Le Triomphe de l’amour

Le Triomphe de l’amour

de Marivaux / mise en scène Galin Stoev / Théâtre de Vidy à Lausanne / du 5 au 17 novembre 2013 / Critiques par Cecilia Galindo, Sabrina Roh et Jonas Parson.


5 novembre 2013

Quand l’amour ébranle la raison

© Mario del Curto

Les personnages sautent et gambadent, les répliques fusent et les livres s’envolent : dans ce jeu mouvementé mené uniquement par des hommes, Galin Stoev nous livrait hier soir lors de la première au Théâtre de Vidy une lecture brillante du Triomphe de l’amour de Marivaux. Un spectacle original et réjouissant dont on se souviendra encore longtemps.

Les murs qui entourent la scène sont constitués par une imposante bibliothèque. Une quantité de livres, tous bien rangés, y prennent la poussière et attendent qu’une main instruite vienne les caresser. Dans les rayons, des serpents naturalisés, des crânes, des papillons épinglés et autres objets scientifiques forment un véritable cabinet de curiosité intégré à la collection livresque. C’est dans cet environnement austère mais élégant que les premiers personnages, étrangers au lieu, font leur entrée. Les projecteurs tournés vers eux les détachent sensiblement du décor, comme si leurs confidences étaient à mettre à part, en dehors de l’action elle-même. « Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate», annonce l’un d’entre eux. Un jardin peu commun et très fermé, celui de la sagesse et de la raison.

Une mécanique précise

Léonide, princesse de Sparte et héritière d’un trône usurpé, échafaude un plan dans le but d’atteindre le cœur du jeune Agis, l’héritier légitime du pouvoir. Le jeune homme demeure caché chez le philosophe Hermocrate, qui lui enseigne les vertus de la sagesse et les dangers que représente l’autre sexe. Avec Léontine, sœur d’Hermocrate un peu vieille fille, ils vivent reclus, entièrement tournés vers l’apprentissage des sciences. Afin de pouvoir s’entretenir avec Agis pour lui déclarer son amour et se faire aimer en retour sans qu’il sache qu’elle est de sang ennemi, Léonide doit donc se débarrasser des obstacles que constituent Hermocrate et Léontine. Déguisée en homme, sous le nom de Phocion, tandis que sa suivante, par un même travestissement, prend le nom d’Hermidas, elle aborde le philosophe et prétend avoir besoin de ses sages conseils. Ce dernier l’identifie comme femme : c’est donc sous le nom d’Aspasie qu’elle cherchera à les séduire, lui et et son protégé,  et sous l’identité du jeune Phocion qu’elle charmera la vertueuse Léontine. L’amour met en place un stratagème bien établi.

Avec Le Triomphe de l’amour, le metteur en scène bulgare n’en est pas à sa première adaptation d’un texte de Marivaux. En 2011, il créait pour la Comédie-Française Le Jeu de l’amour et du hasard (qui fut  représenté au Théâtre du Jorat en juin 2013), dont la scénographie, signée Galin Stoev lui-même, était déjà le reflet des mécanismes amoureux. Dans cette nouvelle rencontre avec les plaisirs du marivaudage, Stoev propose un décor symbolique qui tombera sous le poids des événements, tout comme les personnages dévoués au savoir succomberont aux sentiments qu’ils repoussent d’abord. Lorsque Léonide et sa suivante Corine s’invitent dans l’antre du philosophe, les tic-tacs entêtants d’une montre se font entendre, annonçant que le plan dessiné par la princesse est en marche. Puis un livre tombe à terre, premier signe d’un désordre qui s’installera progressivement sur la scène. Plus la stratégie de Léonide fonctionne, plus les livres jonchent le sol, qu’ils soient déposés, lancés ou qu’ils tombent simplement du haut de la bibliothèque. Et c’est ainsi que l’amour s’insinue entre les rayons et triomphe peu à peu de la raison.

Où sont les femmes ?

La pièce de Marivaux pose la question de l’identité au sein d’un univers normé, une interrogation que Galin Stoev fait sienne en proposant une distribution strictement masculine. Le travestissement est alors double, puisque les comédiens Yann Lheureux (Corine-Hermidas) et Nicolas Maury (Léonide-Phocion) incarnent des femmes qui se déguisent en hommes. Le metteur en scène explique ce « parti pris issu du théâtre élisabéthain » par une envie de pousser la transformation au-delà du vêtement. Il estime également que ce choix suggère « un code et un niveau de convention de jeu qui situe immédiatement l’enjeu dramatique en dehors de tout réalisme », le spectateur pouvant alors plus aisément se situer dans l’imaginaire, ce qui fonctionne très bien. Mais un homme qui joue un personnage féminin, c’est aussi une incongruité qui provoque le rire à certains moments. Nicolas Maury offre à nos yeux une Léonide drôle et capricieuse, presque caricaturale, dont la démarche féline ? qui sied parfaitement à son nom ? s’observe avec un sourire en coin. Il en va de même pour le comédien Airy Routier, en Léontine condamnée à être masculine, qui se découvre petit à petit, au propre comme au figuré, et exprime sa féminité avec passion à l’issue de l’aventure. Ils sont si convaincants, ces travestis-là, qu’on a peine à parler d’eux au masculin à la sortie du théâtre.

Dans cette pièce entièrement masculine, l’imaginaire prend le dessus et les émotions sont au rendez-vous. Ne soyez donc pas si raisonnables : quittez votre ermitage et partez visiter le jardin d’Hermocrate ! Il vous y accueillera encore jusqu’au 17 novembre.

5 novembre 2013


5 novembre 2013

Le Triomphe de l’amour perd de sa puissance

© Mario del Curto

Galin Stoev nous propose en ce moment, au Théâtre de Vidy à Lausanne, de réinterroger l’ambiguïté entre les sexes : Le Triomphe de l’amour de Marivaux est joué uniquement par des hommes. Un pari audacieux qui ne convaincra cependant pas sur tous les points.

Deux hommes se tiennent sur le devant de la scène. Ils scrutent le public. Derrière eux, une immense bibliothèque nous indique que l’on se trouve dans le salon d’une maison très respectable. L’un des comédiens imite la voix et les attitudes d’une femme. Est-ce là le dialogue entre Léonide, princesse de Sparte, et sa suivante, Corine ? Il est vrai que les héroïnes du Triomphe de l’amour sont déguisées en hommes et se font appeler respectivement Phocion et Hermidas. Sous ce déguisement, la princesse pense pouvoir pénétrer dans la maison du célèbre philosophe Hermocrate, où vivent aussi sa sœur, Léontine, et Agis, fils de Cléomène dont le trône a été usurpé. En usant de ses charmes à la fois masculins et féminins, Léonide réussira son dessein, à savoir se faire aimer du philosophe et de sa sœur pour se rapprocher du véritable objet de ses désirs : Agis. Dans cette pièce, Marivaux use des quiproquos liés au travestissement : c’est chez lui un leitmotiv.

Galin Stoev, metteur en scène bulgare travaillant entre Sofia, Bruxelles et Paris, fait sien ce motif en montant Le Triomphe de l’amour avec une distribution entièrement masculine. Chez Marivaux, le lecteur est confronté à des femmes imitant des hommes alors que Galin Stoev nous propose des hommes qui imitent des femmes qui imitent des hommes. Il instaure donc un niveau supplémentaire dans le jeu des identités masquées et amplifie l’ambivalence des sexes. Ce procédé, tout en prolongeant l’esprit de la pièce écrite en 1732, promettait d’intensifier la portée burlesque de la mascarade et de créer une distanciation de plus en faisant éclater les catégorisations de genres.

Un semblant de folie

Il est vrai qu’il y a bien des moments où le ridicule de la situation et les attitudes des personnages font sourire dans la mise en scène de Galin Stoev, habitué à travailler sur des textes contemporains, comme ceux d’Ivan Viripaev ou encore d’Hanock Levin, mais aussi sur des textes classiques. On pense par exemple à la scène où Hermocrate confie à son élève Agis qu’il s’est laissé aller à des sentiments amoureux pour une femme. A quatre pattes, le philosophe déclame la grandeur de ses sentiments tandis que, tout en l’écoutant, le jeune homme babille comme un enfant. Et tout cela, au milieu d’une multitude de livres. Cet élément scénographique illustre d’ailleurs bien le triomphe de l’amour sur la raison: alors qu’au début de la pièce les personnages semblent contempler et manipuler avec soin ces ouvrages, plus l’amour se fait une place dans leur vie, plus ils maltraitent ces écrits qui incarnent la raison et la morale. Cependant, on aimerait que la mise en scène exprime de manière plus radicale le chaos qui finit par régner dans cette maison. Même lorsqu’entre deux scènes les comédiens s’amusent à dépouiller la bibliothèque, ils le font de façon trop mesurée : se saisissant des livres par piles, ils les posent plus ou moins violemment sur le sol. Le grain de folie est là, mais on attend toujours plus.

Clichés et caricatures

Et ce n’est malheureusement pas le choix d’une distribution exclusivement masculine qui comblera nos attentes de ce côté-là. En se voulant comiques, les comédiens n’échappent pas aux clichés lorsqu’ils imitent les femmes. Dans son interprétation de Léonide, Nicolas Maury semble vouloir incarner une « pimbêche »: il se dandine, se touche constamment les cheveux et sort sans cesse son postérieur d’un air provocateur. Il est vrai que le comédien, avec son physique androgyne et ses manières gracieuses donne au personnage de Léonide une ambiguïté comique. Mais si la représentation de la femme en tant que personnage ridicule fait rire, elle peut aussi être jugée réductrice. Pourquoi représenter Léonide de la sorte ? On ne reconnaît pas dans cette femme sans morale ni bon sens l’héroïne de Marivaux.

Galin Stoev semble avoir voulu moderniser la pièce classique et cela se ressent dans la façon de parler adoptée par les comédiens. Nicolas Maury met au service du personnage de Léonide sa voix fluette et sa capacité à pousser des cris stridents. Le jeu d’acteur est sans conteste admirable mais pousse à l’extrême la représentation de Léonide en tant que femme manipulatrice et capricieuse, tout en empiétant sur l’espièglerie et l’ingéniosité du personnage. Arlequin, personnage type de la commedia dell’arte, adopte quant à lui un accent qui copie les jeunes banlieusards d’aujourd’hui. Est-ce une tentative du metteur en scène pour rendre la pièce du XVIIIe siècle plus accessible au public ? La démarche est compréhensible. Mais les clichés ont plutôt tendance à rendre les personnages risibles et donc, d’une certaine manière, étrangers au public.

Galin Stoev a donc fait un choix audacieux en ce qui concerne la distribution essentiellement masculine. Une idée prometteuse qui a renforcé les jeux de dupes typiques du théâtre de Marivaux mais qui transforme les personnages en caricatures de la modernité. On garde le côté comique mais on en perd l’émotion : alors que la pièce originale représente le triomphe de l’amour sur la raison, l’amour semble ici avoir perdu un peu de son importance.

5 novembre 2013


5 novembre 2013

Un homme, qui joue une femme déguisée en homme, embrasse une femme, jouée par un homme

© Mario del Curto

Entre faux-semblants et déguisements, Galin Stoev reprend dans sa mise en scène du Triomphe de l’amour de Marivaux à Vidy, avec une distribution entièrement masculine, un procédé qui n’a plus grand chose d’élisabéthain mais devient une célébration extravagante du travestissement. Un mélange audacieux et heureux entre burlesque et réflexion sur les troubles de l’identité.

L’intrigue de cette comédie est des plus simples : Léonide, princesse de Sparte, se déguise en Phocion, jeune homme du monde, pour entrer dans la demeure de son ennemi politique et philosophique, l’ermite Hermocrate, afin de séduire son disciple, Agis, dont elle est tombée amoureuse. Elle devra se faire aimer du philosophe et de son austère sœur pour arriver à ses fins, dans un parcours rempli de tromperies et de quiproquos, pour le plus grand plaisir du public.

Galin Stoev nous offre une réflexion sur les faux-semblants et les troubles de l’identité. Quand avons-nous affaire à des personnages qui sont sincères, et quand ne font-ils que dissimuler ? Le sur-jeu qui ôte volontairement tout réalisme aux personnages- on pense à l’excellente prestation de Nicolas Maury alias Léonide, dans un rôle de « folle » – jette un trouble sur la question de savoir qui trompe qui. Léonide joue un rôle dans l’intrigue, mais les faux-semblants et le travestissement se retrouvent aussi dans le travestissement des comédiens, ce qui ajoute un niveau de supplémentaire de tromperie dans la pièce.

Une farce extravagante

Le metteur en scène d’origine bulgare – qui a déjà mis en scène Marivaux à la Comédie Française et au théâtre du Jorat lors de la dernière saison – a décidé d’insister sur un certain caractère farcesque de la pièce, à grand renfort de claques, de poings brandis dans le dos, de chutes et d’une gestuelle exagérée. Les éléments les plus graves de la pièce – toute l’intrigue politique autour de la soif de justice de Léonide, l’insertion de la pièce dans un contexte presque tragique – sont dépouillés de leur sérieux et mis à distance par l’utilisation de micros pour les énoncer, les mettant en décalage total avec le reste de la pièce. Le recours au micro vient placer ces propos sur un autre plan d’énonciation, matériellement parlant, poussant ce fil de l’intrigue hors de la pièce. De même, les déclarations d’amour sont ridiculisées par une utilisation ironique de pathétiques morceaux au violon.

Une seule scène échappe à l’impitoyable ridiculisation : c’est celle de l’hébétude totale d’Agis lorsqu’il se rend compte de la tromperie de Léonide. La sobriété soudaine du jeu du comédien, qui se retrouve seul en scène, hagard, immobile, silencieux, est renforcée par le déroulement, auquel on assiste derrière le décor, d’une scène entre Léontine et Hermocrate. Plus enthousiastes l’un que l’autre, ils se réjouissent de leur décision de se marier- jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils ont des vues sur la même personne. Agis, lui, a compris d’emblée la supercherie, et cet instant de lucidité nous offre une méditation sur les dégâts que peuvent causer le mensonge. Mais il n’est pas question de rester trop longtemps dans un registre sérieux, et la pièce retombe rapidement dans la farce.

Un « Marivaux pour tous » ?

Dans le contexte d’une banalisation de l’homophobie en France – marquée par la montée d’un mouvement contre le mariage pour tous -, le choix de Galin Stoev est délibérément provocateur. En faire une pièce « sur » l’homosexualité serait trop simpliste et réducteur, et il s’agit ici plutôt de saisir les troubles qui existent dans la construction de nos identités – identité des personnages, mais aussi des comédiens. Léontine par exemple, dans une maison interdite aux femmes, est devenue une « non-femme », qui ne se libèrera et s’assumera comme femme que par l’amour. Ceci évidemment de la manière la plus extravagante et fantasque qui soit, pour notre plus grand plaisir. Mais la question de l’homosexualité n’est jamais loin : la disparition des sentiments de Léontine pour Phocion après qu’il s’est révélé être une fille n’est pas aussi claire ici que dans le texte de Marivaux, et une certaine ambiguïté demeure.

Sans faire de grand discours, cette pièce vient simplement brouiller les identités des genres, et affirmer le triomphe de l’amour au-delà de tout genre ou orientation sexuelle.

5 novembre 2013


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