© Cesur A. Polat, 2021
Le postulat de l’imagination qui serait « utile » aux études historiques peut paraître paradoxal de prime abord. L’historien-ne est un scientifique à la recherche de vérités, ou du moins d’une certaine véridicité. Il adopte une attitude critique face aux sources à sa disposition qu’il aborde en trois étapes : il sélectionne rigoureusement certaines sources qui peuvent éclairer la période, l’événement ou le personnage étudié ; il interprète et explique les résultats de ses recherches pour les placer dans la continuité des connaissances établies par la recherche précédentes ; et il se positionne face à cette recherche en étayant ou non sa crédibilité*. L’historien-ne réactualise ainsi le passé, le fait revivre en faisant parler les sources.
L’imagination face au passé
Les sources étudiées ne nous donnent pas souvent toutes les informations nécessaires à la compréhension globale de notre passé. L’imagination devient alors un outil précieux de reconstitution historique.
« Lorsque celles-ci ne répondent pas (à nos questions), sont muettes ou du moins lacunaires, voire contradictoires, l’historien peut-il ou doit-il même faire appel à son imagination pour combler les lacunes, reconstituer le cours interrompu des événements ? ».
Jean-François Poudret, Le rôle de l’imagination en histoire, Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 2009, p. 10.
Les études sur la période médiévale sont un terrain propice à ce genre d’approche. L’accès aux nombreuses sources manuscrites – qu’elles soient narratives, administratives, comptables ou iconographiques – fournit certains repères ponctuels et nécessaires pour une vue d’ensemble de la période ou du phénomène étudié. Néanmoins, ces sources comportent suffisamment de lacunes pour solliciter l’imagination créatrice de l’historien-ne afin de former une hypothèse cohérente.
L’exemple des farces romandes
L’exemple des farces romandes jouées autour de 1520, où certains passages sont tronqués, voire entièrement absents des rôlets manuscrits qui nous sont parvenus, est parlant. Dans ces cas-là, les éditeur-rices effectuent un travail de comparaison à l’aide d’autres manuscrits pour formuler des hypothèses sur les fragments manquants**. De plus, du point de vue de la représentation théâtrale, la gestuelle rhétorique des farceurs n’a pas été transcrite dans les rôlets. Les historien-nes du théâtre, mais aussi les metteur-euses en scène ou les artistes travaillant dans une perspective de reenactment, utilisent notamment des gravures ou des illustrations de manuscrits pour avoir une certaine idée des postures d’acteurs.
Dans l’art vivant qu’est le théâtre, la volonté de reconstituer (c’est-à-dire de remplacer des éléments disparus dans la source) se heurte souvent au caractère « troué » propre aux sources théâtrales, qui ne donnent jamais accès à la globalité de l’événement théâtral passé. Cette approche doit donc être modulée par d’autres approches, comme la restitution (qui consiste à donner une image vraisemblable d’une réalité ancienne) ou la simulation (soit l’imitation des caractéristiques de la source), qui font appel, de manière historiquement informée, à l’imagination et à l’esprit créateur.
* William Dray, History as Re-Enactment : R. G. Collingwood’s Idea of History, Cambridge UP, 1999, p. 193 ; Jean-François Poudret, Le rôle de l’imagination en histoire, Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 2009, p. 10-11.
** Paul Aebischer, « Fragments de moralités, farces et mystères retrouvés à Fribourg », Romania, t. 51, n° 204, 1925, p. 511-527 et « Quelques textes du XVIe siècle en patois fribourgeois (Deuxième Partie) », Archivum romanicum, vol. VII, 1923, p. 288-305.
Illustrations : fragments du rôle du Fol dans la Présentation des Joyaux (AEF, Littérature 7.2 v ; AEF Littérature 7.1 r; Photo: NW)