Couvre-feux
de Didier-Georges Gabily / mise en scène et adaptation Ludovic Chazaud – la Cie Jeanne Föhn / Théâtre La Grange de Dorigny / du 13 au 16 mars 2014 / Critiques par Sabrina Roh, Jehanne Denogent et Aline Kohler.
13 mars 2014
Par Sabrina Roh
Oranginae Melancholia

Pour sa troisième mise en scène, Ludovic Chazaud propose, à la Grange de Dorigny, une adaptation du texte de Didier-Georges Gabily intitulé Couvre-feux. Une transposition réussie, en trois dimensions, d’un récit fondé sur un enchevêtrement de temporalités.
Côté jardin, une table en formica, un Orangina et des poires au sirop. Un homme et une femme saluent le public alors qu’une petite fille joue à la marelle. Un véritable portrait de famille. Dans l’obscurité, les contours d’un décor se dessinent. Un deuxième espace de jeu, une autre dimension, qui aura elle-même ses propres dimensions. A la brechtienne, les deux adultes enfilent des perruques blondes : back to the eighties. C’est parti pour un voyage spatio-temporel dans les profondeurs des souvenirs auxquels se mêle l’espoir d’un futur meilleur.
Dans un texte écrit à la deuxième personne du singulier, publié en 1990, Didier-Georges Gabily projetait le lecteur dans les pensées d’un homme à la dérive. Un homme revenu à la campagne pour l’enterrement de sa grand-mère. Un homme accompagné de sa fille qu’il ne reverra plus. Face à un tel texte, le lecteur est constamment confronté à l’incertitude : où sommes nous ? Qui sont-ils ? Quand cela se passe-t-il ? Autant de questions qui semblent s’éclaircir, parfois, mais qui, finalement, gardent une grande part de mystère. C’est cette liberté conférée au lecteur que Ludovic Chazaud a souhaité offrir au spectateur. Fraîchement diplômé de la Manufacture, ce jeune artiste signe avec Couvre-feux un spectacle attendrissant et visuellement épatant.
Tout de suite, le public est invité à suivre les comédiens qui arpentent le sol d’une imposante structure en bois. Ce décor, qui crée un espace de jeu sur la scène elle-même, multiplie les possibles. A la fois maison de l’aïeule, église et bords du fleuve, la structure labyrinthique évoque le périple du père et de son enfant. Ce lieu, qui fait penser à l’épave d’un bateau échoué, offre à la pièce des cachettes qui sont autant d’endroits intimes : des espaces inaccessibles à l’œil curieux du spectateur dans lesquels sont dites des choses interdites. L’attirance d’un père pour sa fille. Mais Ludovic Chazaud ne fait que glisser sur ces allusions à un désir incestueux, afin de laisser place à la multitude des autres richesses qu’offre le texte de Didier-Georges Gabily.
Si les comédiens plongent sans cesse dans les sous-sols du décor, le père s’immerge aussi régulièrement dans ses souvenirs aux repères spatio-temporels propres : un élément de plus qui brouille la chronologie des événements. Les clins d’œil au passé sont souvent représentés derrière un écran, ce qui donne un effet brumeux aux scènes. Sur cet écran apparaît parfois la vidéo d’un paysage qui défile : véritable road movie dans le passé. Mais ces souvenirs en sont-ils réellement ? Parfois – c’est voulu – le texte ne colle pas avec ce qui est fait par les comédiens. Au spectateur alors de choisir : regarder ou écouter.
Ecouter la multiplicité des voix narratives, plus nombreuses que les personnages sur scène. Dans le texte de Didier-Georges Gabily, le récit se concentrait sur le duo du père et de son enfant. Or Ludovic Chazaud prend le parti d’ajouter une femme. Avec une pointe d’ironie dans la voix et une attitude lascive, Aline Papin incarne avec une grande justesse ce personnage qui ouvre une dimension supplémentaire dans l’interprétation : est-ce la fillette devenue grande ? La mère ? Les sœurs ? Tant de questions auxquelles les réponses reviennent, encore une fois, au spectateur. Avec le père, la jeune femme entonne un récit à deux voix où est transposé le discours de tous les personnages qui apparaissent dans le récit. Le changement de voix narrative est rendu par des changements d’intonations. Ou pas. Le flou persiste donc. Reste la voix de la grand-mère, une bande son qui se pose sur les propos du père, comme un chuchotement venu tout droit du passé pour hanter le présent.
Cette voix d’outre-tombe, qui représente ce qui n’est plus, s’oppose à celle de la petite fille, figure du présent. Alors même que son père est à la dérive, la fillette n’hésite pas à le rappeler à l’ordre en lui faisant savoir, par exemple, qu’ils vont “être en retard pour la messe”. En alternance, Hanna Jones et Mathilde Liengme donnent vie à la fillette avec une simplicité déroutante : rien que par leur présence, elles apportent un élément stable à la pièce. De son côté, Baptiste Gilliéron réussit à entrer dans la peau d’un père pris dans un tourbillon de doutes et d’interrogations. Les épaules voûtées et l’attitude penaude rendent le personnage vulnérable et irresponsable. La fillette est en fait le pilier contre lequel bute la mélancolie du père. La mélancolie par rapport à son enfance et la mélancolie à venir : cette journée, on le comprend à la fin, est en fait la dernière qu’ils auront passée ensemble.
Le bijou visuel que propose Ludovic Chazaud plonge donc le public dans un univers à la fois attendrissant et dur, où tous les repères spatio-temporels sont chamboulés. Cet incroyable voyage dans les pensées d’un homme peut encore accueillir du monde les 14, 15 et 16 mars au Théâtre de La Grange de Dorigny.
13 mars 2014
Par Sabrina Roh
13 mars 2014
Par Jehanne Denogent
Un voyage dans l’inapparent

Couvre-feux, à la Grange de Dorigny, offre une expérience kaléidoscopique du réel, dans laquelle imaginaire et passé sont reflétés à l’infini. Une mise en scène créative et touchante de la Cie Jeanne Föhn.
Est-ce que cela avait été ? Est-ce que cela ne demeurait pas encore, cette comédie de l’inapparent ? Un père amène sa fille dans la maison de son enfance. Ils avancent, à petits pas, trébuchant sur le chemin de la mémoire. Dans le salon, un trou, béant jusqu’à la cave, qui plonge leur regard dans les couches sédimentées du passé. Au récit du voyage s’ajoute le reflet persistant du passé mais aussi le filtre onirique de l’imaginaire. En choisissant de monter Couvre-feux de Didier-Georges Gabily, le metteur en scène Ludovic Chazaud s’est lancé un défi téméraire, d’autant plus admirable que le résultat est très réussi.
Le texte choisi présentait un obstacle initial de taille : écrit en 1989, Couvre-feux n’est pas une pièce de théâtre mais un récit, contrainte impliquant un grand effort d’adaptation au plateau. D’autre part, l’écriture de Gabily, auteur français du XXe siècle, ne recherche pas la construction d’un récit simple et unique mais multiplie les niveaux, explore le brouillage entre imaginaire et réalité, entre fable et manifestation théâtrale, entre passé et présent. Tout son effort vise à cet enchevêtrement de réalités. Dans la maison viennent flotter les effluves des poires au sirop que la grand-mère du narrateur préparait. Le passé reste toujours, mélodie continue dans son imaginaire. Pour dire une réalité complexe et composite, les mots hésitent, vacillent, s’arrêtent abruptement, recommencent, se répètent. L’écriture étant un peu détachée du souci de la narration, il peut y avoir une réelle esthétique de la langue. Par petites touches, elle arrive à ouvrir les différentes portes du rêve et de l’invisible. Dans le tissu du réel sont entrelacés les fils délicats de l’imaginaire et du passé.
La Cie Jeanne Föhn arrive à suggérer l’édifice de l’inapparent avec grande subtilité et intelligence. Il n’est pas aisé, en effet, de parler de ce qui est absent. Représenter sur le plateau, c’est risquer de mettre les choses au même niveau, d’en perdre le mystère. Différents moyens sont utilisés pour garder les couches de sens présentes dans le texte : l’utilisation de vidéos, en arrière-fond, qui produit un climat onirique ; de temps à autre l’apparition de scènes rêvées ou passées derrière une vitre brumeuse ; la voix d’une absente sortie du grésillement de la radio ; le plateau disloqué qui présente littéralement les strates constituantes de l’être du narrateur. Car rien n’est simple ni unique, même l’identité de ce dernier. Le personnage n’est pas tout à fait en lui-même, un peu tourné vers le passé, un peu tourné vers le rêve. Il est multiple. Ils sont d’ailleurs deux à prendre en charge ce rôle et la pluralité de voix qu’il comporte: il y a en lui sa propre voix mais aussi la voix de sa grand-mère, la voix de sa fille qu’il imagine et lui qui se parle à lui-même. Cela sonne compliqué mais n’est-ce pas le cas dans chacun de nos esprits ? Pour ne pas ajouter encore deux voix supplémentaires à ce tumulte, les acteurs, Baptiste Gilliéron et Aline Papin adoptent un jeu sobre et fin pour pouvoir au mieux porter ce texte. Les deux comédiens accompagnent le parcours du metteur en scène depuis sa première mise en scène, L’Etang, en 2010. Quant à la petite Mathilde Liengme, elle joue le rôle de l’enfant avec un naturel étonnant.
C’est aux notes de la bande son préparée par Cédric Simon que les différents morceaux du passé, du futur, de l’imaginaire, du rêve et du présent se retrouvent, s’agencent, se mélangent et créent cette bulle, fragile et intime, dont il est bien difficile de sortir. A voir absolument !
13 mars 2014
Par Jehanne Denogent
13 mars 2014
Par Aline Kohler
Souvenirs impalpables

Le texte de Didier-Georges Gabily Couvre-feux adapté à la scène par Ludovic Chazaud prend vie à la Grange de Dorigny jusqu’au 16 mars 2014. Belle promesse d’une expérience déroutante et poétique, la pièce de théâtre manque pourtant le coche.
A l’origine, il y a le texte de Didier-Georges Gabily, où s’entremêlent les lieux, les temporalités, la chronologie, les personnages, les narrateurs. Un récit complexe et brouillé dont la force est précisément de laisser libre cours à de multiple interprétations. Cet aspect, Ludovic Chazaud a voulu le respecter et même l’explorer. Le metteur en scène a choisi de ne pas imposer son interprétation au spectateur, tout comme l’auteur ne l’avait pas fait avec le lecteur. Une idée alléchante pour tous les rêveurs à l’imagination débordante.
Mais l’expérience sur scène ne s’avère pas aussi fabuleuse que ce que l’on pouvait présager. Le public, n’ayant pas nécessairement lu le texte au préalable, aura pu se sentir perdu à maintes reprises, tant au niveau du récit que de l’identité des personnages représentés sur scène. Le spectateur, à l’inverse du lecteur, ne peut pas interrompre ni ralentir le récit qui se déroule sous ses yeux et encore moins revenir en arrière pour mieux digérer cet éparpillement d’informations. Au théâtre, la confusion du récit de Couvre-Feux oppose une ferme résistance au spectateur.
La mise en scène de Ludovic Chazaud est pourtant empreinte d’une volonté de clarifier la narration. Les décors évoquent très distinctement les lieux représentés. Sur la majeure partie de la scène s’étalent des planches en bois. Usées et disposées sur un imposant praticable à plusieurs étages, elles illustrent à merveille la vieille maison délabrée de la grand-mère. Par moment, l’ensemble est agrémenté en toute simplicité de projections rappelant les endroits ou moments symboliques du récit. Ainsi, le fleuve et le coucher de soleil apparaissent, presque immobiles, en arrière-plan. En même temps que les comédiens se glissent derrière la toile de projection, les personnages se fondent dans ces espaces aussi lointains que les souvenirs du père. Une juxtaposition d’images qui produit un effet éblouissant de reconstitution de la mémoire.
Le casting des comédiens semble aussi contribuer à la bonne compréhension de l’histoire. Chaque personnage principal prend corps sur scène. Le père et la fille ont la possibilité d’exprimer directement leurs quelques répliques au présent se détachant du récit au passé. A noter aussi que l’âge des comédiens correspond à celui des personnages. Ce que le récit n’explicite pas, le visuel tente de le compenser. Mais cela ne suffit pas toujours : l’identité de cette narratrice supplémentaire imaginée par le metteur en scène afin de donner un point de vue différent sur les souvenirs du père reste par exemple une incertitude durant toute la pièce.
Une difficulté supplémentaire tient au choix de raconter, plus que de jouer l’histoire. L’extrême sobriété du jeu instaure une distance avec le public, qui se voit d’emblée privé d’émotions et de vécu. Couvre-feux ne nous entraîne pas dans un tourbillon de sensations. La pièce crée en nous de nombreuses interrogations, puis nous laisse froidement démêler les intrigues, sans jamais nous en donner les clefs. L’imagination est sans cesse sollicitée, mais ne se suffit pas à elle-même. Le récit paraît insuffisant. A la sortie du théâtre, une impression d’insatiété et aucune histoire qui résonnerait en tête.
13 mars 2014
Par Aline Kohler