Mercedes-Benz W123
texte et mise en scène Marie Fourquet – Cie ad-apte (CH) / du 11 au 16 mars 2014 au Théâtre Arsenic à Lausanne / le 26 avril au Centre Culturel Régional de Delémont / du 30 avril au 17 mai au Théâtre Saint-Gervais à Genève / Critiques par Cecilia Galindo, Alice Bottarelli et Aitor Gosende.
13 mars 2014
Par Cecilia Galindo
Une Mercedes pour tombeau

Le cadavre d’une jeune fille, un père en colère, un frère au comportement suspect et bien sûr un inspecteur : avec sa dernière création à l’Arsenic, Mercedes-Benz W123, Marie Fourquet maîtrise l’assemblage sur scène des ingrédients traditionnels du polar, tout en proposant un regard actuel sur le fait divers. Au fil des témoignages des proches, le spectateur s’infiltre doucement dans une maison familiale où la détresse siégeait déjà avant le drame.
Silence de mort. En fond de scène, un grand écran s’anime de phrases écrites: on imagine la voix de Juliette. « Martin, réponds ! », « Je suis en train de devenir dingue ». Des messages vocaux laissés sur le portable de son amoureux, des textos, ou peut-être un mélange des deux. On devine qu’ils sont les derniers mots de l’ingénue, avant l’événement fatal. Puis le texte disparaît de l’écran, et les trois comédiens s’avancent dans l’ombre sur le plateau, chacun à une place bien précise, chacun dans son rôle. Le père, le frère, et l’inspecteur. Ils ne vont pas interagir mais témoigneront l’un après l’autre. Face au drame, les réactions diffèrent.
Le drame, c’est celui-ci : un soir d’été, le 3 août 2013, Juliette expire dans la Mercedes de son père. Le corps de l’adolescente de seize ans est retrouvé dans le coffre de la voiture, nu. L’inspecteur Radmanovic, proche de la famille de la jeune fille, doit annoncer aux parents que leur enfant n’est plus. Il frappe à leur porte : la mort s’invite à l’intérieur et bouscule le quotidien. Après le déni, les questions s’imposent. Sommes-nous responsables ? Trouvera-t-on le coupable ?
Dire plutôt que donner à voir
Pour Marie Fourquet, qui dans ce projet endosse à la fois les responsabilités d’auteure, de metteure en scène et d’interprète, « l’enquête n’est pas l’essentiel, c’est ce qu’elle provoque qui l’est ». L’attention est donc portée sur ceux qui sont impliqués malgré eux dans cette affaire, ceux qui sont condamnés à vivre après le drame. Pour souligner l’importance des personnages, Fourquet s’appuie sur une mise en scène sobre. Quelques chaises sont disposées sur le plateau noir et verni ? objets indispensables lorsque l’interrogatoire est évoqué ? et deux écrans prennent vie par moments, l’un en fond de scène, qui laisse apparaître les paroles de Juliette ou diffuse de la lumière rougeâtre, l’autre au-dessus de la scène, sur lequel défilent des images d’intérieur, rampe d’escalier ou fenêtre d’une chambre à coucher. Ces images proviennent en réalité d’une maison miniature, une maquette que le public remarque dès son arrivée dans la salle puisqu’elle se trouve là, à l’avant-scène. Dans ce décor minimaliste et sombre, les personnages sont par contraste mis en relief et, malgré leur position statique, gagnent l’entière attention des spectateurs. Leur tour de parole est dirigé par les projections de lumière, ciblant le comédien qui devra parler, tandis que les autres sont plongés dans le noir. On vit alors le drame à travers les témoignages : rien n’est montré, tout est dit, ou presque.
Le polar comme tragédie moderne
Dans ce spectacle, Marie Fourquet investit un rôle peu attendu, extérieur à l’intrigue. Lorsque les projecteurs s’arrêtent sur elle pour la première fois, elle interrompt l’illusion qui vient de se mettre en place et se présente comme l’auteure de Mercedes-Benz W123. Metteure en scène également, elle présente les deux comédiens sur scène, Tomas Gonzalez (aperçu cet hiver dans l’excellent All Aplogies-Hamlet, au Théâtre Les Halles de Sierre) et Pierre Banderet. Enfin elle annonce qu’elle lira la partition de l’inspecteur, les feuilles de papier en main. Cette intervention, qui surprend au départ, peut prendre son sens lorsqu’on associe le polar à la tragédie. Les feuilles de papier, qui tomberont une à une sur le sol comme des faits irrémédiables, représentent une fatalité contre laquelle les personnages luttent, en vain. Comme dans la tragédie, tout est déjà écrit, et revenir en arrière est impossible. L’auteure profite donc d’abord d’un rôle omniscient, qui rappelle notamment le rôle du chœur du prologue shakespearien – la victime ne s’appelle peut-être pas Juliette par hasard ?, et prête ensuite sa voix au personnage de l’inspecteur (son antithèse en quelque sorte), qui remonte le fil de l’histoire en sens inverse.
Porté par des comédiens d’une sobriété juste et plaisante, ce polar-en-scène (dont le texte est lauréat du concours Textes-en-Scène 2012) fonctionne et s’ancre parfaitement dans un contexte actuel. À voir à l’Arsenic jusqu’au 16 mars, puis à Genève au Théâtre Saint-Gervais du 30 avril au 17 mai.
13 mars 2014
Par Cecilia Galindo
13 mars 2014
Par Alice Bottarelli
Un transfert ingénieux du polar au théâtre

Une belle adolescente retrouvée morte dans le coffre de la Mercedes de son père. La veille au soir, Juliette emprunte les clés, fuit sur la route vers le jeune homme qu’elle aime ; à l’aube, la découverte de son corps nu emmêlé dans ses cheveux blonds fait surgir le drame dans sa famille. Un drame glauque, qui en révèle d’autres, et dont même les victimes ne sont pas innocentes… La pièce de Marie Fourquet nous plonge dans une ambiguïté dont personne ne ressort indemne.
S’inspirant non pas d’un véritable fait divers, mais du phénomène du fait divers en tant que genre littéraire, embrayeur de fiction et manifestation sociologique voire anthropologique, Marie Fourquet emprunte et détourne simultanément les caractéristiques du polar dans lesquelles s’inscrit son travail de création. Par le biais d’un scénario d’enquête devenu habituel pour les cinéphiles et lecteurs contemporains, respectant les codes bien connus du genre, elle propose une intrigue percutante par son actualité, sa simplicité et ses références à un panorama intertextuel bien défini. Rien de fondamentalement original, mais rien qui ne tombe non plus dans l’évidence ou le raccourci malheureux.
Des Experts aux Millenium, de la série TV à la trilogie romanesque en passant par le cinéma et la BD, on a vu le règne du polar se déployer à travers de nombreuses contrées de l’art. Comme tout genre à succès ancré dans une époque, le policier tend à se faire la chambre d’échos de problématiques contemporaines, tout en admettant une filiation constante à un certain esprit positiviste et à une quête de la vérité propres au dix-neuvième siècle – qui a précisément engendré Edgar Poe et Conan Doyle. Cette flexibilité du genre et cette contemporanéité pérenne du propos se montrent dès lors propices à un déplacement sur une scène de théâtre. C’est ainsi que se justifie tout à fait la démarche proposée par Marie Fourquet, conceptrice, metteuse en scène et actrice de Mercedes-Benz W123. Se faisant le reflet de « cet engouement actuel pour les séries policières à la télévision » et cherchant à interroger les fondements et les conséquences de « notre besoin de justice, de démocratie, de résoudre et de comprendre », sa pièce soulève des réflexions particulières sur un phénomène d’art et de société aux échos plus complexes qu’il n’y paraît.
Quand la vérité perd son sens
Que fait-on quand l’inimaginable surgit dans le réel, quand le meurtre toque à la porte de la sage demeure familiale aux murs de bois blanc, quand la routine rassurante s’est brisée soudainement et à jamais ? Que fait le brillant chirurgien qui a toujours réussi à « protéger sa fille », lorsqu’il apprend le viol assassin de celle-ci ? Que fait l’enquêteur quand rien n’est net dans l’histoire, quand il a eu pour amante la mère de la victime, quand le frère est d’une mauvaise foi et d’une indifférence qui hérissent ? Que faire quand on sait qu’« on ne saura jamais la vérité », parce que « tout est virtuel, tout est extrême », et que même si l’on en venait à l’apprendre, cette vérité, elle ne réparerait rien, et blesserait même davantage par sa violence inouïe, éternelle ?
Les trois acteurs présents sur scène traduisent avec habileté cette « impuissance des personnages lorsqu’ils deviennent un fait divers ». Pierre Banderet, dans son rôle de père tendu, incrédule, saisi par des impulsions qu’il rejette dans l’ombre de son indéfectible rationalité, nous laisse deviner avec finesse tout un éventail d’émotions aussi intenses qu’intérieures. Thomas Gonzales donne toute sa résonance à la figure du frère, équivoque, désinvolte, troublant par une impertinence que l’on n’attendrait pas de la part d’un jeune homme affecté par un deuil récent. Marie Fouquet, comme elle l’annonce d’emblée à la salle, « est l’auteure de cette pièce et lira les dépositions du commissaire », sur un ton neutre qui détonne face à l’abject de son récit, créant un oppressant décalage. À eux trois, les comédiens s’équilibrent, se répondent avec un rythme juste, au service et à l’écoute du texte. Ils ne se déplacent que très peu, valorisant l’ancrage que leur permet une posture statique, assise. À défaut d’une scène dynamique et agitée, cette fixité confère un poids et une densité accrus à leurs paroles, et parfois, confronte le spectateur à une certaine angoisse dans cette frontalité de l’acteur si proche. De surcroît, leur immobilité dessine d’invisibles frontières qui coupent la scène en trois bandes, en trois territoires affiliés à chaque personnage, annihilant toute possibilité de dialogue et donnant à voir trois individus contenus dans une immense solitude.
À cette solitude fait écho la dilution des figures dans un espace sombre et vide. Le décor est très sobre : quelques chaises, un parquet noir et lisse comme un miroir d’encre, une maquette de maison sur l’avant-scène, côté jardin, et deux écrans, l’un dans le fond, l’autre côté cour. Sur ce dernier sont projetées des vidéos de la maquette, intérieurs déserts d’un domicile impersonnel, ou des images vagues de parties d’un corps de femme, clavicule, poitrine, pieds. La mise en scène se tient, évacuant tout élément superflu ou kitsch, laissant place à l’indistinct, au diffus, plutôt qu’à une clarté annonciatrice d’un dénouement transparent. Ainsi, la pièce ouvre à une réflexion possible sur la vacuité, le dénuement, le manque, soit que ceux-ci apparaissent dans une famille prospère aux relations en fait desséchées ou, paradoxalement, dans une société qui prône la communication à outrance et médiatise toutes formes de messages et d’images.
Quand le tragique est rendu public
Plus que dans une intrigue avec une résolution à la clé, l’intérêt du travail de Marie Fourquet, par sa réappropriation du genre policier, réside dans l’intériorité d’individus singuliers. Le spectateur se retrouve face aux réactions imprévues d’hommes comme tout le monde, saisis du jour au lendemain par l’emprise d’un drame si souvent apparu, dans la fiction comme dans la réalité, à l’horizon de notre quotidien. Les personnages, incapables de s’en prémunir, voient soudain les vidéos et photos de Juliette violée accessibles à tous sur internet et largement diffusées à travers les medias. Dès lors, Mercedes-Benz W123 questionne le rapport ambivalent de la foule face à l’ignoble, et l’appropriation par la masse de la tragédie singulière. Ce faisant, elle propose, par le dévoilement même de cette tragédie à un public massif d’inconnus, une possibilité de catharsis, un « espace exutoire pour le sordide ». Si vous êtes saisis de cette curiosité pour le sort de la belle Juliette, l’Arsenic vous en dévoilera les sombres et insensées vérités.
13 mars 2014
Par Alice Bottarelli
13 mars 2014
Par Aitor Gosende
Qui sommes-nous face au fait divers ?

Quand une famille se retrouve projetée dans un fait divers aussi sordide qu’un viol doublé d’un meurtre, que fait-elle ? Marie Fourquet explore ce type de tragédie en mettant en scène ceux qui survivent : parents, frères ou amis. A l’opposé des séries policières comme Les Experts, qui se concentrent sur l’enquête, Mercedes Benz W123 montre l’humain face à un événement qui le dépasse.
Juliette a disparu. Martin, son petit ami, est parti à une fête avec Thibault, son frère, la laissant seule. Les derniers messages que Martin a reçus d’elle, projetés sur une toile au fond de la scène, sont préoccupants. Le premier à prendre la parole est son père, interrogé par un policier. Pas de place pour l’espoir, nous apprenons rapidement que la voiture avec laquelle Juliette s’était enfuie a été retrouvée. Dans son coffre, le cadavre de la jeune fille.
Sur la scène, le frère et le père de la victime, joués respectivement par Tomas Gonzalez et Pierre Banderet. Ils sont accompagnés de Marie Fourquet, chargée de lire les pensées de Vincent, le policier qui procède aux interrogatoires des proches. Tour à tour, ils prennent la parole, pendant plusieurs minutes d’affilée. Le père ne veut pas y croire, ça ne peut pas être sa fille, il ne l’a pas entendue sortir de sa chambre. Puis c’est au tour du frère d’être interrogé. Il cherche rapidement à désigner un coupable en la personne de Martin. Marie Fourquet lit ensuite une nouvelle page, nous donnant à voir ce que pense Vincent sur ce que l’on vient d’entendre.
A chaque fois qu’un des personnages reprend la parole, sa réaction face au policier est différente. Le père passe du déni à l’accusation. Le frère s’agace puis se veut conciliant. Petit à petit, Marie Fourquet lie aux considérations de Vincent des réflexions plus générales : que devient une famille quand le fait divers se médiatise ? Comment faire pour qu’elle ne se déchire pas en accusations ? Comment survivre quand la vérité reste introuvable ? Ces questions sont bien amenées, elles s’inscrivent naturellement à la suite des interrogatoires. On regrette cependant qu’elles demeurent assez convenues.
Quoi qu’il en soit, toutes ces interrogations sont présentées sans atténuer leur dimension sordide. En effet, avant même de savoir ce qui s’est réellement produit, les spectateurs sont portés à imaginer les pires scénarios. L’une des questions fondamentales que pose Marie Fourquet concerne sans doute ce qui nous attire et nous intéresse dans les crimes les plus odieux. Cherche-t-on à relativiser nos propres fautes, à assouvir une curiosité morbide, à contrôler une pulsion en voyant ce qu’elle pourrait engendrer, à satisfaire notre désir de justice ? La question est légitime : dans les journaux, à la télévision ou sur internet, sous la forme de nouvelles ou de fictions, nous sommes constamment inondés de faits divers. La pièce n’y apportera pas de réponses directes : elle se veut terrain d’exploration, cherchant avant tout à nous confronter à l’abject du fait divers dans un lieu qui n’y est habituellement pas destiné.
Ces questionnements sont mis en évidence par une scénographie épurée. Deux chaises, une pour chacun des « interrogés », et deux grandes toiles, sur lesquelles sont projetées de manière intermittente des images qui rappellent les séries télévisées policières : le mur d’une maison éclairée par des phares, une rampe d’escalier plongée dans le noir. Lors de l’une des reconstitutions, une musique trépidante s’élève et rythme les paroles du comédien, qui rappelle aussi les bandes sonores typiques des séquences à suspense. Sans tomber dans le piège de la copie des séries policières, la mise en scène de Marie Fourquet leur emprunte leurs moyens les plus usités, ceux à mêmes de renvoyer le spectateur à un univers bien connu.
Malgré quelques lenteurs dues au côté parfois trop attendu de certains passages, Mercedes Benz W123 tient le public jusqu’à la dernière minute. Pour ceux qui n’ont pas peur d’être confrontés au sordide, le spectacle est à voir jusqu’au 16 mars au Théâtre de l’Arsenic à Lausanne.
13 mars 2014
Par Aitor Gosende