Hughie
d’Eugène O’Neill / mise en scène Jean-Yves Ruf / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 4 au 22 décembre 2013 / Critiques par Aitor Gosende et Amandine Rosset.
4 décembre 2013
Par Aitor Gosende
Solitudes à Broadway

Une heure d’un spectacle saisissant servi par deux comédiens à la présence irradiante : c’est ce que propose Jean-Yves Ruf, ancien directeur de la Haute Ecole de Théâtre de Suisse romande (Manufacture) dans la mise en scène de Hughie, de l’auteur américain Eugène O’Neill. Le Théâtre de Vidy accueillera jusqu’au 22 décembre cette atmosphère mélancolique d’un vieil hôtel de Broadway.
Fin des années vingt, entrée d’un hôtel tombé en désuétude, loin du faste des théâtres de la Grande Pomme. Erié Smith, parieur invétéré, rentre chez lui ivre mort. Il demande les clés de sa chambre au veilleur de nuit, Charlie Hughes, sans dire un mot, il tend simplement son bras. Il croit que c’est Hughie, son vieux « pote jobard » comme il aime à l’appeler, qui se tient derrière le comptoir. Mais Hughie n’est plus, et le nouveau gardien ne connaît pas encore Erié Smith. Le soulard désenchanté n’a pas vraiment sommeil, il aimerait plutôt discuter avec son ami défunt mais, à défaut d’Hughie, Charlie fera bien l’affaire.
Pendant une heure, Erié parle, blague, pose des questions, tente par tous les moyens de faire sortir Charlie de son mutisme. Il lui raconte la relation qu’il avait avec Hughie, à quel point l’ancien veilleur l’admirait quand il rentrait d’une course de chevaux qui lui avait fait gagner une fortune. Ou quand il allait se coucher en compagnie d’une belle blonde. Charlie écoute mais ne répond toujours pas. Qu’importe, Erié a plus d’un tour dans son sac, et plus d’une histoire fantastique et fantasmée à raconter. Peu à peu, avec l’air de ne pas y toucher, le nouveau veilleur lui pose une question. Puis une deuxième. Alors Erié sait qu’il a gagné son pari, le gardien est tombé dans le piège, il le croit. A partir de ce soir, il a une nouvelle oreille à qui raconter la vie dont il rêve toutes les nuits.
La reconstitution d’un ancien hall d’hôtel américain est parfaite : murs immenses ornés d’un papier-peint vintage, appliques murales usées à la lumière intermittente, comptoir en bois massif sur lequel est posé un transistor antédiluvien distribuant des sonorités grésillantes, le tout dans une ambiance tamisée, enveloppante. Une horloge indique trois heures du matin et achève de figer ces deux figures de la solitude dans une nuit où le seul repos possible se trouve dans le dialogue. Erié et Charlie, l’arnaqueur et le gardien de nuit, les deux désabusés des chimères new-yorkaises, constituent un hommage émouvant à ces « losers » solitaires qui ont besoin de croire encore un peu à ce qu’ils auraient pu être.
Gilles Cohen sert une prestation sans égale, tenant un quasi soliloque pendant toute la durée du spectacle. Sa voix, son rire, ses accès de colère finissent par nous emporter et l’on est parfois tenté de croire, comme Hughie et Charlie, à ses extraordinaires histoires. Jacques Tresse, quant à lui, dans le rôle du gardien mutique ou presque, déploie un formidable langage du corps. Il insuffle au personnage une capacité d’écoute qui réussit à créer une présence scénique imposante. Un geste de la main, un froncement de sourcil, un pas sur le côté au moment adéquat : le jeu est savamment pensé pour montrer le glissement inexorable du gardien dans l’univers fictif d’Erié. Il y a aussi sur scène une autre présence, celle de Hughie, qui ne vit que dans les propos de l’escroc inconsolable. Si la pièce porte son nom, c’est que son souvenir est au centre du nœud tragique : il est le moyen pour Erié d’aborder et d’« entourlouper » Charlie.
Jean-Yves Ruf a brillamment réussi sa mise en scène, un décor fabuleux, plus vrai que nature, et deux interprètes au talent indiscutable, capables de donner vie à ces deux personnages si opposés et pourtant si nécessaires l’un à l’autre. Soixante-dix ans plus tard, la pièce d’Eugene O’Neill revit au Théâtre de Vidy. L’écriture réaliste du prix Nobel de littérature, figeant dans son œuvre ces figures de la solitude et de la désillusion, ne manquera pas de trouver un écho certain en/à notre époque. Il vous reste trois soirs pour y admirer le panache d’Erié Smith et l’éloquent mutisme de Charlie Hugues, à ne manquer sous aucun prétexte.
4 décembre 2013
Par Aitor Gosende
4 décembre 2013
Par Amandine Rosset
La solitude d’un beau parleur

Une heure d’un spectacle saisissant servi par deux comédiens à la présence irradiante : c’est ce que propose Jean-Yves Ruf, ancien directeur de la Haute Ecole de Théâtre de Suisse romande (Manufacture) dans la mise en scène de Hughie, de l’auteur américain Eugène O’Neill. Le Théâtre de Vidy accueillera jusqu’au 22 décembre cette atmosphère mélancoliEntre simplicité et profondeur, la pièce de l’auteur américain Eugène O’Neill, mise en scène par Jean-Yves Ruf, présente la solitude d’un homme qui a besoin de mentir pour échapper à sa vie. L’histoire est centrée sur la rencontre entre ce beau parleur solitaire et le nouveau veilleur de nuit de son hôtel.
Lorsqu’on entre dans la salle de « La Passerelle » du Théâtre de Vidy, un homme attend déjà sur scène. Il se trouve derrière un comptoir placé au milieu d’un décor représentant un hall d’hôtel new yorkais, à la fois grandiose par sa hauteur et assez vétuste. Le cadre est très sobre. Cet homme, le comédien Jacques Tresse, observe silencieusement le public qui s’installe. Une horloge accrochée au mur indique qu’il est trois heures du matin. Soudain les lumières de la salle s’éteignent tandis qu’un deuxième personnage, joué par Gilles Cohen, fait son entrée d’une démarche chancelante et fatiguée. Les deux individus ne vont plus se quitter.
Le rapport entre eux est inégal au départ. Le personnage d’Erié, ivre, prend très vite l’ascendant sur l’employé de l’hôtel, Charlie, qui semble indifférent et dérangé par son arrivée. Le veilleur de nuit reste très discret et prend ses distances pendant que l’autre lui raconte sa relation amicale avec Hughie, l’ancien gardien de l’hôtel, mort il y a peu. Erié est un joueur professionnel raté et sans famille, qui avait trouvé dans ce meilleur ami maintenant défunt une personne à qui mentir sur sa vie pour rire un peu et avoir une impression de supériorité ou d’importance. Les deux hommes étaient totalement opposés. Le premier est seul et vit une vie instable au rythme des victoires au jeu, qui lui amènent plus ou moins d’argent et plus ou moins de « jolies blondes », tandis que l’autre était dominé par sa femme et vivait une vie tranquille.
Si le texte d’O’Neill, prix Nobel de littérature en 1936, est centré sur ce personnage absent, son intérêt – que soulignent la mise en scène et le jeu des deux acteurs – tient surtout à l’évolution qu’il dessine dans la relation des deux personnages en scène. Charlie, d’abord distant et indifférent, va s’intéresser peu à peu à ce que lui raconte Erié. Jacques Tresse joue donc un personnage discret et agissant d’une façon très professionnelle. Il amène aussi un côté comique dans cette histoire profondément cynique. Ses réactions ou ses tentatives de prendre la parole apportent un peu de légèreté. Les deux personnages sont donc très complémentaires.
On retiendra particulièrement la prestation de Gilles Cohen qui tient son personnage de « loser » enivré d’un bout à l’autre sans clichés ni facilités. Il incarne de façon touchante, sans pour autant tomber dans un lourd pathos, la détresse de celui qui a perdu son ami et est en proie à la solitude et à la malchance au jeu. L’histoire est d’une crédibilité sans faille et nous fait réfléchir au besoin de mentir à autrui et ainsi de se mentir à soi-même pour vivre dans autre monde, soit passé soit imaginaire. Elle nous présente aussi des rêves de vies divergents qui se rencontrent et évoluent dans un laps de temps très court. Le texte d’Eugene O’Neill, écrit en 1942 et dont l’action se déroule en 1928, reste très actuel. Hughie est à voir jusqu’au 22 décembre 2013 au Théâtre de Vidy.
4 décembre 2013
Par Amandine Rosset