Catégories
News

Sous-fifres du Diable ou messagères de Dieu? Jeannes queer du Moyen Âge

1. Croquis de Jeanne par le greffier du parlement de Paris Clément de Fauquembergue en marge d’un registre du Parlement de Paris, 10 mai 1429. Archives Nationales AE II 447, X1a 1481, f. 12r., D.R. « La seule image contemporaine de Jeanne fut dessinée dans les marges d’un manuscrit du Parlement de Paris par un greffier qui ne l’avait jamais vue, et qui lui donnait les attributs connus par la rumeur : une épée trouvée en suivant une voix à Sainte-Catherine-de-Fierbois, une bannière au nom de Jesus Maria, et des cheveux longs, parce qu’elle était pucelle, c’est-à-dire jeune fille non mariée ».

Les Jeannes dans l’iconographie de la fin du Moyen Âge : des figures fantasmées

Bien que ce soit le seul dessin contemporain de la bergère, il est intéressant de voir que les attributs donnés à la jeune femme vont se multiplier à travers le temps, à commencer par sa représentation dans le manuscrit français 12476 du Champion des dames de Martin le Franc (voir figure 2). Selon Maillet, c’est ici « une image déjà idéalisée faite d’après les représentations d’amazones de l’époque ».[1] Cette notion d’idéalisation est par ailleurs, dès lors, clé puisqu’elle est développée par les peintres romantiques notamment[2], mais semble également continuer son chemin dans le présent. En effet, comme le soulève Annabelle Marin, « il est intéressant de voir qu’aujourd’hui, dans les œuvres cinématographiques et les médias, le fantasme continue, se jouant des époques et des espaces ».[3]

2. Sainte Jeanne d’Arc, in Champion des dames de Martin le Franc, enl. artiste non identifié, 1451, BnF, fr. 12476, f. 101v.
Jeanne la Papesse accouchant, dans Boccace, De casibus, (trad.) Laurent de Premierfait, (enl.) Maître de Rohan et coll., 1er quart du XVe siècle, BnF, ms fr. 226, f. 252r.

Pour ce qui est de la papesse Jeanne, il n’y a pas d’idéalisation particulière du port de l’habit masculin. En revanche, il est intéressant d’observer ses représentations et de noter qu’elle est dépeinte portant des vêtements presque identiques aux cardinaux qui l’entourent, comme dans la figure 3 représentant Jeanne la Papesse accouchant : la protagoniste porte la même tunique blanche sous sa robe de pape que le cardinal à sa droite. Ainsi, finalement, ce qui rapproche l’analyse de ces deux cas c’est que le travestissement, « [q]u’il soit mené pour Dieu (Jeanne) ou contre Dieu (Jutta), dans les deux cas […] est condamné : par les juges de Rouen dans le procès historique de Jeanne d’Arc et par le Christ dans la pièce allemande de Jutta ».[1]

Leurs représentations dans les pièces de théâtre médiévales

Vers le premier tiers du Mystère du Siège d’Orléans (vers 1450-60), une pièce dramatique, Dieu demande à l’ange Michel d’aller déléguer la mission de lever le siège d’Orléans à Jeanne d’Arc avec les consignes suivantes :  

Tu vas lui dire également

Qu’elle s’habille en tenue d’homme ;

Je lui donnerai la hardiesse,

Pour que cela soit plus conforme.[2]

Les requêtes de Dieu sont ainsi aussi précises qu’étonnantes, car elles mènent Jeanne à commettre une transgression de genre, tout en perturbant l’ordre social et moral.[3] C’est d’autant plus surprenant que le procès ou la condamnation de Jeanne d’Arc ne sont pas présents dans le mystère, la tenue d’homme reste alors un symbole de la volonté de Dieu. Dans Frau Jutta, le travestissement de la papesse est condamné par tous les autres personnages : démons, Dieu, le Christ et la Mort, seule la Vierge Marie exprime de la compassion et c’est celle-ci qui sauvera la papesse de la damnation éternelle. Le discours de la Mort est particulièrement poignant, car il illustre l’abandon et le déshonneur qui frappe la papesse :

Dieu m’a donné la permission

de t’arracher la vie

parce que tu as agi contre sa volonté,

que tu t’es promenée vêtue comme un homme,

que tu as causé le chaos dans la Chrétienté,

que tu n’es pas restée parmi les femmes.

Et aussi parce que tu as agi sans respect envers toi-même,

Que tu as porté un enfant secrètement.[4]

Le travestissement de la papesse est d’autant plus une transgression, car il n’est pas l’œuvre de Dieu, au contraire il est présenté comme contre nature et donc « contre sa volonté ».[5]

Des femmes jouées par des hommes ?

Ces transidentités se complexifient lorsque l’on sait que les acteurs de l’époque étaient principalement des hommes. L’endossement des rôles féminins par des hommes est un acte intéressant, tel que le relève Stephen K. Wright pour la papesse Jeanne : « Frau Jutten presents a male actor who cross-dresses as a female character who cross-dresses as a man ».[6] Il y a donc un double jeu de travestissement : celui de la papesse, mais aussi celui des acteurs. Ce jeu des renversements de genre prend néanmoins fin une fois la papesse morte et sa maternité révélée.[7] Cependant, la transidentité de la papesse se retrouve complexifiée en retour par le fait même que c’est le statut de mère de la papesse qui la sauve des Enfers. Pour ce qui est du mystère de Jeanne d’Arc, il n’y a pas d’information concernant l’identité de genre de la personne qui l’incarnait lors des représentations. Cependant, la spécialiste du théâtre médiéval Susanna Scavello relève dans sa thèse des sources qui témoignent d’actrices pour des représentations médiévales de mystères de martyrs comme « l’attestation d’une jeune actrice qui joue le rôle de sainte Catherine de Sienne dans un mystère représenté toujours à Metz en 1468 ».[8] Ainsi, bien que les acteurs soient en majorité masculins et que cela peut ajouter une complexité supplémentaire au travestissement, il se peut que des actrices aient elles-mêmes rejoué dans la « peau » de ces Jeannes légendaires dont l’identité trouble de genre fascinait probablement autant le public qu’elle terrifiait l’Église. Jacques Le Goff avance en effet que la papesse Jeanne « a incarné la peur de la femme répandue par l’Église et surtout la peur d’une intrusion féminine dans l’Église elle-même ».[9] Aujourd’hui, ces femmes habillées en hommes sont revisitées avec nos catégories et concepts contemporains, avec – entre autres – la critique du médiéviste Hilário Franco Júnior qui suggère quant à lui que la papesse Jeanne est une figure d’androgynéité par excellence.[10] En tenant alors compte des représentations écrites et iconographiques de ces Jeannes, ainsi que des réactions contemporaines aux faits et celles de nos temps contemporains, est-il totalement anachronique de désigner ces Jeannes comme des modèles queers et de les placer dans une histoire de personnages et de personnalités au genre fluide ?


[1] Susanna Scavello, Les femmes fortes de la scène médiévale : martyres entre ciel et terre : étude comparative des héroïnes du théâtre français des XIVe-XVIe siècles [en ligne]. Thèse inédite des Universités d’Amiens et de Bologne, 2021, p. 323.

[2] Gérard Gros (éd. partielle et trad.), Mystère du siège d’Orléans, Paris : Librairie générale française, 2001, v. 7051-54.

[3] En partie soulevé dans Maillet, Les Genres fluides, op. cit., 2020, p. 31.

[4] Dietrich Schernberg, Ein schoen spiel von Frau Jutten, édité par Manfred Lemmer, 1971, Erich Schmidt Verlag GmbH & Co. Extraits sélectionnés et traduits par Estelle Doudet.

[5] Idem.

[6] Ma traduction de : « Frau Jutten presents a male actor who cross-dresses as a female character who cross-dresses as a man » provenant de : Stephen K. Wright, « Joseph as Mother, Jutta as Pope: Gender and Transgression in Medieval German Drama », Theatre Journal [en ligne], vol. 51, no. 2, 1999, p. 161.

[7] Ibid., p. 162.

[8] Scavello, Les femmes fortes de la scène médiévale, op. cit., 2021, p. 255. À ce sujet, voir aussi le sous-chapitre dans son intégralité 4.2.d. pp. 254-259.

[9] Jacques Le Goff, « La papesse Jeanne », in Héros et merveilles du Moyen Âge, Paris : Gallimard, 2014, p. 196.

[10] « […] das suas ainda inexploradas expressões andróginas » (= « […] de ses expressions androgynes encore non explorées »), in : Hilário Júnior FRANCO, « Joana, metáfora da androginia papal », Cultura [en ligne], vol. 25, 2008, p. 121.


[1] Ibid., p. 31.

[2] Voir Isabelle Durand-le-Guern, « Jeanne d’Arc », in Le Moyen Âge des romantiques, Rennes : PU de Rennes, 2001.

[3] Annabelle Marin, « De Jeanne d’Arc aux combattantes d’aujourd’hui », in Florian Besson, Pauline Guéna, Catherine Kikuchi, Annabelle Marin (dir.), « De Jeanne d’Arc aux combattantes d’aujourd’hui », in Actuel Moyen Âge. Et si la modernité était ailleurs ?, Paris : Arkhê, 2017, p. 38.

Bibliographie

Source

Dietrich Schernberg, Ein schoen spiel von Frau Jutten, édité par Manfred Lemmer, 1971, Erich Schmidt Verlag GmbH & Co. Extraits sélectionnés et traduits par Estelle Doudet.

Gros Gérard (éd. partielle et traduction), Mystère du siège d’Orléans, Paris : Librairie générale française, 2001.

Littérature secondaire

Besson Florian, Guéna Pauline, Kikuchi Catherine, Marin Annabelle (dir.), « De Jeanne d’Arc aux combattantes d’aujourd’hui », in Actuel Moyen Âge. Et si la modernité était ailleurs ?, Paris : Arkhê, 2017, pp. 36-39.

Durand-Le-Guern Isabelle, « Jeanne d’Arc », in Le Moyen Âge des romantiques [en ligne]. Rennes : PU de Rennes, 2001, DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.29633, consulté le 5 février 2023.

Franco Hilário Júnior, « Joana, metáfora da androginia papal », Cultura [en ligne], vol. 25, 2008, URL : http://journals.openedition.org/cultura/655, consulté le 15 novembre 2023.

Le Goff Jacques, « La papesse Jeanne », in Héros et merveilles du Moyen Âge, Paris : Gallimard, 2014, pp. 194-203.

Maillet Clovis, Les Genres fluides, Paris : Arkhé, 2020, 172 p.

Scavello Susanna, Les femmes fortes de la scène médiévale : martyres entre ciel et terre : étude comparative des héroïnes du théâtre français des XIVe-XVIe siècles [en ligne]. Thèse inédite des Universités d’Amiens et de Bologne, 2021. URL : https://theses.hal.science/tel-03852837, consulté le 14 novembre 2023.

Wright Stephen K., « Joseph as Mother, Jutta as Pope: Gender and Transgression in Medieval German Drama », Theatre Journal [en ligne], vol. 51, no. 2, 1999, pp. 149-166. URL : http://www.jstor.org/stable/25068648, consulté le 14 novembre 2023.