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Contexte et espaces de représentation de l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550)

Thibault Hugentobler et Tania Rochat (2020)

L’une des approches mobilisées dans le cadre de la saison 2020 d’ARCHAS a été la recherche historique autour des conditions de représentation de l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze. Une première séance était consacrée à une consultation de sources du XVIe siècle conservées aux Archives cantonales vaudoises ; une seconde à la visite de la cathédrale Notre-Dame de Lausanne.

Le 23 septembre 2020, l’historienne Karine Crousaz nous a présenté le contexte de création de l’Abraham sacrifiant à travers divers documents d’époque (Figure 1).

Figure 1 : Aperçu des différentes sources historiques conservées aux ACV. © ARCHAS, 2020.

Ses éclaircissements sur l’impact de la Réforme protestante à Lausanne, sur les débuts et l’organisation de l’Académie, ancêtre de l’UNIL, ainsi que sur Théodore de Bèze et son activité au sein de cette institution, nous ont été essentiels[1]. Ce travail a été un jalon important dans notre compréhension de la pièce et nous a permis d’en saisir la portée et les enjeux.

On ne sait pas exactement où et quand eut lieu la première représentation de la pièce de Théodore de Bèze. L’historiographie la situe lors de la cérémonie des Promotions de l’Académie de Lausanne, le 1er mai ou le 1er novembre 1550 ; quant à l’emplacement, il pourrait s’agir de la place de la Palud ou de la cathédrale Notre-Dame de Lausanne[2] (Figure 2). À la suite de Keith Cameron, Kathleen M. Hall et Francis Higman qui éditent l’Abraham sacrifiant en 1967, nous pensons que le lieu de prédilection pour cette représentation était bien la cathédrale[3]. C’est pourquoi, nous avons effectué une visite de l’édifice le 7 octobre afin d’explorer les potentialités du lieu et d’expérimenter in situ nos méthodes de jeu avant d’aborder le texte dans les environnements virtuels.

Figure 2 : Plan de Lausanne par Matthäus Merian avec la cathédrale (A), l’ancienne Académie (D) et la place de la Palud à la hauteur de l’Hôtel de ville (F) en 1654. © Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (Service des manuscrits, Collection des cartes géographiques) [IGC 13].

De la cathédrale au « Grand Temple »

La cathédrale Notre-Dame de Lausanne est bâtie entre la fin du XIIe et le premier tiers du XIIIe siècle dans son gros d’œuvre (Figure 3). Jusqu’au début du XVIe siècle, la nef est séparée du massif occidental, par lequel nous entrons aujourd’hui. C’est sous l’épiscopat d’Aymon de Montfalcon que l’on construit la « grande travée » qui relie les deux parties de l’édifice[4]. En 1536, à la Réforme, la cathédrale est dépouillée de son décor. On réorganise aussi l’édifice de part et d’autre du jubé : la nef devient le « Grand Temple » de la Cité et le chœur liturgique est converti en auditoire[5]. Celui-ci, consacré à l’enseignement de la théologie et de l’hébreu, ne rejoint le bâtiment de l’Académie, édifié entre 1579 et 1587, qu’en 1657[6]. Un dessin de 1820 nous permet d’avoir un aperçu de son agencement avant la démolition du jubé et le démontage des stalles en 1827[7] (Figure 4). Abîmées et déplacées à plusieurs reprises, celles-ci ont fait l’objet d’une restauration importante. Aujourd’hui, il ne reste que deux groupes de cinq stalles, déposées à l’étage de la tour du beffroi[8]. Quant à l’aménagement du temple dans la nef, les bancs étaient disposés en direction de la chaire située au nord de l’édifice (Figure 5). Marcel Grandjean note toutefois que la présence de deux tables de communion (en rouge sur le plan) devant le jubé pourrait impliquer un aménagement différent vers l’est[9], et donc probablement un espace modulable.

Espaces de la représentation

Nous pensons que la représentation de l’Abraham sacrifiant eut lieu soit devant la chaire, soit à la hauteur des tables de communion, au pied du jubé, voire sur la plateforme de celui-ci. Corinne Meyniel fait l’hypothèse, en conclusion de son étude sur la tragédie religieuse en France au XVIe siècle, d’une pratique théâtrale dépendante de la liturgie : si celle-ci se rapproche des fidèles, alors on jouera à distance, et inversement[10]. Suivant cette proposition, on devrait privilégier la plateforme du jubé. En effet, comme le culte protestant met l’accent sur la prédication auprès des fidèles, une scène à distance est de mise.

Figure 3 : Plan au sol de la cathédrale de Lausanne par Érasme Ritter (1763). © Archives cantonales vaudoises [SB 52 Ba 1/1].
Figure 4: Dessin de Georg Ludwig Vogel montrant le chœur liturgique de la cathédrale de Lausanne avec les stalles en bois de chêne à leur emplacement d’origine (1820). © Musée national suisse [LM-30689].
Figure 5: Détail d’un plan au sol anonyme du « Grand Temple » de la Cité (1768). © Musée Historique de Lausanne [I.35.B.15]. 
Figure 6: Vue du jubé de la basilique de Valère à Sion (vers 1215). © Dave Lüthi, 2013.

Le jubé lausannois date du XIIIe siècle et s’élevait à la hauteur de la première travée (Figure 3 et 5 ; Extrait 1). Il est démoli en 1827 lors du chantier d’Henri Perregaux et n’ont subsisté que des fragments sculptés[11]. Si quelques édifices cultuels catholiques ont conservé cette structure, comme à la basilique de Valère à Sion[12] (Figure 6), la plupart des églises l’ont supprimée après le Concile de Trente (1545-1563)[13]. Ce n’est qu’à travers l’iconographie que l’on peut imaginer le recours à la plateforme du jubé de la cathédrale de Lausanne comme scène théâtrale. François Bocion y place un groupe d’hommes dans son esquisse pour La Dispute religieuse de Lausanne (Figure 7)On peut donc considérer une utilisation similaire pour représenter l’Abraham sacrifiant en 1550[14].

Figure 7 : François Bocion, Esquisse pour La Dispute religieuse de Lausanne (vers 1855-1857). © Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne [1974-148].

Cependant, l’observation de Corinne Meyniel s’attache plus à la liturgie catholique et à sa redéfinition à la suite du Concile de Trente, qu’aux pratiques du protestantisme. Ainsi, il n’est pas exclu que la pièce de Théodore Bèze ait pris place sur le sol de la cathédrale, auprès du public, dans une démarche de connivence[15]. Suivant cette hypothèse, on peut envisager une représentation au pied de la chaire. L’actuelle n’est sculptée qu’en 1632-1633, mais on sait qu’une structure en bois existait déjà bien avant[16].


[1] Voir Karine Crousaz, L’Académie de Lausanne entre humanisme et Réforme (ca. 1537-1560), Leiden/Boston : Brill, 2012.

[2] Keith Cameron, Kathleen M. Hall et Francis Higman (éd.), « Introduction », in Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant [1550], Genève : Droz, 1967, pp. 11-12 et 31-32 ; Patrizia de Capitani, « Composition et représentation de l’Abraham sacrifiant », in Enea Balmas et Michel Dassonville (dir.), La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX (1550-1561), Florence : Olschki, Paris : PUF, 1986, p. 4 ; Marguerite de Soulié et Jean-Dominique Beaudin (éd.), « Introduction », in Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant [1550], Paris : Classiques Garnier, 2006, p. 9 ; Crousaz 2012, pp. 345, 412 et 493.

[3] Cameron/Hall/Higman 1967, pp. 31-32.

[4] Marcel Grandjean, « La cathédrale actuelle : sa construction, ses architectes, son architecture », in La Cathédrale de Lausanne, Berne : Société d’histoire de l’art en Suisse, 1975, pp. 51-52.

[5] Grandjean 1975, p. 59 ; Marcel Grandjean, Les Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud. Édifices publics (II), quartiers et édifices privés de la ville ancienne, t. 3, Bâle : Birkhäuser, 1979, pp. 21-34.

[6] Grandjean 1975, p. 59

[7] Gaëtan Cassina et al., Cathédrale de Lausanne. 700e anniversaire de la consécration solennelle, cat. exp., Lausanne, Musée Historique de l’Ancien-Évêché, 1975, pp. 102-103.

[8] Claire Huguenin, « Les stalles du XIIIe au XXe siècle », in Les stalles, cathédrale de Lausanne, Lausanne : Département des finances et de l’énergie (Service immeubles, patrimoine et logistique), 2014, p. 5 ; Brigitte Pradervand et Nicolas Schätti, « Les stalles », in Peter Kurmann (dir.), La Cathédrale Notre-Dame de Lausanne. Monument européen, temple vaudois, Lausanne : La Bibliothèque des Arts, 2012, p. 183.

[9] Marcel Grandjean, Les Temples vaudois. L’architecture réformée dans le Pays de Vaud (1536-1798), Lausanne : Bibliothèque historique vaudoise, 1988, p. 49.

[10] Corinne Meyniel, De la Cène à la scène. La tragédie biblique en France au temps des guerres de Religion, Paris : Classiques Garnier, 2019, p. 490.

[11] Grandjean 1975, p. 122.

[12] Voir Karina Queijo, « Le jubé et les murs de clôture du chœur », in Chantal Ammann-Doubliez et al., Les Monuments d’art et d’histoire du canton du Valais. Le bourg capitulaire et l’église de Valère à Sion, t. 8, Berne : Société d’histoire de l’art en Suisse, 2022,pp. 100-101.

[13] Meyniel 2019, p. 491.

[14] Cassina et al. 1975, p. 164

[15] Christian Biet et Christophe Truau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris : Folio Essais, 2006, pp. 142-143 ; Meyniel 2019, pp. 126-130 .

[16] Claire Huguenin, « Les chaires », in Kurmann 2012, p. 205.