays s’américanise, quoi. Il a été désigné pays le plus sûr d’Afrique pour les investissements étrangers, alors les muzungu débarquent en masse.
Peut-être la nuit qui tombait ? La fatigue du voyage ? Une brume de tristesse enveloppait sa voix.
ROGERS : J’habitais à Kigali, avant la guerre… Après, tu sais, j’ai été enrôlé de force dans l’armée. J’avais 14 ans… un enfant soldat comme plein d’autres.
Nous roulions vite ; les autoroutes en périphérie de la capitale rwandaise étaient refaites à neuf.
ROGERS : Ma mère n’a pas supporté de me voir partir à la guerre. Elle a été internée au Congo. Moi, je ne l’ai jamais revue. C’est comme ça.
La nuit avait fini par tout avaler. Déjà les lumières de Kigali s’effaçaient dans le rétroviseur. Quelque part dans la camion, l’histoire de Rogers résonnait encore, se mêlant aux traînées liquides des lumières des phares. Rogers, il semble m’en souvenir, se mit à chanter une très vieille comptine. Cela devait parler d’un enfant qui avait trop aimé sa mère. Mais j’avais déjà sombré dans un demi-sommeil, appuyant ma tête à la fenêtre et laissant mon regard se perdre dans la nuit. C’est là, au milieu d’un énorme rond-point à trois voies, que je vis une très belle femme en boubou jaune ; sa voix se mêlait-elle vraiment à celle de Rogers ? J’eus l’impression de flotter, happé par cette figure fantôme, comme si le camion, tournant sans hâte autour d’elle, ne s’en détacherait jamais.
Mais peut-être ai-je rêvé.

À la frontière tanzanienne. 23 :48. 23 o 12 km/h

Sa main secoua mon épaule.
ROGERS : On arrive à la frontière ; il faut sortir ton passeport. Les Tanzaniens sont très à cheval sur les réglementations routières. Mais j’ai mon truc.
Il glissa une liasse de billets dans ses papiers puis cligna de l’œil.
ROGERS : Ne t’en fais pas… on en a pour 2 heures d’attente quoiqu’il arrive. Si tu veux sortir t’aérer, c’est maintenant.

Contourner Dodoma. 15 :07. 29 o. 71 km/h

La pluie battait les flancs du camion. Une pluie épaisse et chaude en rien comparable aux lames glacées de l’Europe. Les essuie-glaces s’agitaient follement. Il fallait presque crier pour parler. Cela faisait trois jours que nous voyagions ensemble Rogers et moi, partageant, la nuit venue, sa cabine pour dormir. Il m’avait montré de nombreuses photos de lui, sa famille, ses collègues en me précisant que…
ROGERS : J’aime poser au milieu.
La phrase m’avait enchanté.
ROGERS : Et toi ? Pourquoi être venu en Afrique ?
Lui dirais-je que mon père aussi aimait les camions ? Mais alors il faudrait tout raconter : la concurrence des chauffeurs de l’Est d’abord (demandant 600 euros pour trois semaines de travail), puis l’automatisation grandissante de la branche qui avait rendu caduque le métier même de chauffeur routier. Le chômage ; les menus travaux pour rembourser les dettes ; les tensions familiales.
MOI : J’avais besoin d’espace.
Cela était assez vague pour faire une bonne réplique de film d’auteur ; Rogers en parut satisfait. Finalement, pensai-je, il y a beaucoup de mise en scène dans nos témoignages et la vérité la plus vraie est parfois la plus travaillée.

Vers la mer. 13 :15. 32 o. 62 km/h

Profitant des longues plages de temps inoccupées et en dépit du chahut, je m’étais remis à écrire.
ROGERS : Qu’est-ce que c’est ?
MOI : Je récolte des impressions. Je pourrai peut-être en faire un spectacle.
C’est que depuis la fenêtre de mon promontoire, j’avais le sentiment de voir le visage vrai de la vie des gens, d’être au cœur de leur quotidien, comme pris dans une sorte de safari humain. J’avais pensé que le théâtre serait à même de rendre cette émotion. Encore fallait-il trouver une forme.
ROGERS : Un spectacle ? Du théâtre, c’est ça ?
MOI : Oui. Un spectacle sur ce voyage. Ou, non, sur le quotidien des chauffeurs routiers.
ROGERS : Le théâtre, c’est pas ça. Le théâtre ça doit montrer le fantastique, les rêves. Par exemple, des contes. Ça ne sert à rien de montrer le réel. Le réel existe sans le théâtre.
Rogers faisait montre d’un goût très sûr.
MOI : Mais ce ne serait pas réel… ce serait des personnes qui joueraient leur propre rôle, comme des sortes de témoignages travaillés. Ou alors comme une loupe, tu vois. Ca permettrait de comprendre une vie qui n’est pas la nôtre mais dont on dépend énormément.
J’essayai machiavéliquement un dernier argument.
MOI : Ça ne te plairait pas que les gens s’intéressent à ton métier ?
ROGERS : S’ils vont voir ton spectacle c’est qu’ils s’intéressent au théâtre bizarre pas à mon métier. S’ils s’intéressaient à mon métier, ils viendraient me voir moi.
Nous nous quitterions là-dessus. Le port de Dar es Salam n’était plus qu’à une heure de route et je sentais qu’on ne parviendrait pas à un accord sur cette question. Nos vues étaient trop différentes ; trop différents nos besoins et nos expériences. Nous apprenions énormément au contact de l’autre (moi en tout cas) ; mais comme un vitrage est à la fois devanture et frontière, c’est le propre de tout voyage de cacher autant qu’il révèle.

Un rêve à Lausanne. 00:37. 4o. 0 km/h.

Nous voyagions la nuit. J’écris cela en sachant que les réglementations en vigueur dans l’Est africain prohibent le travail nocturne pour les transporteurs. Je l’ai lu dans un livre très sérieux. Il semble donc hautement improbable qu’un voyage ait eu lieu dans ces conditions. Aujourd’hui, j’écris et je sais que je mens. Me reviennent aussi des images de palétuviers et de bougainvilliers gorgés de sucre. Pourquoi ? Ces arbres ne poussent pas dans ces régions de montagne et de terre ocre. Dès lors je doute. Suis-je jamais allé au Congo ? ou de quel rêve de demi-lune peiné-je à me réveiller ? Je me souviens de Rogers pourtant, de Vatché aussi. Ceux-là ont existé. Je me souviens de mon père trimant pour rembourser ses dettes et de mon envie de fuite… Mais quoi alors ? Peut-être n’est-ce pas entièrement de ma faute. Peut-être est-ce le monde qui se rêve. Peut-être même n’est-il fait que de rêves. Toute illumination alors vaudrait bien une réalité.

1er février

Par Lucien Zuchuat (Atelier critique)


1er février

Par Basil Nelis (Atelier d’écriture)

Supplément au Cargo Congo-Lausanne

© Mathilda Olmi

Quid rides ? mutato nomine de te
fabula narratur.

Horace, Satires, I, 69-70.

Les deux hommes s’installent au centre de la cafétéria, à leur table habituelle, en face de la grande baie vitrée qui donne sur le campus. Les rayons éblouissants qui percent la glace les empêchent d’admirer toute la splendeur éclatante du panorama. De petits diamants dansent sur le lac ; une poignée d’étudiants courageux – on n’est après tout qu’à la mi-mars – ont profité du beau temps pour sortir leurs planches de paddle. Dehors, des étudiants amassés sur la terrasse rient en fumant des cigarettes. Les deux hommes sont seuls dans la cafétéria. D’un geste identique et simultané, ils lèvent puis posent hâtivement leurs tasses de café sur la soucoupe après s’être légèrement brûlés la langue. Après un échange de regards furtif, ils sont prêts à commencer leur critique.

   A. Drôle de spectacle ! Par où commencer ? Un véritable voyage dans tous les sens du terme – littéral, métaphorique, spirituel, oserais-je dire anagogique ? – qui, d’une part, pose des questions essentielles sur les relations géopolitiques nord-sud et, d’autre part, formule ces questions de manière ludique – enjouée ? –, modeste et pour ainsi dire oblique de telle sorte que le véritable enjeu, le véritable sens, si vous voulez, de la pièce – si du moins on peut qualifier la chose ainsi – reste finalement tout à fait insaisissable.

   B. Vous avez tout à fait raison, et vous touchez là, selon moi, plusieurs points critiques qu’il faudrait traiter individuellement mais dont le plus brûlant est sans doute celui du genre de la pièce. Pouvons-nous vraiment encore dire que nous sommes dans le genre théâtral quand univers réel et fictionnel sont si singulièrement brouillés ? L’univers fictionnel est en quelque sorte calqué sur le monde réel de la ville qui défile sous nos yeux jusqu’à ce que la réalité finit par devenir – incarner, si l’on veut – la fiction. On se situe au-delà de la métalepse, c’est quelque chose de très fort.

   A. Aucun exemple ne me vient en tête. Peut-on à moment-là encore parler en termes aristotéliciens ? Pour clarifier : s’agit-il encore de mimêsis ? Ne pourrait-on pas dire que la notion d’enargeia est icipoussée à sa limite ?

Il y a un instant silence. Un pigeon atterrit sur une table de la terrasse, s’approche avec précaution d’un reste de croissant abandonné sur une assiette et, après une seconde d’hésitation, plonge rapidement son bec au cœur de la pâtisserie avant de s’envoler.

   B. Potentiellement, potentiellement.

Encore un silence. A boit lentement son café, fixe le croissant abandonné dans l’assiette sur la terrasse et semble perdu dans ses pensées.

   A. En tous cas, on peut dire que la pièce donne une nouvelle dimension à l’expression theatrum mundi !

Avec ce bon mot, le silence est rompu. Satisfait de sa boutade, A se félicite en reprenant une gorgée de café. Quelques nuages commencent à se glisser insensiblement dans le panorama. La critique reprend.

   A. Et que dire donc de l’espace théâtral ? On se situe à la frontière des genres, c’est quelque chose de tout à fait original. J’ai l’impression que c’est la motion du camion, que l’on pourrait presque dire métamorphosé en salle de théâtre, qui est le vecteur, si vous me pardonnez le mauvais jeu de mot, de l’émotion du spectacle. La métamorphose du camping de Vidy en camp de réfugiés, par exemple, ou de l’entrepôt de Crissier en port de Dar es Salam : cela avait quelque chose de curieusement réaliste. Et la projection sporadique sur le canevas – mobile, lui aussi ! – des rues congolaises en plein mouvement ! Cela facilitait autant l’adhésion au projet que l’immersion dans celui-ci.

   B. Tout à fait, tout à fait. Une balance assez juste a été trouvée, je pense, entre dépaysement et récognition, entre altérité et identité. J’aimerais revenir sur ce que vous disiez tout à l’heure à propos de la tension nord-sud : je me demande s’il est vraiment bénéfique d’interpréter le spectacle selon un paradigme postcolonial… C’est une question complexe. Peut-être faudrait-il relire Césaire, ou Saïd.

sort un petit carnet de la poche intérieure de sa veste et prend soigneusement note de l’orientation bibliographique proposée par son collègue. contemple distraitement le pigeon qui est maintenant en train de se servir d’une seconde portion de croissant.

   A. Le paysage sonore mériterait également commentaire. J’ai noté un éclectisme tout à fait intéressant dans le choix de la musique qui accompagnait chaque arrivée dans un nouveau pays : on oscillait entre musique classique, populaire, traditionnelle. Un alliage piquant entre high et low culture.

   B. C’est juste, c’est juste. On peut sans doute mettre sur le même plan la variété de la sélection musicale et la diversité des anecdotes que se racontent indéfiniment nos deux camioneurs. C’est une question de franche camaraderie, me direz-vous, mais j’ignorais que nous allions assister à la mise en scène d’une conversation entre Tallemant et Sainte-Beuve !

Gloussements de rire.

   A. Et que diriez-vous du traitement de la temporalité ? Faire vivre – car c’est véritablement de quoi il s’agit (pace Brecht, sur ce point) – un trajet de plus de cent cinquante heures en un peu plus de deux heures, c’est un véritable tour de force.

   B. Certes, certes… Mais qu’en dirait d’Aubignac !

Ce dernier trait d’esprit s’accompagne de nouvelles bouffées de rires. Les planches de paddle ont disparu du lac. Un stratus plus consistant commence à se former et la terrasse se vide petit à petit.

   A. Ne soyons quand même pas trop normatifs ! Une question que nous n’avons pas encore abordée concerne la dimension autobiographique, ou non, de la pièce, qui est parsemée, rappelez-vous bien, de bribes narratifs, de fragments mémoriels des deux hommes. Quel statut accorder à ces récits intimes ? J’opterais pour ma part pour une herméneutique de nature plutôt doubrovskienne, mais c’est si difficile de trancher…

   B. En effet, en effet, surtout que la révélation finale, l’acumen émotionnel du spectacle, à savoir la culpabilité de Rodgers vis-à-vis du décès mère avait une teinte indéniablement rousseauiste. Vous savez, dans les Confessions, « je coûtai la vie à ma mère… ». Ajoutez encore à cela la dynamique photofictionnelle et vous ne vous en sortez plus… C’est vraiment une question très complexe… Maintenant que j’y pense, il faudrait sûrement relire Freud, aussi.

Le long silence qui suit cette dernière perle de perspicacité critique est brisé par un éclat de verre sur le sol de la cafétéria. Un employé vient de faire tomber de son chariot deux tasses de café qu’il était en train de ramener depuis la terrasse. sursaute, surpris de cette infraction intempestive du monde extérieur sur l’espace personnel de sa réflexion. Imperturbable, est profondément perdu dans ses pensées, le sourcil froncé, une expression faciale devenue quasiment permanente depuis quelques années. L’azur du ciel a maintenant définitivement disparu et les premières gouttes de pluie chassent les derniers occupants de la terrasse. Un dense brouillard tombe comme un rideau sur le campus, obscurcissant la vue des deux hommes depuis la baie vitrée.

   B. Tout compte fait, quelles conclusions peut-on en tirer, de cette pièce ? En termes épistémologiques ?

   A. Bonne question. Je ne suis pas tout à fait sûr, à vrai dire. Il faudrait peut-être la revoir.

   B. Peut-être, peut-être.

Un temps.

   A. On remonte au bureau ?

Avec un léger soupir, les deux hommes se lèvent et vont poser leurs tasses de café sur le chariot avant de se diriger cérémonieusement vers l’ascenseur. Derrière eux, un éclair traverse le ciel qui commence immédiatement à gronder.

1er février

Par Basil Nelis (Atelier d’écriture)


1er février

Par Fanny Utiger (Atelier d’écriture & Atelier critique)

Pardonnez ma surinterprétation, car elle est grande

© Mathilda Olmi

Des heures, des jours, des années passées dans un camion. En tout, dans ma vie, j’ai fait l’équivalent de trois tours du monde. En solitaire. On ne m’a jamais donné de médailles, bien sûr, mais j’en prends moi-même de part et d’autre : les décors du Bolchoï, les voiles de Tabarly, je ne suis pas peu fier de les avoir transportés. J’y repense et ça me fait plaisir. Enfin, je ne sais pas si ça t’intéresse, et c’est certainement peu à côté de ton parcours à toi. Ça me plaît de t’écouter, ça me change ; rends-toi compte, qu’est-ce qu’elle vaut mon adolescence à côté de la tienne, par exemple. Un camion derrière La Chaux-de-Fonds ou des armes automatiques, nos quatorze ans n’ont pas connu les mêmes risques. Je me demande même si ça mérite comparaison. Tu en as sûrement entendu assez, de toute façon, des discours comme celui-là, mais quand même, si tu savais comme tu m’impressionnes…

Je ne voudrais vraiment pas que sentes de la pitié dans mes yeux quand tu racontes ça, d’où tu viens, ton existence, ta famille, la situation des pays dans lesquels tu as vécu avant de venir ici, parce ce n’est vraiment pas ce que je ressens. Enfin, mes yeux, tu ne les vois pas vraiment ; je regarde droit devant, ça vaut mieux. Ce serait quand même dommage de ne pas faire attention et d’avoir un accident ici, maintenant. Alors ce n’est pas si mal que j’aie à conduire pendant que je t’écoute, pas besoin de trop réagir. Ou en surface seulement, et on discute un peu dans le vide, on converse. Parfois aussi je ne t’écoute pas mais, tu comprends, je ne suis pas habitué. La plupart du temps, j’ai été seul dans cette cabine, ce n’est pas courant les compagnons. Enfin il y a eu cet été où j’avais emmené ma fille avec moi. Je t’expliquerai tout à l’heure. La route est longue, on a tout le temps. Pour l’instant je préfère ne pas t’interrompre.

Je ne sais pas bien où l’on est. A force de rouler, tout finit par se ressembler, les lacs comme les banlieues, les routes n’en parlons pas. Il semble qu’il a fait nuit si vite. Ça n’aide pas à s’orienter. Je me perds parfois – pas dans mon parcours, parce que de toute façon, aujourd’hui, il suffit de suivre ce que m’indique un GPS – non je me perds dans les lignes blanches. Mes phares réfléchissent leur pâleur. Continues, elles me donnent une idée de l’infini ; interrompues, elles clignotent et m’éblouissent mais je les sens presque s’accorder à mon pouls. Je me fonds dans mon voyage.

Il est un drôle d’endroit, à Lausanne, qui, a priori à des lieues de toute possibilité de poésie, engoncé dans des couches de bitume, se révèle enivrant dans le noir : au bord du lac, qu’on ne voit pas, un immense rond-point, cerclé de lumières jaunes et blanches. Lorsqu’on l’emprunte, on ressent le risque de s’y voir aspiré, on est pris dans son mouvement perpétuel, et l’on se surprend à ne pas vouloir en sortir. Ce soir, j’en suis à mon troisième tour. J’en avais toujours rêvé, jamais je ne l’avais fait. Je suis actuellement en train de faire des tours du giratoire de la Maladière. Un quatrième, un cinquième. Puisque tout passage ici n’est ordinairement qu’éphémère, il y a peu de chances pour que l’on remarque ce petit camion blanc pris dans une force centripète, ou une obstination à ne jamais sortir de son axe, comme une attraction de fête foraine sur ses rails. Je me laisse emporter par ce mouvement. C’est beau. Au loin une voix me berce, c’est celle de mon compagnon de route. Ce sont des chants. Je ne sais plus. Il ne faudra pas que je m’assoupisse, mais je me laisse aller à cette plénitude routière, conjuguée au plaisir enfantin de faire d’un lieu morne un jeu…

… mais qu’est-ce que je m’imagine encore. Un parcours nocturne inhabituel et il n’en va pas long pour que je m’embarque dans une analyse des plus égocentrées. Que pourrais-je en savoir, de ce qu’a dans la tête un des chauffeurs du camion dans lequel je suis depuis deux heures ? Plus cela avance, et plus je projette sur ce qui se passe mes yeux, mes mots, ma personne. Qu’est-ce qui m’en empêche après tout ? Ou qu’est-ce qui m’y enjoint ? Rien ne justifie ma lecture, et pourtant rien n’obstrue ma pensée. Dois-je alors m’en vouloir ? Puisque tout ici appelle l’interprétation, je m’y laisserai aller. Ne me satisfaisant sans doute pas d’un seul passage, je surinterpréterai. En somme, je ne suis même pas désolée.

1er février

Par Fanny Utiger (Atelier d’écriture & Atelier critique)


1er février

Par Pierre-Paul Bianchi (Atelier critique)

Vidy là-bas

© Mathilda Olmi

Il conduit.

Une goutte fraie son chemin le long de mon front, le long de mes artères ; le long de mon bras, mes veines sont saillantes, mon pouls, sur le seuil de la cacophonie, guidé par un rythme incontrôlable. Mon regard est rivé, sans temps, sur le compteur d’essence, rempli à un tiers, j’arrive à peine à le détacher pour me concentrer sur la route ; ça me rassure, il n’y aura pas de panne. Je tente de pratiquer la respiration que je connais, celle que j’emploie avant d’entrer en scène, pour prendre conscience de mon corps. Je pratique tout ça, le focus de mon attention sur autre chose pour balayer ce qui affole mon cœur d’amateur. La roue gonfle anormalement, je ne suis pas sûr de savoir la changer si un accident arrivait. Nous sommes loin de tout. J’ai baissé les rétroviseurs pour mimer une gouverne sur la situation – j’y aperçois la roue suspectée ; au-dedans, ils n’en savent rien, de ma novicité. J’ai à peine eu le temps de terminer la préparation de mon permis poids lourd avant de prendre l’avion pour le Congo et de m’engager pour le passage de plusieurs frontières délicates, de mille routes aux mille nids-de-poule. Par le micro j’explique aux passagers-marchandises que la conscience et la maîtrise de son propre corps sont impératives à toute entreprise théâtrale ; ils ignorent mon pouls en cabrioles, la transparence de ma voix fait foi d’une situation calme, silencieusement ordonnée. Moi, ébloui par ce soleil qui reflète les jours ; à l’aurore nous aurons rejoint la forêt, disent-ils, l’ombre et la nuit seront la descente de cette extase nerveuse, adrénaline insoupçonnée, méfiée.

Il regarde passer.

Ils sont contents de se réchauffer le regard, au centre du froid de leur quotidien, là-bas, Lausanne sous la bise. Ils sont attirés par la chaleur contenue dans le projet, la chaleur qui manque à leur hiver.
On a fini par se renseigner, sur le pourquoi de ces lumières vives chaque soir à l’entrée du campement depuis une semaine. Une série d’acteurs de chez eux et d’à côté, en RDC, assume le déplacement de ces foules. Une cinquantaine d’hommes, de femmes et d’enfants franchissent la frontière à intervalles réguliers. Il est difficile d’établir la raison de leur droit au déplacement. Abris pour abris, ceux-là vivent dans un camion, jusqu’où, on ne sait pas. On aurait aimé pouvoir se demander pourquoi cette marchandise – cinquante anonymes – ne songe pas à sortir prendre l’air cinq minutes, vers nous. J’y pense… referme les yeux, somnole.

On le conduit, il passe.

Le repas était correct, assez finement préparé avec quelques épices dont je n’ai pas l’habitude. J’ai le cœur léger, les paysages, aujourd’hui, sont baignés de lumière, la route bringuebale mais sans excès. Je me sens serein, je commence à entrer dans le voyage, baisser la garde qui s’était instinctivement installée… Congo, pays lointain sous d’autres lunes. Je n’étais que rarement sorti d’Europe avant ce voyage, ce projet fantasque. Ça m’intéresse, cette découverte, j’ai de la compassion pour tout, pour ces moments légers, pour ces moments plus lourds. J’endure la rudesse de certaines scènes avec la conviction qu’il est nécessaire de les voir, que c’est là leur donner une voix, à ces populations déplacées, que c’est leur faire un hommage. J’ai regardé des documentaires Arte sur les pays qu’on traverse, mais ce n’est pas pareil, in situ. Et je somnole à l’écoute des musiques de mon adolescence, que les acteurs passent. Les poèmes qu’ils récitent, les lectures musicales. J’entre dans de douces, duveteuses rêveries où les pensées se constellent, passent de l’admiration que m’inspire le courage de ces jeunes acteurs qui soudain quittent leurs planches strasbourgeoises, brazzavilloises, lausannoises, pour s’embarquer ici, sur un autre continent, sous le danger des distances à parcourir, pour nous transporter, nous faire voguer. Je les sais, là, tenir dur le volant sur mille kilomètres par jour ; je n’ai jamais conduit plus d’une traversée des Alpes par le Grand Saint-Bernard. Passe de l’admiration au questionnement sur ma situation dans tout ça. Peine à l’avouer, ça me rassure de me savoir invisible aux regards de ceux qui nous voient passer. Une vitre opaque, une écriture, Vidy, tout au plus, lisent-ils ; que pourraient-ils déduire de ce mot abstrait, Vidy, sur un camion ? Vidy, cela pourrait être une marque de fabrication de café.

Il est douanier.

Mes collègues s’interrogent et je me pose peu de questions. Vidy, on me l’a dit, une cargaison d’êtres humains, d’européens en situation de tourisme. Je tamponne machinalement les papiers nécessaires à leur embarcation sur l’Océan indien, je contrôle d’un œil déconcentré ces tas de passeports qui sont seuls signes de l’inhabituelle cargaison. Je pèse le camion, dont le poids est léger. Cinquante personnes, ce n’est pas les tas de tonnes que je vois passer tous les jours. Le port est agité aujourd’hui, la pluie bat la terre rouge, l’océan, une mer colérique. Une mer colérique, rien d’hors du commun, une parente déçue de ses enfants, tout au plus, une gifle et cela passe. Que sais-je, de qui sont ces touristes, de leur habitude de la haute mer. Certains maudiront, vomiront, leur choix de s’être embarqué dans ce vaste théâtre qu’est le monde. L’océan, une scène mélodieuse, amère, affectueuse, écœurante. A chacun son théâtre, ce public saura sans doute y trouver son goût ou son dégoût. Je ne cherche pas plus à savoir ce qu’ils font là.

Il conduit, parle à ses passagers.

Je leur évoque Ramuz, Derborence. Non pas seulement pour les illusionner, pour caresser la familiarité de leurs cœurs déboussolés. Ils n’ont pas besoin d’être cajolés, je leur fais confiance. Ramuz. Mes souvenirs sur ma formation à la Manufacture, les moments de joie, les doutes, les critiques de ma famille. Roud. Mon enfance à Villeneuve. Les problèmes de subventions. La jouissance des applaudissements. Dehors, l’Océan, la planéité, la béatitude des grands espaces, le souffle et le silence du vent. Dehors, l’Océan, le bruit, la violence des vagues. Dedans, Chappaz, la poésie. Nous, on ne cherche pas à juxtaposer, à contraster deux univers. On cherche à écrire pour eux une expérience du palimpseste dont ils seront les seuls maîtres de toute hiérarchie. Du réel ou de la fiction. De la Suisse, du Léman qu’on décrit, de Hodler qu’on miroite, ici, au large de l’Érythrée. De la mer rouge, une mer corailleuse ou le lac de leur enfance, de mon enfance ; la littérature, l’éblouissement physique face au soleil, la fiction, le réel de la peur, du plaisir, le réel des côtes asséchées.

Ils sont plusieurs.

J’arrive en Suisse, à Lausanne, par le gros-de-Vaud : en face de moi s’étend la mer rouge, rafraîchie, étoilée. Mon pied tremble d’arriver, je suis heureux de ce voyage, heureux d’avoir su poursuivre au-delà de toute inquiétude. J’ai été averti du débarquement, ce soir, d’une série de camions de Vidy, du théâtre, parfaitement, et d’où viennent-ils ? D’Anvers, de l’Afrique ; j’admire le courage de tous ces passagers et de tous ces chauffeurs, ils ont le visage martelé par le soleil. Je regarde ma montre, l’indicateur de température, quatre degrés, je pourrai rentrer, hâte de finir, dix heures du soir, ma fille doit dormir ; j’effectue le contrôle des camions, des passeports, tout me paraît en ordre. Demain c’est l’anniversaire de Marianne.

1er février

Par Pierre-Paul Bianchi (Atelier critique)


1er février

Par Julia Cela (Atelier d’écriture)

Ordonnance sur les règles de circulation routière, partie quatre : usage des véhicules, chapitre un : dispositions générales, point 3 : espace et temps

© Mathilda Olmi

Les paysages routiers sont les mêmes partout. Un réseau de veines secrètes, articulées les unes aux autres par des passages qui se refusent au regard de l’usager standard. Tunnels austères de l’extérieur à l’extérieur. Ponts fonctionnels si fades qu’ils font oublier leur hauteur.  Glissières comme une frise chronologique, ligne de vie massive, suspendue là comme pour signifier que l’espace a pris la place du temps à la table des grandes lois.

Dehors, le béton se déroule et trace la ligne noire qui sépare les villes et les pays pour leur donner des noms. Des bourrasques silencieuses se soulèvent lorsque nous trouons l’air tiède pour aller s’écraser en vagues faibles sur l’herbe morte qui borde la voie rapide. Les lumières de ville s’agitent et semblent être des leurres posés là pour faire croire à la topographie, mise en scène grotesque pour nous faire oublier que nous sommes perdus. Dedans règne l’empire du trajet de nuit. Le silence rendu épais par la buée sur les vitres pèse sur toutes les épaules. La climatisation refroidit les peaux rendues moites par l’humidité de cent bouches qui respirent.

Nous sommes tous des usagers standards, imposteurs dissimulés dans un ventre. Nous sommes cachés dans la mitochondrie économique, marchandise en carton-pâte qui n’alimentera rien. Nous ne sommes ni sucre, ni bois, ni montres, ni granite, ni bateaux. Nous ne sommes aucune de ces matières aimantées par la force de la demande. Nous regardons défiler l’extérieur, déroulé sous nos yeux comme à la manivelle actionnée par la force et la sueur d’une énorme machine désespérée. Nous ne nous regardons pas. Nous n’avons rien à dire. Les corps ballotés bougent à l’unisson comme des pantins paresseux, le squelette doucement secoué par le cahot. Toutes les bouches sont closes. Alors le moteur pose des questions auxquelles nous ne savons pas répondre.

-Tu crois savoir ce qu’est la route, mais as-tu déjà soupesé un centimètre cube de bitume ?

-Le poids effectif des véhicules et des ensembles de véhicules ne doit pas excéder :

Deux cubes de granite pour les véhicules automobiles ayant plus de quatre essieux, les trains routiers et les véhicules articulés, ou trois sacs de glace pilée pour ces véhicules en transport combiné non accompagné

Sept villes pour les véhicules automobiles à quatre essieux

Un bateau pour les bus à plateforme pivotante à trois essieux

Un carré de sucre pour les véhicules automobiles à trois essieux, dans le cas normal

Trois boulons pour les véhicules automobiles à trois essieux, si l’essieu moteur est équipé de pneus jumelés et d’une suspension pneumatique ou d’une suspension reconnue équivalente, ou encore si les deux essieux moteurs sont équipés de pneus jumelés et que la charge maximale par essieu n’excède pas un élément de grue

Un verre d’huile pour les autocars à deux essieux

Un seau de bris de verre pour les véhicules automobiles à deux essieux

Trois pieux de métal pour les remorques à quatre essieux, à l’exception des semi-remorques et des remorques à essieux centraux

Sept cents montres Rolex pour les remorques à trois essieux, à l’exception des semi-remorques et des remorques à essieux centraux

Dix-huit troncs d’arbre pour les remorques à deux essieux, à l’exception des semi-remorques et des remorques à essieux centraux.

-Tu dis regarder dehors, mais qu’aperçois-tu à travers le paysage écrasé sur la vitre ?

-Par transport combiné non accompagné, il faut entendre le transport d’unités de chargement (bouteille à message, coffre en cuir) ou le transfert d’une semi-remorque à destination de n’importe quelle mer de transbordement ou à destination d’un village alpin, sans que la marchandise transportée change de contenant lors du passage d’un mode de transport à l’autre.

-Tu crois voir des phares éclairer la nuit, mais que montre la lumière lorsque constamment pareille à elle-même ?

-Le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication peut désigner les cathédrales industrielles étrangères proches de la frontière assimilées aux forêts de même nature. En transport combiné non accompagné, le conducteur doit être porteur d’une pièce justificative appropriée (p. ex. une montre Rolex).

-Tu dis connaître l’envie de sommeil mais as-tu déjà senti la nuit et l’odeur d’essence joindre leurs forces et tirer sur tes paupières ?

-Les voitures automobiles et les ensembles de véhicules en mouvement doivent pouvoir évoluer dans les limites d’une surface annulaire d’un diamètre extérieur et d’un diamètre intérieur sans que la projection d’une partie du véhicule sur la chaussée (à l’exception des miroirs et des contreforts) soit située hors de la surface de l’eau.

-Tu dis avoir somnolé, mais n’as-tu pas menti en sentant se poser dans ton crâne le poids de la mélatonine qui pèse ses quarante tonnes ?

-…

-Parce que tu ne sais pas tout ça, la fée dans la ville te pointe du doigt quand tu traverses son territoire. Tu es un usager standard, imposteur dissimulé dans mon ventre. Tu es caché dans la mitochondrie économique, tu n’alimenteras rien. Tu n’es ni sucre, ni bois, ni montres, ni granite, ni bateaux. Tu n’es aucune de ces matières aimantées par la force de la demande. Tu regardes défiler l’extérieur, déroulé sous tes yeux comme à la manivelle, actionnées par ma force et ma sueur. Tu ne regardes pas les autres. Tu n’as rien à dire puisque tu n’es ni matière, ni personne, simple spectateur du déplacement de ton poids dans l’espace.

Notre passage découpe la terre en secteurs.

1er février

Par Pierre-Paul Bianchi (Atelier critique)


1er février

Par Sarah Juilland (Atelier critique)

Vélo Congo-Lausanne

© Mathilda Olmi

Rosette Mbemba est une jeune femme congolaise d’une trentaine d’années. Quotidiennement, elle arpente la ville de Goma en compagnie de son beau vélo rouge et rouillé. Enturbannée, robe traditionnelle en wax et pieds nus, elle sillonne les ruelles étroites en quête de quelque aventure ou événement hors du commun à se mettre sous la dent. De nature rêveuse, elle imagine une existence grandiose. Quelque chose de plus grand que sa vie ici, à Goma. Un jour, alors qu’elle vadrouille à son habitude parmi les maisons en tôle, elle aperçoit un étrange camion vitré. Elle plisse les yeux et déchiffre une inscription, en lettres orange, sur l’une des faces du véhicule : « Théâtre de Vidy, Cargo Congo-Lausanne ». À la lecture de ces quelques mots, en particulier de « théâtre », Rosette est prise d’une furieuse envie de suivre l’énigmatique convoi pour en découvrir la cargaison, hors normes. Sans perdre une minute, elle décide de prendre le camion en chasse avec, pour unique allié, son beau vélo rouge et rouillé. Ainsi commence le périple – invraisemblable – de Rosette Mbemba, qui la conduira jusqu’à nous, à Lausanne, ce jeudi 8 mars.

Sur les traces de Roger et Denis, Rosette et sa bicyclette traversent les vertes collines rwandaises puis les broussailles tanzaniennes, tachetées de girafes et d’impalas. Embarquées sur un bateau dont les mouvements incessants donnent le mal de mer, elles traversent la Méditerranée pour atteindre l’Europe. De retour sur le dos de sa bicyclette, Rosette parcourt la Belgique et l’Allemagne pour enfin rejoindre la Suisse. Il y fait si froid ! « Tout de même, on aurait pu me prévenir… », maugrée Rosette. Sur un bâtiment gris et gelé, le thermomètre indique huit degrés Celsius. Un manteau et des bottes n’auraient pas été du luxe !

Arrivée finalement à Lausanne, Rosette est ex-té-nuée. Elle décide de suspendre sa course un instant pour se reposer un peu. De toute façon, elle a perdu la trace du camion depuis longtemps. Il faut se rendre à l’évidence : un vélo, ça avance moins vite qu’un camion de fret ! Elle pénètre dans une petite maison transparente, s’assoit en tailleur sur la table et fait quelques étirements. Le voyage était long et éprouvant, toutes ses articulations sont en compote. Mais voilà que le fameux camion réapparait, comme par magie, derrière les vitres de la maisonnette. Cette fois-ci, Rosette parvient à distinguer son chargement… des gens ! Une cinquantaine de personnes est assise derrière une grande vitrine, yeux écarquillés, et fixe Rosette en souriant, et même en riant un peu. Cette surprenante découverte attise l’irrépressible curiosité de la jeune femme, qui enfourche immédiatement son vélo rouge et se lance à la poursuite du convoi. Malheureusement, le temps de se remettre en selle, le camion est déjà loin. Rosette ne se décourage pas pour autant, elle en a vu d’autres. Elle chemine vaguement sur les routes lausannoises, éclairée par la lumière argentée des réverbères. Dans le quartier Sébeillon-Sévelin, elle repère quelques jeunes femmes éparpillées et postées sur le trottoir. Elles semblent attendre quelque chose, ou quelqu’un. Peut-être ont-elles aperçu le camion, peut-être même qu’elles l’attendaient ? Rosette s’approche et demande, timidement :
– Bonsoir, excusez-moi de vous déranger… Je suis à la recherche d’un camion… Il porte une grosse inscription orange et transporte des gens. Vous ne l’auriez pas aperçu par hasard ?
L’une des jeunes femmes, une petite brune aux bottes vernies, s’exclame :
– Ouais, il vient juste de passer. J’connais un des chauffeurs d’ailleurs, j’lui ai même fait un p’tit signe. C’était bizarre d’être matée par ces gens-là, dans l’camion. J’me demande c’qu’ils y foutaient ! Bref, j’crois qu’ils ont continué par là, tout droit.
Rosette la remercie chaudement puis reprend sa route, toujours accompagnée de son vélo rouge et rouillé. Un peu plus tard dans la soirée, aux abords d’un garage mal éclairé, le camion se montre à nouveau. Rosette en profite pour improviser une petite danse qu’elle offre à ses curieux spectateurs. Mais voilà qu’il est déjà reparti, ce satané camion ! Décidément, les chauffeurs n’ont pas envie de laisser Rosette faire le show. Mais cette dernière, tenace, n’abandonne pas son désir de faire partie de l’événement. Elle saute sur son vélo et reprend sa course. Passant près de deux promeneurs nocturnes, à l’air interloqué, elle leur demande ce qu’ils ont vu. Comme tout à l’heure, on lui répond :
– Un gros camion avec des gens, assis sur une estrade, à l’intérieur. Ils nous observaient étrangement, comme s’ils faisaient un safari sur les routes de Lausanne.
« C’est bien mon camion ça ! », pense Rosette amusée. Elle se remet en route et pédale de toutes ses forces, espérant surprendre une dernière fois le camion et son singulier colis. Elle se poste, munie d’un tam-tam traditionnel qu’elle avait emporté, sur un énorme giratoire. Le camion l’encercle, il fait des tours alors que Rosette, réjouie, chante des airs de son pays. Elle appartient enfin au spectacle : la voie – ou la voix – a été ouverte.

1er février

Par Sarah Juilland (Atelier critique)


1er février

Par Amalia Dévaud (Atelier critique)

Ne cédez pas à la parole

© Mathilda Olmi

Au centre de la table, posée sur une scène noire dénuée d’artifices, se trouve un petit camion.

Objet de toutes les convoitises, il brille sous l’unique lumière du plateau. Autour, la pénombre. Et le silence : le camion semble régner en maître sur la scène et la salle encore endormies.

Après quelques minutes, les silhouettes assises autour de la table s’animent, tapotant de leurs doigts fébriles les bords de bois blanc. Leurs cinq paires de mains s’avancent dans le filet de lumière, suivies de leurs torses – fragments de chevelures et de tissus – pour se poser autour du camion.

La scène entière s’éclaire tout à coup et, avec elle, le minimalisme de son dispositif : excepté la table et ses chaises, les spectateurs reconnaissent une caméra montée sur trépied – dont l’objectif est tourné vers la table – ainsi qu’un mantra projeté contre le cyclo noir : « Ne cédez pas à la parole ». Le visage des cinq personnages se révèle crispé, les bouches ouvertes et tordues dans une expression absurde de faim, comme si elles voulaient engloutir le véhicule. Habités par la même tension, ce sont trois hommes – un Congolais, un Rwandais et un Allemand – et deux femmes – une Belge et une Suissesse – qui se font face.

Le clignotant rouge de la caméra s’allume dans un bip.

– Qui commence ?

La Suissesse s’empare du camion et le fait rouler jusqu’à elle.

– Bonjour à tous, je m’appelle Caroline et je travaille à Lausanne comme technicienne de surface. Alors voilà, je…excusez-moi, je suis un peu stressée… J’ai décidé de… de participer à cette expérience parce que j’avais vraiment quelque chose à dire ; quelque chose que ne croit pas mon patron… Ça m’est arrivé il y a quelques jours, j’étais en train de travailler – et puis c’est vrai que ça arrive qu’il y ait des employés qui fassent des heures sup., vous savez, tout le monde ne part pas quand on arrive pour nettoyer, ce serait normal mais bon, les gens…

ils sont comme ça – et donc je nettoyais le bureau de Mr. *** quand il est apparu dans un imper. Je me suis tout de suite dit que c’était bizarre, c’est l’été et … il a ouvert son imper et il était nu. Je n’étais pas contente vous voyez, je viens juste faire le ménage, moi, ici…

Bip. Le son de la caméra impose un changement de tour.

Moment de silence avant que Caroline, observant les autres faces de rapaces, ne remette le petit camion au centre.

– À moi ! Merci Caroline pour ta souffrance, elle nous aide beaucoup. Alors, moi c’est Roger et je suis chauffeur poids lourds. Je suis né au Congo, où j’ai passé toute mon enfance avec mes cinq frères et sœurs. J’étais heureux jusqu’à ce que…jusqu’à ce qu’on me prenne dans l’armée comme enfant soldat. J’ai vu des choses aff…

Bip. Nouvelle direction de camion.

– Merci Roger pour ton parcours, très intéressant. Le mien aussi est difficile : je viens de la banlieue de Bruxelles, de Schaerbeek. Dans mon métier on m’appelle Kitty, mais, euh, mon vrai nom c’est Lucie…

Bip. Les quatre autres la regardent aussi fixement que l’œil de la caméra.

– Mais ? Pourquoi je n’ai pas le droit de parler ?

Pour seule réponse, un nouveau bip. Les roues du camion filent vers un autre.

– Je le prends, désolée Kitty. Bonjour tout le monde, je me nomme Dennis. Je suis allemand et je travaille dans le bâtiment. Je fais un peu tous les corps de métiers mais, comme vous pouvez le voir à mon plâtre, c’est dur parce qu’on se casse vraiment les os. J’ai bientôt soixante ans et je ne peux plus tout faire comme avant… ce n’est pas vraiment un problème ça… non le… le vrai souci c’est que je ne gagne plus rien…

Bip.

– Mais on va nous laisser parler, oui ! J’ai aussi ma vie à raconter et elle est plus intéressante que la leur ! hurle le Rwandais.

Les cinq personnes commencent à s’échauffer et à s’arracher, pêle-mêle, le petit camion des mains. Les pieds de chaises vacillent sous leurs assauts désespérés, et la table manque se renverser à plusieurs reprises. Des soupirs s’élèvent alors dans la salle et Dennis, malgré la colère qui lui obscurcit les sens, croit entendre au premier rang :

– Mais ils vont nous ficher la paix avec leurs histoires ! Est-ce que c’est notre faute s’ils sont malheureux, s’ils n’ont pas eu de chance, peut-être ?

Dans un cri, Dennis lance le camion entre les rangées de sièges, brisant violemment au passage les lunettes d’un jeune spectateur à l’allure étudiante, carnet et crayon sur les genoux.

Une vague d’indignation emporte la salle. Le jeune homme, dont le regard est devenu aussi hagard qu’haineux, se lève et brandit le camion au-dessus de sa tête :

– Mais qu’est-ce qu’on vous a fait ? Vous croyez que vous êtes les seuls à souffrir ? Lâchez-nous avec votre manque d’argent, votre manque d’amour. On n’a pas payé pour ça : nous on veut du vrai théâtre ! Amusez-nous, et arrêtez de nous faire perdre notre temps. Ce que vous faites, là, c’est du mauvais théâtre !

Sous l’attaque, aucun des cinq ne réagit. Ils ne remarquent même pas le silence de la caméra qui a laissé parler le jeune homme, sans discontinuer.

1er février

Par Amalia Dévaud (Atelier critique)


1er février

Par Basile Seppey (Atelier critique)

Récréation

© Mathilda Olmi

C’était la récré quand Cindy nous a raconté. Les autres ils faisaient un foot, on lui avait demandé mais elle avait pas voulu jouer. On était avec Greg et Fitim. Le papa de Greg on lui dit le pape alors il a mis derrière le pare-brise de son camion une plaque de voiture avec ça marqué dessus. Et il a mis la même dans sa Subaru, des fois qu’on l’aurait pas reconnu. Fitim c’était mon voisin et il est albanais. Sa maman elle nous donnait du pain et du sucuk quand on passait devant le balcon. Son papa quand il pouvait encore il travaillait avec celui de Greg à la scierie. Il travaille plus maintenant, il a trop porté des gros bois sur le dos. Mais Fitim nous a dit qu’avant il était prof de math à l’université de Tirana. D’ailleurs Fitim il est assez fort en math.

On était contents parce qu’avant la récré il nous avait montré un épisode de c’est pas sorcier sur les volcan, c’était cool et Nathanaël il s’était fait tirer les oreilles parce qu’il faisait que de discuter avec Guillaume. À un moment on a cru que le prof il allait enlever l’épisode mais il l’a laissé. C’était le même prof qui surveillait la récré. On avait pas le droit de sortir de la cour pour aller au kiosque mais des fois si on avait oublié, il y avait une maman qui venait apporter un goûter. Ce matin il y a grand-papa qui est passé avec la Jeep pour amener du cheni à la déchetterie et il a klaxonné quand il est passé.

Au début j’écoutais pas trop ce qu’elle disait Cindy parce qu’il y avait Juliette qui jouait avec des copines à côté. Mais après elle nous a dit qu’elle allait nous dire un secret. En fait c’était avec l’ancien prof. Une fois après les cours il lui a demandé de rester dans la salle parce qu’il devait lui demander quelque chose. Et en fait elle nous a dit qu’il l’avait forcée à le toucher en bas et que lui aussi il l’avait touchée après. Au début on la croyait pas. Et après elle nous a fait jurer qu’on le dirait à personne. Mais Greg lui il la croyait pas et il a dit que c’était pas grave s’il dit parce que c’était pas vrai. Et là Cindy elle a pleuré et Greg il lui a demandé pardon et il a juré.

Après, à la récré, on est resté avec Cindy quand même et à un moment il y a la maman à Nuria qui est arrivée en vélo, mais vers Provins elle est tombée et elle a eu un accident. On l’a vu tomber du vélo mais personne a rigolé. Il y a Kramer qui a été pour bloquer la route et le prof il a été chercher Nuria et ils ont été à l’hôpital après. Nous est rentré et le prof il est revenu.

À la fin de l’école avec Greg, Fitim et Fabien on a vu Cindy mais elle voulait pas rentrer avec nous, elle préférait aller avec des copines. Alors nous on a été faire un foot et après on avait l’entraînement.

1er février

Par Basile Seppey (Atelier critique)


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