La Boucherie de Job
De Fausto Paravidino / mise en scène de Hervé Loichemol / du 4 au 21 octobre 2016 / La Comédie (Genève) / Critiques par Émilie Roch et Ivan Garcia.
4 octobre 2016
Par Émilie Roch
Tableau d’un monde en faillite
Entre la chambre froide d’une petite boucherie de quartier et les portes d’une grande banque se joue la parabole de Job, réactualisée à l’heure du libéralisme. Dans la pièce de Fausto Paravidino mise en scène sur les planches de la Comédie de Genève par son actuel directeur, Hervé Loichemol, Job prend les traits d’un patriarche bon et aimant, dont le commerce sur le déclin fait exploser le noyau familial. Un drame poignant, où tragique et burlesque s’entremêlent.
Tout commence lorsque le fils, le fils moderne qui a étudié et a fait ses armes dans la finance, revient des États-Unis dans la boucherie de son enfance tenue par son père. Après avoir consulté les comptes de l’entreprise, le fils tente de convertir son père au nouvel ordre économique, qui implique comme bouleversement majeur le licenciement de leur fidèle employé. Un véritable crève-cœur pour Job, forcé de constater l’invalidité de son éternelle devise : « Si c’est un problème d’argent, alors ce n’est pas un problème. » A peine les mécanismes du libéralisme se sont-ils immiscés dans le fonctionnement de la boucherie que les malheurs s’abattent sur la famille. Ruine, maladie, mort ; rien n’est épargné à ces honnêtes travailleurs.
La faillite est générale, à la fois économique et symbolique. La figure paternelle, totalement impuissante, est supplantée par celle du fils. Les valeurs chrétiennes de solidarité sociale et d’amour du prochain se révèlent incompatibles avec la religion marchande qui répond à une logique purement égoïste. Dans un monologue enflammé, le fils s’engage à sauver le commerce familial : « Demain, je sauverai ma famille. Demain, le monde me remerciera, et mon talent sera une récompense pour qui viendra chercher conseil auprès de moi. Je ferai le bien pour avoir le bien, tel est mon égoïsme. » La pièce montre toute l’absurdité et l’immoralité du libéralisme. Pour éviter la ruine de son père, le fils parie contre lui, en misant sur la faillite imminente de la boucherie. La somme récoltée par le pari, annonce-t-il, permettrait de rouvrir trois commerces. C’est oublier, comme le lui rappelle Job lui-même, qu’il a déjà été impossible d’en maintenir un seul à flot.
L’argent, ou plutôt le manque d’argent et ses conséquences, est une thématique centrale de la pièce. Les rôles tenus par les personnages des deux clowns approfondissent la réflexion à ce sujet. Tour à tour soldats romains, ouvriers de chantiers ou encore hommes de main, ils adoptent divers visages finalement tous semblables. Soumis à la précarité financière, ils ne font confiance à personne, même pas l’un à l’autre malgré leur amitié. Leurs angoisses liées au manque d’argent les poussent dans le gouffre de la folie et de la violence, leur font commettre une boucherie. Ces deux personnages ne sont pourtant pas plus méchants ou dangereux que quiconque. Dans la pièce en général, la poursuite de l’argent et l’appât du gain pervertissent les âmes et sont à la source de tous les maux. De ces malheurs jaillissent à plusieurs reprises de la bouche des personnages ces questions aussi vieilles que l’humanité : où est Dieu ? Pourquoi laisse-t-Il des innocents souffrir ? Sans apporter de réponse définitive, la tirade finale de Job suggère que la vie véritable n’est possible qu’après avoir tout perdu, abandonné toute croyance et tout espoir, renoncé au pouvoir, au savoir, à la justice. Job, devenu fou, ou devenu Dieu, un Dieu qui ne se souvient plus de la Création, réalise un miracle au moment même où il affirme en être incapable : les morts reviennent, la mémoire de sa fille amnésique aussi.
Le spectateur de La Boucherie de Job est amené à vivre deux heures de spectacle très intenses. La scène de la prière que Job soudainement converti adresse à Dieu pour sa femme malade constitue un moment particulièrement émouvant. On regretterait presque que le contraste assumé entre ce type de scènes empreintes d’une grande tristesse et certaines interventions burlesques des clowns mette fin à ces moments forts en émotions, bien que la présence sur scène des deux comparses amène à d’autres moments un vent bienvenu d’apparente légèreté. Les scènes s’enchaînent de manière fluide grâce au jeu de lever et baisser des toiles de différentes tailles, matières et couleurs, mis en place pour marquer les changements de lieux. Nul besoin d’exposer jarrets et gigots pour représenter la boucherie, les coulées de sang sont bien assez explicites pour se passer presque des pièces de viande et symbolisent la violence qui se joue sur scène. Si la scénographie joue sur la suggestion pour évoquer les différents lieux, le jeu des comédiens montre à l’inverse de manière frontale la violence de l’argent et du capitalisme, la violence physique et verbale qui régit les rapports humains, la violence de l’injustice de la vie qui frappe aléatoirement. La souffrance en devient presque palpable. Le tableau s’éclaire pourtant à la fin de la pièce : après une faillite radicale, il semble que la lumière puisse être.
4 octobre 2016
Par Émilie Roch
4 octobre 2016
Par Ivan Garcia
Dans le monde, un juste et deux clowns
Et si de la volonté de faire le Bien émergeait le Mal ? C’est l’interrogation qu’Hervé Loichemol a voulu saisir en donnant une nouvelle vie à La Boucherie de Job, de l’auteur italien Fausto Paravidino, dans laquelle le Job biblique est devenu un Job du monde contemporain. En somme, un honnête homme obligé de subir les misères du monde auxquelles son propre fils n’est pas parfaitement étranger… C’est en s’appuyant sur une scénographie moderne et astucieuse que le metteur en scène nous propose de (re)voir cette Boucherie tragicomique sous un angle alliant à la fois musique et théâtre, drame familial et comédie politique.
Le Livre de Job relate la souffrance du juste permise par Dieu. Mais que se passerait-il si ce Job devenait « moderne » et si finalement Dieu s’éclipsait ? C’est la question que pose l’auteur contemporain Fausto Paravidino dans La Boucherie de Job. Job est un honnête homme, persévérant et juste. Il a (presque) tout pour être heureux : une femme adorable, une fille aimante quoique malade, un garçon boucher qu’il considère comme son propre fils et un fils étudiant à Boston. Boucher, il possède sa propre entreprise et tout va pour le mieux. Toutefois, la crise économique frappe la petite boucherie qui voit sa clientèle diminuer et ses dettes augmenter. Tandis que la fille et le garçon boucher songent à partir en voyage pour aller contempler les dauphins, le fils décide de revenir et de reprendre les choses et sa famille en main.
La Boucherie de Job, publiée comme « comédie », se révèle en réalité plutôt tragicomique voire tragique. La violence et les événements malheureux s’y enchaînent à chaque instant, le sang y est omniprésent. La représentation s’ouvre sur fond de toile rouge. Sur scène, deux légionnaires jouent aux dés et chacun veut la victoire à tout prix pendant qu’un certain Jésus-Christ se meurt sur la Croix. Ces clowns seront par la suite barmen, démolisseurs, voyous… En ne les habillant pas en bouffons, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, Hervé Loichemol nous place face à des clowns très humains, en mesure de représenter tout un chacun soumis à un monde et des lois qu’il n’a pas choisies.
Chansons et projections nous introduisent rapidement au cœur du lieu de l’action, la boucherie de Job, aisément identifiable au fond en cellophane et au sang sur le sol. C’est là que le fils, grand businessman sûr de lui, revient trouver son vieux père et se met en tête de sauver l’entreprise familiale de la faillite. L’influence du théâtre populaire italien est saisissante en particulier dans les passages dansés et chantés lors des scènes intimes entre mère et fille ou lors des transitions entre les tableaux qui permettent aux spectateurs de se plonger dans une fantasmagorie haute en couleurs. Lorsqu’elle adapte un peu librement une course-poursuite entre les clowns et le garçon boucher, la mise en scène prend des airs cartoonesques notamment grâce à une musique entraînante et des effets visuels frappants : un moment bienvenu, plus léger, dans la tonalité générale de la pièce.
Les divers changements de décors effectués par des toiles unicolores montantes et descendantes nous transportent instantanément dans la boucherie et les bureaux d’une banque grâce aux changements de lumières et à la musique qui les accompagnent. La mise en scène prend une certaine liberté par rapport au texte original puisque le trou rempli d’immondices dans lequel Job et sa fille, invisibles aux yeux des spectateurs, se réfugient est ici l’ouvrage des clowns. En choisissant de ne pas laisser à ce moment-là Job et sa fille à la vue de tous, le metteur en scène induit une dimension quasi religieuse dans la pièce : le garçon boucher doit descendre dans le trou, tel Dieu venu chercher les misérables dans leur enfer. Un moment fort, capable de nous interroger sur la place qu’occupent les petites gens dans un monde cruel.
Finalement, La Boucherie de Job c’est l’histoire d’un homme qui ne comprend plus le monde dans lequel il vit. Il en subit le poids et finit par s’effondrer. Tandis que le fils en comprend la sombre logique et finit même par la propager, les deux clowns nous enseignent la seule voie possible pour ceux qui n’ont pas d’autre choix. Bien qu’ils puissent être méprisables, ces derniers sont les seuls à avoir le courage de le dire : si vous voulez faire différemment, « changez le berger, pas les brebis ».
4 octobre 2016
Par Ivan Garcia