2023-2024

Saintes, sorcières, monstres. Regarder les corps transgressifs

Der Ritter vom Turn, Basel, 1493
Der Ritter vom Turn, Basel, 1493

La quatrième saison d’ARCHAS 2023-2024, intitulée « Saintes, sorcières, monstres », a interrogé un phénomène surprenant : l’époque où a émergé la chasse aux sorcières, en particulier dans les régions du Valais, de Vaud et de Berne, a aussi vu le succès le succès de pièces dont les héroïnes sont vues par les autres personnages comme… des sorcières. Mais, dans ces pièces, le regard porté sur des figures transgressives, loin d’être univoque dans sa condamnation, est porteur de débats sur les normes du bon comportement, voire de la sainteté, comme sur les normes du genre.

The fourth season of ARCHAS 2023-2024, entitled « Saints, Witches, Monsters, » explored a surprising phenomenon: the era when witch hunts emerged, particularly in the regions of Valais, Vaud, and Bern, also saw the success of plays whose heroines are perceived by other characters as… witches. However, this perspective on transgressive figures, far from being unequivocally condemning, sparks debates on norms of proper behavior, even on holiness, as well as gender norms.

L’Atelier 2023-2024 a été co-animé par Estelle Doudet et l’assistante-étudiante Valentine Cuenot, assistées de Nadia Spang Bovey et l’équipe des ingénieures pédagogiques de la Faculté des Lettres de l’UNIL. Il a bénéficié des interventions de l’historienne Martine Ostorero, de la chercheuse Susanna Scavello et de l’artiste invitée Léa Katharina Meier.

Choix de corpus: les pièces de saintes et de sorcières en français et en allemand dans la 2e moitié du XVe siècle

Trois pièces des années 1460-1480 ont retenu en particulier l’attention : Le Mystère de sainte Barbe en cinq journées, dont un rôle d’acteur a été conservé pour une représentation en Savoie au XVIe siècle ; l’anonyme Siège d’Orléans, qui met en scène Jeanne d’Arc ; et une pièce en langue allemande de Dietrich Sternberg, Ein schön Spiel von Frau Jutten, sur la papesse Jeanne. Des épisodes spécifiques de ces trois pièces ont été choisis et comparés parce qu’ils mettent en scène des personnages, ennemis ou adjuvants, qui observent, commentent et réagissent émotionnellement aux héroïnes transgressives.

Pour comprendre leurs contextes de mise en scène, les participant.es ont également travaillé sur plusieurs types de sources de l’époque de la chasse aux sorcières: archives des premiers procès vaudois conservés aux Archives cantonales vaudoises; traités sur la sorcellerie, en latin et en français, comme le Formicarius de Nider et Le Champion des dames de Martin Le Franc; publications d’actualité à propos de scandales liés à de (fausses) « performances » publiques de sainteté, comme l’affaire Jetzer à Berne au début du XVIe siècle.

Three plays from the 1460s-1480s have particularly captured attention: « The Mystery of Saint Barbara in Five Days, » with a role for an actor preserved for a performance in Savoy in the 16th century; the anonymous « Siege of Orleans, » which features Joan of Arc; and a German-language play by Dietrich Sternberg, « Ein schön Spiel von Frau Jutten« , about Popess Joan. Specific episodes from these three plays were selected and compared because they feature characters, whether adversaries or helpers, who observe, comment on, and emotionally react to the transgressive heroines.

To understand their staging contexts, participants also worked with various types of sources from the witch-hunt era: archives of the early Vaud trials preserved at the Vaud Cantonal Archives; treatises on witchcraft, in Latin and French, such as Nider’s « Formicarius » and Martin Le Franc’s « The Champion of Women »; contemporary publications about scandals related to (false) public « performances » of sanctity, such as the Jetzer affair in Bern in the early 16th century.

Question d’interprétation: la queerness, une affaire de regards et d’émotions?

Au tournant du XVe et du XVIe siècle, alors que la chasse aux sorciers et aux sorcières s’étendait lentement en Europe à partir du sillon alpin, ont fleuri des fictions dramatiques à succès dont les protagonistes transgressent radicalement les normes de genre. On y voit des jeunes filles de bonne famille qui brisent les règles pour affirmer leur foi (Barbe) ; des bergères nommées cheffes de guerre (Jeanne d’Arc) ; des femmes qui, grâce à un pacte secret avec le démon, deviennent papes (Jutta/la papesse Jeanne). Spectacles de saintes ? de sorcières ? ou les deux ?

Ces pièces ont en effet rarement traité leurs héroïnes transgressives de manière simple. Au contraire, les dispositifs dramaturgiques qu’elles ont expérimentés ont souvent visé à souligner le caractère ‘monstrueux’, c’est-à-dire hors-norme et spectaculaire (monstrare, c’est faire voir), de ces incarnations de la queerness en les faisant observer par d’autres personnages qui, tour à tour, les haïssent, les admirent, les condamnent ou les prennent en pitié. Autant d’émotions fortes et de jugements complexes que le spectacle, souvent porteur d’une grande violence (tortures, mises à mort), transmettait aux publics par le biais de personnages-relais.

Très populaires il y a cinq siècles, de telles œuvres dramatiques sont aujourd’hui quasiment absentes de nos scènes contemporaines. Sont-elles pour autant elles-mêmes devenues des ‘monstres’ injouables ? Qu’ont-elles à nous dire sur le fonctionnement des regards que fait naître la transgression ?

Le but d’ARCHAS 23-24 est d’explorer l’hypothèse que les questionnements soulevés par les pièces de saintes et/ou de sorcières du XVe siècle peuvent croiser ceux du XXIe siècle:

Pourquoi le queer, entendu ici au sens de différent, de déviant, suscite-t-il le regard, l’émotion, voire la violence ?

Quelles émotions, quelles interprétations ce qui était transgressif hier peut-il provoquer aujourd’hui ? Quel plaisir peut-on encore prendre (ou pas) à ces théâtres de la cruauté ?

At the turn of the 15th and 16th centuries, as the witch hunt spread slowly across Europe from the Alpine regions, successful dramatic fictions flourished featuring protagonists who radically transgressed gender norms. These included young girls from respectable families breaking the rules to assert their faith (Barbe); shepherdesses appointed as war leaders (Joan of Arc); and women who, through a secret pact with the devil, became popes (Jutta/the Pope Joan). Are they spectacles of saints? Witches? Or both?

Indeed, these plays rarely depicted their transgressive heroines in a straightforward manner. On the contrary, the dramatic devices they experimented with often aimed to highlight the ‘monstrous’ nature—meaning extraordinary and spectacular (from monstrare, to show)—of these embodiments of queerness by having them observed by other characters who alternately hate them, admire them, condemn them, or pity them. These strong emotions and complex judgments, often accompanied by great violence (torture, executions), were transmitted to audiences through intermediary characters.

While such dramatic works were very popular five centuries ago, they are now almost absent from our contemporary stages. Have they themselves become unplayable ‘monsters’? What do they have to tell us about the dynamics of the gaze provoked by transgression?

The goal of ARCHAS 23-24 is to explore the hypothesis that the questions raised by the plays of saints and/or witches from the 15th century may intersect with those of the 21st century:

Why does the queer, understood here in terms of difference and deviation, provoke scrutiny, emotion, or even violence?

What emotions, what interpretations can what was transgressive yesterday evoke today? What pleasure can still be derived (or not) from these theaters of cruelty?

Propositions créatives

Environ 15 étudiant·es ont réalisé des posts, dessins et courtes performances pendant la visite des archives et les ateliers de lecture des sources.

Surtout, quatre propositions de mise en scène ont été réalisées. Le regard posé sur la queerness ayant été jugé un enjeu capital au XXIe siècle, ces créations ont choisi d’explorer des interprétations fondées sur la transposition et l’actualisation. Les réceptions des figures de Barbe, Jeanne et surtout Jutta ont été déplacées dans les domaines du pouvoir politique et médiatique (projets Pro-choice et Une Sainte Quaternité), du monde de l’entreprise (projet A la Barbe du patron), et de l’univers judiciaire (projet Le Juge noir).

Approximately 15 students created posts, drawings, and short performances during the archive visits and source reading workshops. Above all, four staging proposals were carried out. Given the importance of the gaze on queerness in the 21st century, the 2023 creations chose to explore interpretations based on transposition and updating. Receptions of the figures of Barbe, Jeanne, and especially Jutta have been shifted into the realms of political and media power (Pro-choice and A Holy Quartet projects), the business world (In the Beard of the Boss project), and the judicial universe (The Black Judge project).

A la barbe du patron, héroïne martyre et parcours queer en entreprise

Adaptation du Mystère de Sainte Barbe, du Siège d’Orléans et de Frau Jutta par Victor Blonde, Fanny Cheseaux, Benjamin Gaggini, Julianne Mary, ARCHAS 2023

Le Juge noir, race, genre et queerness au regard de la justice et des médias

Adaptation de Frau Jutta par Mike Mateo Valverde, Amos Dollfus et Matteo Salvadore, ARCHAS 2023