Noirs vaudevilles

Par Maryke Oosterhoff

L’Affaire de la rue de Lourcine / Si ce n’est toi / d’Eugène Labiche et d’Edward Bond / mise en scène Eric Salama / du 28 octobre au 16 novembre / Théâtre du Grütli

Copyright : officiel

Eric Salama fait le pari d’un diptyque composé d’un vaudeville d’Eugène Labiche (L’affaire de la Rue Lourcine) et de Si ce n’est toi, cynique pièce apocalyptique d’Edward Bond. Le thème de l’oubli servira d’efficace fil rouge à ces deux mises en scène – supposées s’éclairer mutuellement – mais si la mécanique comique de Labiche dynamise agréablement le texte de Bond, la noirceur des personnages peine à se manifester.

« Rue Lourcine : Du sang dans le charbon » titre le journal projeté en fond de scène. Lenglumé, petit-bourgeois, se réveille le cerveau encore embrumé d’alcool : impossible de se souvenir de son souper de la veille. Aurait-il tué la jeune charbonnière dont parle Le Petit Journal ? Le charbon reparaît sur ses mains « comme la trace de sang de Macbeth ». Dans le doute, il s’agira d’éliminer purement et simplement les témoins potentiels. La critique d’une bourgeoisie prête à se muer en psychopathe pour conserver ses privilèges se veut grinçante mais les rouages scéniques du vaudeville – genre exigeant entre tous – tardent à se mettre en place.

A ce vaudeville à la mise en scène plutôt classique (jeux de portes et placards, comédiens volontairement outranciers, comique de répétition) succède Si ce n’est toi : l’action se déroule en 2077, 240 ans après L’affaire de la Rue Lourcine, dans une société ayant banni tout ce qui touche à la mémoire. L’étagère de tasses et théières, le placard, le paravent : tout l’intérieur bourgeois de la première partie est recouvert de draps. L’unité de lieu sera conservée et seules demeurent sur le plateau central les deux chaises, la table – dont on a ôté la nappe – et la porte d’entrée. A cette porte viendra frapper un homme prétendant être le frère de Sara, la femme qui vit là (la comédienne qui interprétait l’épouse du bourgeois joue désormais celle de l’homme qui tenait le rôle du domestique). Le frère, aux allures de clochard, porte avec lui un objet prohibé : une photographie. Cette arrivée va chambouler la vie du couple, occupé à se chamailler pour savoir si Jams, le mari, s’était assis ou « juste appuyé » sur la chaise de Sara. Et voilà que l’étranger ose s’asseoir sur leurs chaises ! S’ensuivra un débat kafkaïen drôlatique, porté par un jeu très physique des comédiens qui interprètent le texte – splendide – avec une énergie semblable à celle utilisée dans le vaudeville. Le propos est pourtant dense : comme, autrefois, les gens avaient tout, ils aspiraient à la simplicité. Elle a fini par leur être imposée par le gouvernement, pour leur bien. Tout comme l’abolition du passé. Dans cette dystopie (le décor se mue en ruines urbaines, projetées en noir et blanc) il y a des « poussées de suicide ». Tous se jettent depuis le haut d’un pont ou se poignardent : « de toute façon, ils font tous la même chose, quoiqu’ils fassent » raconte Jams avec mépris. Alors qu’est évoquée l’image, d’une force poétique déchirante, d’une vieille femme accrochant un tableau interdit parmi les ruines, Jams, jusqu’au bout, ne se souciera que de son confort, de ce que diraient les voisins si, par exemple, sa femme mourrait devant leur pas de porte, juste pour se venger de cette histoire de chaise. L’obsession pour son métier, agent de sécurité, fait écho à la deuxième colonne du Petit Journal de la Rue Lourcine, qui annonçait l’augmentation de l’insécurité.

De la légèreté à la noirceur, l’idée d’une mémoire nécessaire à la construction de notre identité se dessine. Le britannique Bond (né en 1934 et pour lequel la question du devenir humain est marquée par la Deuxième Guerre mondiale), qui semble a priori éloigné de l’univers de Labiche (né à Paris en 1815), affirme pourtant avoir écrit Si ce n’est toi « à la manière d’un vaudeville à la française ». C’est ce jeu de miroirs qu’Eric Salama – familier en tant que comédien ou metteur en scène des textes de Koltès, Gatti ou Shakespeare – a décidé de travailler en poussant, par des jeux de surenchères, le rire dans la violence et le cynisme dans la farce.

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