Yvonne, princesse de Bourgogne

Yvonne, princesse de Bourgogne

d’après Witold Gombrowicz / conception et mise en scène Geneviève Guhl / du 27 février au 8 mars au Théâtre La Grange de Dorigny à Lausanne / du 8 au 11 avril à la Comédie de Genève / vendredi 2 mai à 20h15 au Théâtre Valère à Sion / du 9 au 10 mai au Théâtre Belle Usine à Fully / Critiques par Deborah Strebel, Jehanne Denogent, Joanna Pötz, Aline Kohler et Maryke Oosterhoff.


1 mars 2014

Cachez donc cette princesse que je ne saurais voir !

© Isabelle Meister

Fresque décalée et composite mêlant farce, absurde et tragédie, Yvonne, princesse de Bourgogne raconte l’histoire d’un prince rebelle ayant pris le parti fou d’aimer une fille du peuple, laide, insignifiante et d’une inquiétante timidité. Sa venue à la cour va bouleverser habitudes et convenances, poussant l’ensemble de la souveraineté à la folie.

Sur une musique dissonante apparaît un couple discordant. Une reine, grande et majestueuse interprétée avec tant d’élégance par l’une des figures incontournables de la culture alternative genevoise, Greta Gratos, s’élance aux côtés de son petit mari aux cheveux en bataille dont les tempes sont aussi grisonnantes que bleutées, incarné à contre-emploi par Julia Batinova. L’imposant charisme de Marguerite contraste alors fortement avec la petite taille d’Ignace, chef d’État semblant plutôt vouloir jouir du pouvoir sans en assumer l’ensemble des implications. Geneviève Guhl a donc choisi d’insister sur le décalage que le texte poétique et philosophique de Witold Gombrowicz laisse entrevoir. Et quelle riche idée d’allier ainsi la toute première pièce du dramaturge polonais à un univers fantasque et coloré. Monde dans lequel, un valet, muni d’une cagoule en cuir sadomasochiste, croise des dames de la cour badines exhibant sans complexe leurs bas résilles sous le nez du prince Philippe. Blasée par ces occupations, sa jeune majesté semble en mal d’action. Heureusement, il va faire la connaissance d’une fille complètement banale, insignifiante, dépourvue de charme à tel point qu’elle fait honte à ses propres tantes. Malicieux dans l’âme, le prince décide de relever le défi insensé de la chérir, intégrant ainsi cette jeune créature au sein de la royauté. Muette et passive, Yvonne interpelle. Habillée d’un fin voile brodé laissant entrevoir sa nudité, elle s’abandonne aux regards de tous. Scrutée comme une bête curieuse, une étrange espèce inconnue, elle ne laisse échapper aucun mot de sa bouche devant un prince surexcité et une cour ébahie. Mais peu à peu, elle va déranger. Par son mutisme, elle devient une sorte de miroir dans lequel chacun contemple son propre reflet. Elle révèle ainsi les sombres angoisses des personnes qui l’observent. Grâce à ses silences, elle décontenance ses interlocuteurs, renvoyés à leurs secrets les plus intimes. Par son simple regard, elle perce les failles de tous. C’est ainsi que, contre toute attente, son apathie commence à générer de multiples dynamiques. D’objet de fascination, elle devient alors ennemi public numéro 1.

Ce subtil changement de statut s’opère, non sans cruauté, à travers une série d’épisodes joués, chantés et mêmes dansés. La pluralité des formes fait écho à la multiplicité des genres perceptibles tels que l’absurde, le burlesque, la farce, la comédie de mœurs ou encore la tragédie. La musique participe pleinement à ce délicieux mélange de styles en alternant harmonium, bandonéon et riffs de guitare électrique. L’ensemble forme un tableau rock’n’roll, cynique et beau interrogeant des questions sociales. Tiraillé entre une haute aristocratie et un milieu modeste, Witold Gombrowicz a ainsi esquissé dans cette pièce, une lutte du haut avec le bas, en présentant une jeune demoiselle issue du peuple faisant trembler l’élite. Une fois de plus, la compagnie « l’ascenseur à poissons » s’intéresse à des problématiques sociales car Geneviève Guhl, la fondatrice et metteure en scène, apprécie particulièrement le fait de lier la réflexion à la beauté. Pari brillamment réussi à l’aide de cette peinture distordue et haute en couleur dont l’esthétique est minutieusement soignée.

1 mars 2014


1 mars 2014

Yvonne, ou les malheurs d’une limace

© Isabelle Meister

Yvonne, Princesse de Bourgogne, propose un portrait noir et grinçant de la bienséance, de l’institutionnalisation des mœurs ainsi que le récit du destin malheureux d’une triste princesse.

Il était une fois un prince charmant, beau et intelligent. Arrivé à l’âge de raison, vint le moment où ses parents lui dirent gravement : « Fils, il est temps de trouver demoiselle à ton pied. ». Les attentes étaient grandes : la jeune fille devait avoir l’éclat du diamant, la peau de la pêche et la sensualité d’une nymphe. Le prince Philippe revint, victorieux et arrogant : il avait trouvé l’escarpin parfait, Yvonne. Sous les yeux horrifiés des royaux géniteurs, pourtant, non pas une naïade mais une guenon. Ou plutôt une limace. Etait-ce un crapaud ? Bref un laideron.

C’est un conte à l’envers qu’écrivit Witold Gombrowicz en 1938. Si l’amorce s’annonce bouffonne, la pièce est loin d’être destinée aux enfants et dément rapidement l’idée du prince comme héros – qui en aurait tous les traits identifiables pour le spectateur. Yvonne est le personnage déclencheur de l’action et pourtant c’est une présence en creux, à la fois indéfinie et silencieuse, trou noir qui fait tournoyer autour d’elle la cour, brillante et agitée. Son influence sur les membres de la cour n’en est pas moins grande. Sur ce corps immonde, libre à eux de projeter ce qu’ils désirent, ce qu’ils redoutent, ou de se projeter eux-mêmes. Yvonne prend une importance démesurée, celle que chacun lui donne. Elle devient tour à tour objet de fascination, de désir, de dégoût, de mémoire, de folie. À force de tourner autour d’elle, ils finiront en effet par perdre la tête.

Il fallait un jeu tout en subtilité pour incarner ce non-personnage, à la fois absent et présent. La comédienne Ilil Land-Boss y parvient avec adresse. Face à son impassibilité, les autres acteurs mènent leur recherche corporelle dans une autre direction. Ronds de jambes, bonds distingués et courbettes gracieuses forment la danse frénétique d’une aristocratie superficielle et enfermée dans des codes et comportements sociaux. La Compagnie « l’Ascenseur à Poissons », dans une ligne de théâtre engagé, s’empare de ce texte à contestation qui dénonce la tyrannie des canons de beauté. Comment l’altérité peut-elle survivre dans une société régie par les convenances ? Yvonne ne joue pas le rôle attendu et c’est terrifiant pour ce monde d’apparat. Par le choix de la distribution, Geneviève Guhl taquine, vient encore titiller le point sensible de la question des catégories : une femme joue le roi, un homme la reine. S’il y a bien un mec, selon nos modèles sociaux, ce serait le roi, mâle farci de testostérone. Présupposé démenti avec humour par cette distribution. C’est toute une interrogation sur les questions sociales qu’ouvre la metteure en scène dans cette pièce, amenée de manière intelligente, riche et pertinente.

Comment l’histoire devrait-elle finir, déjà ? Quelque part dans l’ennui, entre marmots joyeux et bonheur pailleté. Le texte de Gombrowicz et la compagnie « l’Ascenceur à Poissons » renvoient le conte de fée au loin dans son monde imaginaire et en proposent au contraire une version non pas sautillante mais noire, interrogatrice et dense.

1 mars 2014


1 mars 2014

Un désordre pervers

© Isabelle Meister

Mélange pêle-mêle de comédie, tragédie, farce et absurde, Yvonne, Princesse de Bourgogne, jouée par la cie L’ascenseur à Poissons, inverse toutes les conventions – un homme joué par une femme, une princesse laide fiancée au prince héritier, une comédie qui trouve une fin bien tragique – pour faire rire mais aussi pour déranger, et qui, finalement, laisse un peu perplexe.

La pièce raconte l’histoire d’une pauvre et laide roturière, Yvonne, que le prince héritier, par moquerie et rébellion, emmène à la cour afin d’en faire sa fiancée. Elle, dont le mutisme et la débilité dérangent, y est la risée des courtisans et la honte de la famille royale qui ne sait qu’en faire. Puis, devenue source de jalousie et angoissante présence, elle est le bouc-émissaire, objet de haine, que tous les personnages veulent assassiner. En bref, Yvonne, en n’ouvrant presque jamais la bouche et précisément en ne faisant rien, sème la discorde et le désordre dans une cour devenue folle. Ainsi, de ce qui semblait être une comédie, voire une farce, la pièce devient tragédie grinçante en se soldant par l’assassinat en grande pompe de cette princesse de Bourgogne. Cette pièce, comme ce passage de la comédie à la tragédie et l’instabilité de registre le montrent, se moque des conventions génériques et adopte un ton légèrement parodique. Par exemple, le roi, la reine, le chambellan, le prince et les courtisans, tournés en dérision, sont autant de personnages évoquant le théâtre shakespearien. À ce titre, Yvonne, Princesse de Bourgogne, écrite en 1938, est, comme beaucoup des œuvres suivantes du polonais Witold Gombrowicz,  provocatrice et subversive tout en alliant légèreté et comique.

La mise en scène originale de Geneviève Guhl insiste précisément sur les renversements et le désordre inhérents à la pièce pour en faire une création « à contre-courant » qui s’intègre au projet esthétique de L’ascenseur à Poissons. Ainsi, le roi Ignace est joué par une femme, la reine par un homme,  les vieilles tantes cocasses d’Yvonne sont jouées par des hommes, les mêmes d’ailleurs qui incarnent les conseillers ridicules du roi – drôlissimes, eux aussi –, alors que ce n’est pas le cas pour les autres personnages. Côté costume, c’est là encore le désordre, entre un roi habillé en costume complet bien net, les courtisanes aux robes à moitié défaites et Yvonne en habits transparents. Le décor même est un assemblage modulable de chaises et de tables ainsi que de panneaux où sont projetées des images changeantes, difficiles à interpréter et peut-être pas suffisamment exploitées. Cette mise en scène est complétée par des bandes sonores oscillant entre chanson française, musique électro et bruits désagréables, mélodies cacophoniques sur lesquelles les personnages chantent. Finalement, comme le dit la reine, il en résulte un « désordre pervers » – pervers parce que la cacophonie ambiante fait mal aux oreilles et, surtout, parce qu’à l’origine de l’intrigue est une farce malsaine et méchante concoctée par le prince héritier dans le but de semer le désordre et de critiquer.

Même si la mise en scène reflète bien le mépris léger pour les conventions du théâtre typique de l’œuvre de Gombrowicz, elle ne réussit pas complètement à faire signifier le chaos sous-jacent qu’elle révèle, peut-être par manque de consistance ou d’uniformité. On a du mal à se faire une idée précise de l’interprétation que la mise en scène tente de faire de la pièce, ainsi que du sens qu’elle lui donne. Dommage.

Yvonne, Princesse de Bourgogne, difficile d’accès, donc,  mais dont on retiendra surtout la mise en scène originale et quelques moments cocasses, est à voir à La Grange de Dorigny jusqu’au 8 mars.

1 mars 2014


1 mars 2014

Yvonne, la différence sacrifiée

© Isabelle Meister

La Grange de Dorigny accueille cette semaine sur ses planches une farce au dénouement funeste. La pièce de Witold Gombrovicz Yvonne, princesse de Bourgogne est un enterrement de la rebellion, et même plus, une tragédie de la liberté d’être. Une mémorable performance de la Compagnie L’ascenseur à poissons/cie et de la metteure en scène Geneviève Guhl.

Le piano préparé de Géraldine Schenkel donne le ton. Accordé (ou plutôt  désaccordé) et arrangé de manière non-traditionnelle, il fait une entrée dissonante et presque tonitruante. Un effet déglingué qui se répercute à tous les niveaux du spectacle pour obtenir un tableau final unifié dans l’absurde. L’histoire d’Yvonne, pauvre fille insignifiante subitement devenue la fiancée du Prince Philippe épris d’ennui et la bête de foire de toute une cour, vous est mise en scène avec facétie.

Le décor (Eliane Beytrison) est sommaire, mais évoque avec efficacité l’ambiance grinçante et peu accueillante de la Cour. Les costumes (Anna van Brée) reflètent le statut grotesque d’une noblesse qui, à l’instar de l’épaisse couche de maquillage de la reine Marguerite, se cache derrière le masque des bonnes manières. Débridés, ils mettent en scène une aristocratie mise à nue et forcée de faire face à sa propre aliénation. Ridicules, telle la couronne du roi Ignace en papier, ils accentuent le côté dérisoire de la noblesse. Et au centre de l’attention, Yvonne, pâle et immobile comme une poupée de porcelaine, qui apparaît dans le plus simple appareil burlesque sous sa chemise de nuit informe en voile blanc.

Tout s’acharne à dénoncer une aristocratie qui n’a ni courage ni prestance et dont le cheval est petit, en bois et à bascule. Le pouvoir est sans cesse raillé, jusque par le choix de la distribution des rôles : le roi est joué par la comédienne Julia Batinova et la reine par le comédien Pierandré Boo alias Greta Gratos. L’effet délirant produit une grande impression sur les spectateurs captivés sans relâche durant les deux heures qu’a duré la pièce.

Autour de l’apathie d’Yvonne règne une grande agitation physique, mais aussi verbale. Le texte de Witold Gombrovicz joue constamment avec les mots, les niveaux de langues et les langues elles-mêmes. Les anachronismes aussi sont nombreux, sans que cela ne semble perturber les personnages. Ainsi, le prince enquête sur le « sex appeal » d’Yvonne et le roi « s’tape un bridge » au milieu des formules plus traditionnelles d’une cour aristocrate d’un autre âge. L’atmosphère qui en découle est comique et démentielle.

Le grotesque de la cour de ce royaume imaginaire n’en finit plus de se décliner. Un tourbillon de folie habilement déclenché par Yvonne, un personnage prétexte qui donne corps au concept de non-conformité. Tout ce que la noblesse préférerait ignorer, ses faiblesses et ses vices, s’y reflète. Le Prince Philippe le dit : Yvonne est « faite pour rendre fou ». Yvonne, celle qui réussit à faire s’incliner devant elle toute une cour de nobles. Celle qui, avec sa disparition, signe la victoire du conformisme, symbolisé par le Prince Philippe qui finit par céder à la pression et s’agenouiller sur sa liberté.

Yvonne, princesse de Bourgogne au théâtre de la Grange de Dorigny est un spectacle fascinant et décalé qui nous plonge dans un univers drôle et absurde. Une expérience plutôt inconfortable, sans être pour autant déplaisante. Une réussite sur toute la ligne.

1 mars 2014


1 mars 2014

Il y a quelque chose de pourri dans le Royaume de Bourgogne

© Isabelle Meister

Farce tragique, Yvonne, princesse de Bourgogne travaille habilement l’idée de différence.

Les accords d’un harmonium débraillé retentissent dans le noir. La lumière se fait et un couple, dissonant lui aussi, paraît : Greta Gratos – égérie de la scène alternative genevoise – incarne une reine posée et majestueuse et Julia Batinova campe à la perfection un petit roi débordant d’une ridicule énergie. Ces derniers seront les garants des protocoles de ce royaume imaginaire (« Bourgogne » semblant ici renvoyer davantage au vin qu’à l’Histoire) et se montrent déroutés de voir leur remuant fils introduire une disgracieuse et apathique fiancée. Cette dernière lui est si insupportable que, lassé des convenus jeux de cour, il a décidé de l’aimer.

Bientôt toutefois, la passivité et le mutisme d’Yvonne – seuls deux mots sortiront de sa bouche – ainsi que les grands yeux qu’elle balade nonchalamment sur scène, seront autant de miroirs renvoyant le jeune prince, puis l’ensemble des protagonistes, à leurs insoutenables angoisses et leurs vains mouvements. La lourde présence de celle avec qui l’on pouvait « tout se permettre » devient une intolérable provocation tant cette Antigone « mollichonne » agit à côté des rites et traditions.

Drame shakespearien joué sur un mode burlesque, cette première pièce (1938) du Polonais Witold Gombrowicz a été adaptée par quatre fois déjà sous la forme d’un opéra. La mise en scène de Geneviève Guhl répond également à la musicalité qu’offre la poésie du texte. Un accompagnement live – bandonéon, clavier et guitare électrique – rappelant parfois l’univers puissamment déréglé de Tom Waits, sublime avec brio le désaxement des personnages face au silence assourdissant d’Yvonne.

1 mars 2014


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