Par Suzanne Balharry
L’Affaire de la rue de Lourcine / Si ce n’est toi / d’Eugène Labiche et d’Edward Bond / mise en scène Eric Salama / du 28 octobre au 16 novembre / Théâtre du Grütli
Dans ce diptyque, deux genres théâtraux qui s’opposent sont mis en parallèle pour dévoiler les traits profonds qui les assemblent. Eric Salama s’attaque à un vaudeville d’Eugène Labiche, L’Affaire de la rue Lourcine, qu’il présente avec le spectacle qu’il a monté en 2012, Si ce n’est toi d’Edward Bond. La comédie est vue au filtre du drame et le drame au filtre de la comédie. Présentées l’une après l’autre, les deux pièces se font écho, faisant ressortir de façon ultime le manque d’empathie et la propension au meurtre des personnages, dans l’un comme dans l’autre cas.
Le vaudeville, représenté pour la première fois en 1857, présente l’histoire de deux bourgeois. Le lendemain d’une soirée bien arrosée, ils se réveillent sans aucun souvenir de ce qui s’est passé la veille. Ils apprennent qu’un meurtre a été commis et se rendent compte que tout les accuse. Ils décident alors de tuer sans scrupule tous ceux qui sont susceptibles de découvrir leur crime. Une pièce qui raconte, bien que de manière comique, une sombre histoire.
La pièce d’Edward Bond a été écrite au début du XXIe siècle. Son intrigue se déroule en 2077. La société a effacé toute marque du passé, pris la décision d’oublier les liens et les sentiments. Les hommes, une fois tous leurs désirs satisfaits, ont peu à peu perdu la mémoire et avec elle leur humanité. Un couple vit au quotidien dans une pièce où ne se trouvent qu’une table et deux chaises. La femme attend chaque jour son mari qui traque sans pitié les quelques résistants au nouveau système. Un drame cruel, dont la puissance du texte apporte beaucoup au spectacle et où le sadisme est si marqué qu’un rire jaune gagne le spectateur.
La mise en scène d’Eric Salama met l’accent sur l’artifice du jeu théâtral. Les acteurs exagèrent certains aspects de leur jeu pour rendre le spectateur conscient de l’horreur de la comédie et de l’humour du drame. L’ouverture du spectacle se présente comme une série de répétitions et le temps qu’elle donne au spectateur pour découvrir le décor et les personnages est surprenant. Il devient pourtant peu à peu clair que les exagérations ont pour but de dépasser le comique pour montrer, par l’énormité de leurs actions, la cruauté profonde des personnages.
La transition entre les deux pièces se fait par la projection sur l’ensemble du décor d’une ville en noir et blanc dont les bâtiments s’effritent et s’effondrent. Les fioritures du vaudeville sont dissimulées sous des toiles noires. La vision du futur selon Edward Bond s’installe. La scénographie s’adapte aux deux pièces tout en leur donnant des traits radicalement différents. Elle donne une grande place au décor et souligne ainsi le contraste entre le mobilier des bourgeois, coloré et empli de babioles superflues, et celui de l’autre couple, qui ne comprend que le strict nécessaire.
La mise en parallèle des deux pièces met surtout en valeur le manque d’empathie des personnages de l’une comme de l’autre. Ils sont prêts à tout pour préserver leur confort, choisissant d’oublier ce qui les dérange et de tuer ceux qui s’en souviennent. C’est une vision du monde effrayante que présente ce spectacle, à voir jusqu’au 16 novembre au Théâtre du Grütli à Genève.