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Frau Jutta : figure transgressive persécutée par les Autres masculins

Jeanne la Papesse accouchant, dans Boccace, De casibus, (trad.) Laurent de Premierfait, (enl.) Maître de Rohan et coll., 1er quart du XVe siècle, BnF, ms fr. 226, f. 252r.

Une femme à la tête de l’Église c’est – encore aujourd’hui – du jamais vu ! Néanmoins, dès le IXe siècle, le récit de la papesse Jeanne (Jutta) a connu une renommée conséquente dans les productions littéraires pendant et au-delà du Moyen Âge : travestie en homme pour étudier jusqu’à devenir pape, Jutta voit son sexe révélé par les démons avec lesquels elle a pactisé, puis par la Mort (allemand : Der Tod) qui provoque son accouchement en la tuant. Ce parcours singulier semble alors avoir fasciné ou presque « hant[é] »* l’imaginaire médiéval puisqu’il sort de sa dimension strictement textuelle en étant repris et joué dans plusieurs pièces de théâtre médiéval. C’est le cas du mystère d’un certain Dietrich Schernberg qui, vers 1480, élabore Ein Spiel von Frau Jutten.

Persécutée par le Ciel et l’Enfer

De sous-fifre du diable à réhabilitée au Paradis, la papesse Jutta est une figure de l’imaginaire médiéval ambivalente puisqu’elle interagit autant avec le monde visible qu’avec le monde invisible surnaturel. Cette dimension invisible est notamment caractérisée par la dichotomie du Bien et du Mal, en d’autres mots et selon les catégories médiévales du surnaturel, le miraculosus (miraculeux) et le magicus (magie démoniaque). L’héroïne de la pièce voit alors ses actions jugées et condamnées à tour de rôle par ces Autres masculins : une multitude de démons la menace, la Mort la persécute puis la tue et, finalement, parmi les figures divines, seule la Vierge Marie prend pitié de la papesse. Ainsi, le divin masculin fait curieusement écho aux démons : « ici, Dieu persécute la pécheresse, […] la persécution et la damnation dans les deux cas visant à punir la faute, à savoir l’action rebelle de l’héroïne. L’on pourrait dire qu’ici le “bourreau” est le Christ et la “victime” Jutta  […] ».**

Jutta : une merveille (mirabilis) ?

Qu’en est-il de cette héroïne qui transgresse les conventions (morales, sociales et de genre) et se débat virulemment contre les persécutions physiques et morales subies de la part de ces entités surnaturelles masculines ? Jutta n’est-elle pas, comme le suggère J. Le Goff, « une femme merveilleuse »*** ? C’est un statut qui du moins semble s’appliquer à son ambition mondaine, à sa résistance hors-norme (surhumaine ?), mais aussi à l’iconographie presque fantastique de son accouchement. En effet, « [l]a scène, frappante, est celle de la vie de la papesse que les gens du Moyen Age ont le plus représentée »* : Jutta accouche se tenant bien droite et l’enfant semble surgir comme d’un portail à travers le devant de sa robe. L’enfant est-il donc le résultat de sorcellerie, d’un miracle ou d’un mélange merveilleux … ?


* Paravicini Bagliani Agostino, « La Vraie histoire de la papesse Jeanne », in L’ Histoire, n. 500, octobre 2022, p. 69 ; p. 65.

** Scavello Susanna, Les femmes fortes de la scène médiévale : martyres entre ciel et terre : étude comparative des héroïnes du théâtre français des XIVe-XVIe siècles [en ligne]. Thèse inédite des Universités d’Amiens et de Bologne, 2021, p. 334.

*** Le Goff Jacques, « La papesse Jeanne », in Héros et merveilles du Moyen Âge, Paris : Gallimard, 2014, p. 195.

© Aline Cardoso Almeida, 2023