Vernissage
de Václav Havel / mise en scène Matthias Urban / du 26 février au 7 mars 2015 / Grange de Dorigny / Critiques par Cecilia Galindo, Maëlle Andrey, Deborah Strebel et Camille Logoz.
10 mars 2015
Par Cecilia Galindo
Des amis qui vous veulent du bien?

Un couple de proches vous invite dans leur appartement pour passer une soirée entre amis. Rien de plus normal. Excepté lorsque le couple en question se mêle de votre vie privée et exhibe la sienne au point d’instaurer un malaise étouffant. Avec Vernissage de Václav Havel, Matthias Urban propose un spectacle plaisant et imagé qui se moque des faux-semblants et dénonce les diktats sociaux.
Lorsqu’il s’installe dans la Grange, le public entre déjà dans l’intimité (pas si intime) de Véra et Michael. Deux comédiens foulent le plateau recouvert de lino blanc, attendent, prennent la pose, et s’animent lorsque de la musique électronique envahit la salle. En rythme, ils se lancent dans une chorégraphie de gestes lents et répétés qui rappellent certaines techniques de yoga ou de tai-chi. L’arrivée d’une troisième personne mettra à fin à leur petit rituel. C’est le personnage de Ferdinand qui arrive, et il ne sait pas ce qui l’attend.
Avec Vernissage, troisième création de Matthias Urban depuis qu’il est en résidence à la Grange de Dorigny (1984 en 2013 et La Plante verte en 2014 pour le Fécule), le metteur en scène explore une fois encore les divers mécanismes de contrôle implantés dans la société d’aujourd’hui. La sphère privée est ici touchée, puisque l’on assiste à une rencontre entre amis qui prend rapidement la forme d’une tentative de corriger l’autre puis de lui imposer et exposer une vision préétablie du bonheur. Toutefois, Véra et Michael disent aimer Ferdinand, et ne vouloir que son bien. Une situation aussi sweet and sour que les clams au Chutney servis par l’hôtesse de la soirée.
On croirait le texte composé hier, et pourtant Vernissage a été écrit en 1975 dans un contexte politique passablement répressif. A partir de cette proximité avec notre actualité, le metteur en scène lausannois et son équipe se sont tout naturellement dirigés vers un univers visuel contemporain. La scénographie, minimaliste et épurée, semble renvoyer à l’esthétique design et branchée des magazines déco, ou à l’allure blanche et froide de certaines galeries d’art moderne. Mais la disposition scénique renferme aussi un aspect plus symbolique: dans cet espace en arc de cercle, délimité par des barrières blanches constituées de tiges élastiques permettant une traversée sans difficulté, les personnages interagissent dans une sorte d’arène qui, au fil du spectacle, devient une cage oppressante. Mais lequel de nos protagonistes est pris au piège ? Si Ferdinand est à plusieurs reprises victime des coups de griffes de ses amis, on se rend compte assez rapidement que, malgré leur vernis de perfection, Véra et Michael sont les fauves mis en cage.
Entre situations comiques et malaise communicatif, séquences musicales et moments de silence pesants, cette version de la pièce parvient à inclure le public tout en créant une distance lui permettant une approche critique. On en rit, on s’identifie et on prend plaisir à observer les fêlures toujours plus nettes de ces pantins de chair.
À découvrir à la Grange de Dorigny jusqu’au 7 mars ou en tournée. Une invitation qu’on ne peut refuser: vos amis comptent sur vous.
10 mars 2015
Par Cecilia Galindo
10 mars 2015
Par Maëlle Andrey
Sous le vernis

Avec une mise en scène contemporaine de la comédie en un unique acte Vernissage de Václav Havel, le metteur en scène lausannois Matthias Urban et trois remarquables comédiens réactualisent le texte avec intelligence, poésie et délicatesse. La question de l’homme, du changement perpétuel et des apparences, souvent trompeuses, est soulevée. Sous un vernis laqué, clinquant et pourtant craquelé.
Vernissage est la troisième et dernière pièce d’un triptyque (avec Audience et Pétition), composé entre 1975 et 1978 par le chef d’Etat, dissident politique et dramaturge tchèque Václav Havel. Dans ces trois pièces, l’auteur, très influencé par Beckett et Pinter, donne naissance à un personnage dans lequel il voit son double imaginaire : Ferdinand Vanek.
Dans Vernissage, ce dernier est reçu chez un couple d’amis, Michael et Véra, afin d’inaugurer et fêter leur nouvelle décoration d’intérieur…
Le public du Théâtre de la Grange de Dorigny découvre, avant Ferdinand (François Florey), l’intérieur en demi-cercle blanc, sobre, épuré du couple. Les parois sont des barreaux verticaux blancs et mobiles. Véra (Valérie Liengme) et Michael (Yves Jenny), chacun dans une douche de lumière, exécutent avec une grande application leurs exercices de yoga. Tous deux, vêtus de couleurs criardes, semblent posés, sûrs d’eux. Leurs mouvements sont distincts et séparés, avant de devenir communs et identiques : une harmonie apparente règne au sein du couple. Dans cette cage, légère comme une bulle, tout est blanc, brillant, éblouissant : ça en jette.
Fiers de mettre en avant leur « bon goût » et leurs nombreuses acquisitions (divers objets et œuvres, métaphorisés par les spectateurs), Michael et Véra accueillent Ferdinand. Enfermés dans leur prison dorée, certains de maîtriser le monde qui les entoure, les deux amoureux affirment qu’un « homme ressemble à son gîte ». En effet, l’« intérieur » est polysémique : c’est l’habitat, mais aussi la personnalité. Pourtant, dans cette pièce, l’intérieur clinquant des amoureux ne reflète aucune « profondeur ». Il symbolise en réalité l’extérieur, la vitrine, l’apparence des locataires, qui se sont construit une identité sociale qui ne cesse d’évoluer…
La musique, émanant d’un juke-box high-tech blanc qui remplace la pendule à musique rococo du texte original, rythme la pièce comme une chanson : un refrain de musiques ramenées de Suisse par Michael et des couplets faits de petites scènes. A chaque nouvelle saynète, le couple se transforme et progresse : changements de vêtements, de coupes de cheveux (tantôt attachés, tantôt sur les épaules), de manières d’être… d’apparences.
Dès son entrée chez ses amis, Ferdinand, qui est le seul à vraiment rester lui-même, est pris au piège de cette cage, dont l’effet d’enfermement est accentué par les astucieux jeux de lumière. Cet espace brillant est parfois ouvert sur l’extérieur : Véra et Michael en sortent aisément. En franchissant les barreaux, atteignant alors le sol noir (en contraste avec la blancheur pure du sol de la « bulle ») de l’arrière-scène, les deux protagonistes quittent également leurs apparences pour n’être qu’eux-mêmes : une femme et un homme irrités, vexés, sensibles. Pour Ferdinand la cage est infranchissable. Prisonnier des idéaux et convictions de ses hôtes, il est contraint de se voir asséner des leçons de morale. Michael et Véra se donnent comme modèle de perfection. Ils se complimentent. Se vantent. Se comparent. Entre monstration, démonstration et exhibition, ils « enseignent » à leur invité la vie de couple et de famille, la vie sexuelle, les divertissements, la santé, la nourriture, la profession idéale… La tension monte et tient le spectateur en haleine. L’excellent jeu des trois comédiens de la Compagnie générale de théâtre (fondée en 2006) sublime la mise en scène symbolique, dynamique et truffée d’humour de Matthias Urban, comédien présent aussi bien dans le monde théâtral qu’au cinéma et à la télévision.
« Nous te voulons du bien », « on t’aime énormément », « tu es notre meilleur ami » : paroles répétées à plusieurs reprises, qui sonnent de plus en plus faux. Peu à peu les apparences s’estompent : les personnages de cire deviennent humains. Les caractères refont surface. Le vernis, si lisse et brillant, se craquèle, jusqu’à éclater. Véra, véritable « poupée Barbie », sophistiquée, stéréotypée, qui symbolise le mieux la superficialité des apparences, est détruite. « Tu ne peux pas nous laisser », « que veux-tu qu’on fasse sans toi ? » demande-t-elle à Ferdinand, avouant ainsi que son couple n’existe vraiment que par le regard (admiratif si possible) d’une tierce personne…
Méfiez-vous des apparences, mais rendez-vous chez Véra et Michael, pour le vernissage de leur décoration d’intérieur, au Théâtre de La Grange de Dorigny jusqu’au 7 mars ; du 10 au 22 mars au Théâtre des Osses à Givisiez et du 26 au 28 mars au Petithéâtre de Sion.
10 mars 2015
Par Maëlle Andrey
10 mars 2015
Par Deborah Strebel
En mettre plein la vue pour exister

Présenté par la Compagnie Générale de Théâtre (CGT), Vernissage démontre que les amis ne nous veulent pas forcément que du bien. Ce spectacle drôle et oppressant à la fois, aux tonalités eighties, clôt brillamment les trois saisons de résidence du metteur en scène Matthias Urban à la Grange de Dorigny.
Un homme et une femme enchaînent, face au public, d’un air très sérieux et concentré, une série d’exercices de yoga, sur une musique « électro-vintage », rappelant les expérimentations de groupes comme Kraftwerk ou encore Yello dans les années 1980. Ils sont interrompus par l’arrivée de Ferdinand. Véra et Michael l’ont effectivement convié à célébrer leur nouvel aménagement intérieur.
Epuré, dominé par un éblouissant blanc immaculé, cet espace aseptisé n’est muni que de trois cubes à roulettes recouverts de fourrures ainsi qu’au centre, d’un juxebox rectangulaire, dont l’écran laisse apparaître, à chaque lancement de titre, des formes multicolores en mouvement, comme les carrés fluos du jeu Tetris. Tout autour, de fins fils verticaux blancs délimitent ce salon en demi-cercle. Tendus, ils vibrent après chaque passage, telles les cordes d’une harpe. Bien qu’étroits et de couleur claire, ils font échos aux barreaux d’une prison. Pertinent choix de scénographie qui souligne l’isolement du couple dans une cage dorée.
Après s’être vantés de leurs biens matériels, Véra et Michael louent l’intelligence précoce de leur enfant et ne cessent de se glorifier l’un et l’autre dans une spirale d’auto-congratulations dont le but est d’imposer leur propre vision du bonheur à Ferdinand, qui d’ailleurs ne paraît absolument pas partager les mêmes aspirations snobs et luxueuses. La soirée fait surgir un florilège de situations embarrassantes pour Ferdinand. Pris au piège, il ne parvient pas à échapper à ce duo parvenu et donneur de leçon. Il écoute en silence leurs nombreuses remarques acerbes, et ceci qu’elles portent sur sa vie amoureuse ou sur sa profession.
Cette résistance passive n’est pas sans rappeler la révolution de velours qui s’est déroulée en Tchécoslovaquie du 16 novembre au 29 décembre 1989 et à laquelle l’auteur de la pièce, Václav Havel a activement participé. Vernissage fait partie d’un triptyque rédigé quelques années plus tôt, entre 1975 et 1978, qui lui avait valu d’être condamné pour délit d’opinion. Matthias Urban offre une actualisation brillamment réussie de la pièce, notamment par le choix d’un décor futuriste mais aussi grâce à la scène initiale chorégraphiant les mouvements de yoga, pratique particulièrement à la mode en ce moment. Le thème de la résidence du metteur en scène à La Grange de Dorigny était la surveillance, le contrôle de l’individu au sein d’une collectivité. Déjà traité dans deux spectacles (« 1984 » en 2012, « La Plante verte » en 2014), il est ici décliné dans la sphère privée. Les proches peuvent également exercer de fortes pressions psychologiques : c’est précisément ce qui est montré dans la pièce. Véra et Michael inondent leur hôte d’une pluie d’acides remontrances portée par une logique comparative et qui se révèle, finalement, dénigrante. En résulte une farce grinçante montrant la vanité du projet de contraindre un individu à un certain mode de vie, le tout dans une atmosphère pop et branchée.
10 mars 2015
Par Deborah Strebel
10 mars 2015
Par Camille Logoz
Invitation comique

Véra et Michael convient leur meilleur ami au vernissage de leur nouvelle décoration d’intérieur ; ce vernissage, c’est aussi celui de la nouvelle vie que les amis de Ferdinand souhaitent lui imposer, ou celui qu’ils apposent à leur vie de couple et qui se craquèle au fil du spectacle… Car la soirée tourne mal.
L’intrigue s’intègre bien dans le thème choisi par le metteur en scène Matthias Urban pour sa résidence de trois ans au Théâtre de la Grange de Dorigny : surveillance et contrôle de l’individu. La pièce, écrite en 1975 par Václav Havel, qui fut résistant au régime communiste en Tchécoslovaquie avant de devenir président de la République Tchèque, transpose le thème d’une société totalitariste dans le cadre beaucoup plus intime d’une soirée entre amis. Bien que le texte soit directement lié à la vie et aux combats de son auteur, Urban n’en propose pas une lecture politique. On assiste toujours à une tentative d’unification et d’enrôlement dans une pensée unique, mais le travail d’actualisation effectué centre la problématique autour de l’individu et de la société capitaliste contemporaine. Le couple bobo fier de sa nouvelle déco qui sous couvert de liberté des mœurs (Véra et Michael aiment vanter l’ouverture de leur sexualité) cache en réalité un conservatisme extrême (la femme appartient à son mari) fonctionne et provoque un sentiment de déjà-vu, faisant apparaître quelques sourires narquois dans le public.
La scénographie rappelle un magazine d’architecture d’intérieur actuel : nette dominance du blanc, chaîne hi-fi à la fois high-tech et vintage, peaux d’animaux apportant un côté rustique à cette décoration moderne… La scène est délimitée par un arc de cercle. Le jeu de lumière et la performance des acteurs, selon qu’ils tournent énervés comme des lions en cage ou circulent de part et d’autre de la structure, transforment à volonté ce seuil en cage.
D’entrée, nous adoptons le point de vue de Ferdinand : nous avons le même regard involontaire et accidentel sur les exercices de yoga du couple et sur Véra qui se change en arrière-plan, sans même faire mine de se cacher. Dans ces scènes d’exhibitionnisme, le regard de Ferdinand fuit vers le public qu’il semble inviter à partager son incrédulité face à l’absurdité des leçons de vie administrées par ses amis.
On rit beaucoup face à ces bourgeois-bohèmes qui se délectent de leurs nouvelles acquisitions décoratives (prétexte de la visite), artistiques (les disques de Suisse), alimentaires (les clams et le chutney), voire même… humaines (leur exceptionnelle progéniture). L’interprétation des comédiens souligne le faste ridicule de ce mode de vie. L’intention comique est claire, et son côté très marqué pour les personnages de Véra et de Michael est peut-être ce qui empêche que le spectateur ne s’identifie autant à eux qu’à Ferdinand et qu’il ne se sente pas concerné par la menace que représentent ces systèmes d’inclusion et d’exclusion sociales. Il n’y a pas d’ironie, pas d’ambivalence, pas d’inconfort, pas de malaise. Le spectateur reste donc spectateur et cette distance fait que sa seule implication émotionnelle au drame est une frustration crescendo face à l’égoïsme du couple et à la passivité de Ferdinand. Cette progression linéaire mène pourtant à une issue inattendue : on comprend enfin l’acharnement de Véra et Michael à prouver la pertinence de leur mode de vie et l’harmonie qu’ils pensent incarner. Une fois le rideau tombé, on reste pourtant dans le doute. Rien ne nous dit si la résistance passive de Ferdinand débouchera sur une rébellion plus ferme ou s’il se fera engloutir par la bienveillance excessive de ses amis…
10 mars 2015
Par Camille Logoz