Staying Alive
mise en scène et conception Dorian Rossel, Delphine Lanza, Antonio Buil et Paola Pagani / Théâtre du Loup à Genève / du 13 au 22 décembre 2013 / Critiques par Sophie Badoux et Deborah Strebel.
13 décembre 2013
Par Sophie Badoux
Saturday Night Theater

Fragments de mémoires et enchevêtrement d’histoires familiales, Staying Alive, à voir au Théâtre du Loup jusqu’au 22 décembre, tisse avec légèreté et humour les fils de la vie des deux comédiens de la compagnie Teatro Due Punti.
Qui n’a pas rêvé d’une mort dramatiquement réussie ? De quitter son monde à la manière d’une sortie de scène théâtrale où le défunt s’offre le luxe d’observer en coulisses la réaction de son entourage? Ironiquement, c’est dans Staying Alive que le comédien Antonio Buil (pré)médite sa propre mort. Il s’agit là d’imaginer sa fin pour mieux rester vivant. Mais avant la crise cardiaque fictive, le comédien arrange une à une sur scène ses plantes vertes comme autant de legs d’une identité fragmentée – la fougère mélomane sur le piano, le ficus narcissique devant le miroir, les deux plantes jumelles côte à côte. Il les confie à Paola Pagani, sa compagne sur scène comme dans la vie, qui devra désormais en prendre soin. Que laisse-t-on derrière soi après avoir parcouru les différents chemins de la vie jusque dans l’obscure forêt de Dante que cite la comédienne ? Entre poésie et disco seventies, le spectacle interroge souvenirs réels, déformés ou fictifs pour tenter de décrypter l’héritage familial, social et artistique des deux protagonistes. Ces derniers embarquent avec eux un public convaincu.
Dérouler le fil du temps
Chassé-croisé biographique émouvant, Staying Alive propose de revisiter au son des Bee Gees la vie des deux acteurs dans une mise en scène de leurs complices Dorian Rossel et Delphine Lanza. Quand la compagnie STT, fondée en 2003 par Dorian Rossel, rencontre le Teatro Due Punti qui fête ses quinze ans d’existence cette année, ingéniosité et finesse du jeu éclosent pour offrir au public un spectacle d’une grande sensibilité. La scène est sobre. Sur des panneaux bleus coulissants viennent s’inscrire à la craie les cartes de l’Italie et de l’Espagne, pays d’origine des deux acteurs, leurs liens familiaux et la ligne temporelle de leur histoire qui traverse toute la scène : de la naissance d’Antonio Buil et de Paola Pagani en 1964 jusqu’à l’hommage que la comédienne rend à son compagnon en 2044, en passant par 1977, l’année de la sortie de la chanson Staying Alive, et 2013 celle du spectacle du même nom ainsi que celle de la mort factice d’Antonio. Mais bientôt les panneaux se déplacent et brouillent la linéarité du temps. Aux histoires de chacun, s’ajoute le dévoilement du mécanisme théâtral par une astucieuse mise en abyme, qui contribue à perdre le spectateur dans un songe délicieusement flou. On revisite en partie la pièce de 2013 depuis le souvenir qu’en a gardé la Paola Pagani âgée de 80 ans en 2044.
« Au début de Staying Alive, j’entrais chaque soir en scène et allumais la radio. J’écoutais avec le public l’émission du moment », raconte du haut de ses 80 ans imaginaires Paola Pagani en alliant le geste à la parole. De la vieille radio résonne alors la voix d’un journaliste sportif qui commente les descentes à ski de Super-G de la journée. « Mais ce soir-là, en 2013, j’étais tombée sur une émission qui parlait de la réanimation cardiaque », continue la comédienne en expliquant que les battements de la chanson culte Staying Alive correspondent très exactement au rythme à observer lors d’un massage cardiaque. Elle raconte les répétitions avec son regretté ami, qui apparaît alors à ses côtés. Quelques pas de danse plus loin, des souvenirs cocasses refont surface, comme celui d’une poule apparue dans une ancienne mise en scène ou le récit hilarant de la relation tortueuse de Paolo Pagani et de son frère Carlo. On plonge peu à peu plus profondément dans les mémoires jusqu’à rencontrer la réincarnation d’Antonio, le père du comédien Antonio Buil. Assis dans son vieux fauteuil de velours verdâtre, le berger espagnol se retrouve malgré lui dans le spectacle de son fils suite à sa simple évocation. Commence un improbable dialogue entre les deux hommes dans lequel le père raconte avec humour le travail qu’il fait avec les moutons – symbolisés sur scène par un vieux radiateur électrique beige –, leur comptage et recomptage permanent. La virtuosité du comédien à incarner son père puis son grand-père, également prénommé Antonio, fascine. Paola Pagani se transforme elle aussi pour interpréter Nieve, la grand-mère d’Antonio et rejouer ainsi la rencontre et la demande en mariage.
Labyrinthe inextricable
Les souvenirs se succèdent ; les trous de mémoire aussi, comme lorsque le personnage de Paola Pagani n’arrive pas à retrouver la citation de Primo Levi qui clôturait Chemin détourné, le premier spectacle de la troupe Due Punti en 1998. Elle la prononcera pourtant des plus naturellement un peu plus tard : « ce n’est pas vrai que les souvenirs restent immobiles, figés dans la mémoire, ils vont aussi à la dérive comme les corps ». Tortueuse mémoire, qui fait de la vie ce qui lui plaît. Quel autre art que le théâtre pour représenter si bien la transformation de cette matière vivante ? Passant du comique au sérieux, de la poésie à l’humour, de la mort à la vie et du souvenir à l’imaginaire, Staying Alive est un récit intime qui tient de l’universel. A chacun de s’approprier ces fragments de vie et d’histoire pour former la matière de sa propre mémoire.
13 décembre 2013
Par Sophie Badoux
13 décembre 2013
Par Deborah Strebel
De strate en strate : sur le chemin confus de la mémoire

Paola Pagani et Antonio Buil rassemblent leurs rêves et leurs souvenirs afin de conter leur parcours personnel et professionnel, sur un mode non linéaire et quelque peu brouillé, à l’image des pensées qui nous reviennent confusément lorsque nous tentons de raconter un épisode de notre vie, par association d’idées.
Le décor, fait d’objets dispersés ça et là – un fauteuil, une radio ou encore un radiateur – se donne d’emblée comme fragmenté. Une superposition de trois panneaux, qui semblent symboliser différentes strates, préfigure une certaine segmentation. La pièce ne cessera, de fait, d’effectuer des va-et-vient entre diverses couches temporelles renvoyant à différents moments décisifs de la vie des protagonistes. Nous sommes tout d’abord amenés à faire un saut dans le futur. Un prix est remis à une actrice âgée de huitante ans : Paola Pagani. Lors de son discours de remerciement, elle se remémore une certaine pièce, qu’elle avait jouée en 2014 ou 2013, dont le titre était Staying alive. Nous sommes ensuite renvoyés, sans transition, dans le passé, lors des répétitions de cette même pièce. Nous remontons encore le temps et assistons à un épisode marquant de la vie des parents d’Antonio Buil. Les couches commencent petit à petit à se multiplier et s’enchevêtrer. Se mêlent alors non seulement certains événements liés à l’élaboration de la pièce qui se déroule sous nos yeux, mais aussi de nombreuses anecdotes familiales des deux protagonistes et des réminiscences littéraires, liées à leur culture latine. Ainsi, au fil du temps, les deux personnages, qui incarnent les figures des deux acteurs, dessinent chacun, à la craie, sur les différents murs du décor, leurs propres esquisses biographiques, afin peut-être de remettre un peu d’ordre dans cette matière composée de réminiscences floues et incomplètes.
Cela fait déjà plus de dix ans que Paola Pagani et Antonio Buil collaborent. Ensemble, ils ont élaborés onze spectacles. A la fois drôles et poétiques, ces réalisations ont été appréciées autant par le public que par la critique. Mettant l’accent sur le corps et le mouvement, la compagnie qu’ils ont créée, Teatro Due Punti, accorde une place centrale à l’acteur. Tout comme une autre compagnie, la STT (Super Trop Top), avec laquelle ils collaborent pour ce spectacle. Fondée en 2003, la STT a produit une quinzaine de pièces. Dorian Rossel, son metteur en scène (qui remplit aussi cette fonction pour Staying alive), confère également une importance majeure aux acteurs en leur confiant de nombreuses responsabilités dans le déroulement du spectacle. Il s’entoure, en général, des mêmes comédiens et collabore avec eux sur le long terme. Au sein de ses réalisations, il leur lance des défis, en les invitant par exemple à être tous en scène simultanément, chacun endossant plusieurs personnages à la fois. C’est également le cas dans Staying Alive, Paola Pagani et Antonio Buil interprétant conjointement plusieurs personnages. Que ce soit leur propre rôle, celui d’un proche ou encore celui de Tony Manero, incarné jadis par John Travolta, dans le film de Sylvester Stalone « Staying alive » sorti en 1983, ils changent sans cesse de personnages sans qu’il y ait une once d’hésitation pour le public. Ils passent d’un rôle à l’autre sans quitter la scène, sans changer de costumes, sans annonce particulière : ce fonctionnement pourrait déstabiliser le spectateur mais, grâce à un jeu magistral et à l’aide, parfois, de quelques discrets accessoires, ils parviennent à éviter toute confusion et présentent une belle palette de personnalités aussi attachantes les unes que les autres.
Cette errance au sein de leur vie passée oscille entre gaieté et nostalgie. La mort, thème cher aux deux comédiens (elle est souvent présente dans leurs spectacles) est également abordée ici. Un défunt prend notamment la parole pour évoquer subtilement les notions de transmission et de postérité. Entre souvenirs heureux et pensées mélancoliques, la pièce tente donc de retracer l’histoire des deux figures centrales. Par strates successives et désordonnées, le spectacle propose un cheminement discontinu et parcellaire. Ce voyage au milieu des rêves et des souvenirs mélange les époques et les références culturelles. Divers mondes, diverses cultures se côtoient, et la musique des Bee Gees cohabite avec les vers de Dante Alighieri. Dans le but de mettre en scène deux biographies morcelées, incomplètes et désordonnées, Staying Alive propose un fascinant périple au sein d’un univers presque aussi obscur et tout aussi sinueux que la forêt dantesque ouvrant le premier chant de la Divine Comédie.
13 décembre 2013
Par Deborah Strebel