Narratologie non naturelle / Unnatural Narratology

Par Brian Richardson

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni

La narratologie non naturelle est l’étude et la théorie des éléments et stratégies anti-mimétiques dans la fiction narrative. Selon la définition la plus répandue, le non-naturel est constitué d’événements, de personnages, de décors ou d’actes narratifs qui sont anti-mimétiques, c’est-à-dire qui défient les présupposés des récits non fictifs et les pratiques du réalisme (dont le modèle est fondé sur les récits non fictifs). La fiction non naturelle est différente non seulement de la fiction mimétique, mais aussi de ce que Richardson appelle la fiction non mimétique. Les récits non mimétiques comprennent les contes de fées conventionnels, les fables animalières, les histoires de fantômes et d’autres genres de fiction qui réunissent des éléments magiques ou surnaturels. De tels récits mettent en scène des mondes narratifs cohérents et obéissent à des conventions génériques établies ou, dans certains cas, ils ajoutent simplement une seule composante surnaturelle à un monde autrement naturaliste. À l’inverse, les textes non naturels ne cherchent pas à repousser les limites du mimétique, mais plutôt à jouer avec les conventions mêmes de la mimésis. Ainsi, un homme ordinaire chevauchant un cheval ordinaire sur un sentier ordinaire serait mimétique, un héros conventionnel montant un cheval volant conventionnel serait non mimétique, et un personnage essayant de chevaucher un coléoptère géant pour rejoindre la demeure des dieux, comme dans La Paix d’Aristophane, serait anti-mimétique (Richardson 2015: 3-5).

L’autre définition majeure est celle de Jan Alber, qui affirme que le non-naturel renvoie à des scénarios et événements « physiquement, logiquement et humainement impossibles » (2015: 14). Pour les deux approches, les éléments non naturels se situent généralement dans le monde fictif. Dans le monde de l’histoire, des éléments non naturels peuvent être présents sous forme d’événements, de personnages, de décors et de cadres narratifs. Richardson affirme qu’il y a aussi des cas où le discours modifie le monde raconté. Parmi les exemples les plus frappants, on peut mentionner les générateurs textuels, où des mots ou des formes alphabétiques engendrent le texte, comme au début de Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet. Un autre exemple est la « dénarration », dans laquelle le texte annule ou « efface » les événements qu’il avait instanciés dans le monde fictif (Richardson 2015: 58-59).

La narratologie non naturelle a été développée en raison d’une lacune perçue dans la théorie du récit et dans les analyses narratives. Dans la plupart des modèles narratologiques, anciens et modernes, il y a peu de considération ou de place pour l’étude des figures ou des événements hautement expérimentaux, antiréalistes, impossibles ou parodiques. Au lieu de cela, il y a une forte tendance générale – que l’on peut considérer comme un biais important – à privilégier les concepts mimétiques ou réalistes. Souvent, les personnages, les événements ou les décors fictifs sont analysés dans les mêmes termes ou selon les mêmes perspectives qui seraient utilisés pour parler de personnes, d’événements ou de décors réels. Dans de nombreuses approches narratologiques, le modèle ou type de récit par défaut était, et est encore, plus ou moins mimétique. C’est même largement le cas de la narratologie structuraliste, malgré sa posture scientifique et sa volonté de transcender l’humanisme, comme Luc Herman et Bart Vervaeck l’ont bien établi (2005: 41-101). La narratologie non naturelle ne cherche pas à se substituer aux approches narratologiques existantes, mais plutôt à les compléter en y ajoutant les outils conceptuels et les catégories qui font défaut. Ainsi, en ce qui concerne la temporalité narrative, elle englobe les catégories structuralistes d’ordre, de durée et de fréquence, mais insiste pour inclure d’autres types de fabula non naturelles, ce qui inclut des trames narratives multiples ou contradictoires, des durées impossibles et des pseudo-fréquences (Richardson 2019 : 99-125).

Plusieurs domaines de la théorie du récit ont été débattus, rediscutés et rethéorisés par les praticiens de la narratologie non naturelle. Le plus important est celui de la narration: l’étude de la narration à la deuxième personne, de la narration non naturelle énoncée par un « nous », de la narration à plusieurs personnes et des actes narratifs impossibles comblent les lacunes de l’analyse narrative classique et entraînent l’abandon des conceptions mimétiques du narrateur (Richardson 2006). Un récent ouvrage de Richardson (2019) aborde également l’intrigue et les concepts connexes de séquentialité narrative, de temporalité, de fabula (histoire) et de sujet (récit), de commencement et de fin. L’espace et les mondes possibles ont toujours été un domaine d’intérêt majeur pour les théoriciens non naturels, car ils défendent l’importance des mondes fictifs impossibles. Stefan Iversen, Maria Mäkelä et Jan Alber (2013: 80-103) ont aussi analysé la représentation de l’esprit par la fiction (« fictional minds », voir aussi Patron 2016a). Alors que les théoriciens non naturels luttent contre les récentes tentatives cognitivistes de réduire les personnages fictifs à des personnes, on assiste aussi à une reconceptualisation de la théorie des personnages, en tenant compte également de la dimension performative dans le cas des personnages incarnés au théâtre (voir Richardson 2020). Par ailleurs, une attention considérable est maintenant accordée aux questions de réception et de réponse des lecteurs.

La narratologie non naturelle, bien que développée à l’origine pour analyser et théoriser la fiction postmoderne et avant-gardiste, est maintenant utilisée pour étudier un large éventail de périodes et de genres. Dans Unnatural Narrative (2015 : 91-120), Richardson donne un aperçu des récits non naturels dans l’antiquité en Grèce , à Rome et en Inde, jusqu’à nos jours, et Alber (2015) retrace leur évolution dans la littérature anglaise depuis le XIIe siècle. En plus de la fiction littéraire, de nouveaux travaux sont en cours dans le domaine du théâtre, du cinéma, de l’hyperfiction et de la bande dessinée (Baroni 2017). Des stratégies d’analyse non naturelles sont employées dans un certain nombre de domaines adjacents, notamment le féminisme, les études postcoloniales, la littérature ethnique américaine, la narratologie cognitive, la théorie des émotions, les études de réception et la littérature populaire (voir Alber et Richardson 2020 et Richardson à paraître).

Références en anglais

Alber, Jan (2015), Unnatural Narrative: Impossible Worlds in Fiction and Drama, Lincoln, University of Nebraska Press.

Alber, Jan, Henrik Skov Nielsen & Brian Richardson (dir.) (2013), A Poetics of Unnatural Narrative, Columbus, Ohio State University Press.

Alber, Jan & Brian Richardson (dir.) (2020), Unnatural Narratology: Extensions, Revisions, and Challenges, Columbus, Ohio State University Press.

Herman, Luc & Bart Vervaeck (2005), Handbook of Narrative Analysis, Lincoln, University of Nebraska Press.

Iversen, Stefan (2013), “Unnatural Minds”, in A Poetics of Unnatural Narrative, J. Alber, H. K. Nielsen & B. Richardson (dir.), Columbus, Ohio State University Press, p. 94-112.

Mäkelä, Maria (2006), “Possible Minds: Constructing – and Reading – Another Consciousness as Fiction”, in Free language, indirect translation, discourse narratology : linguistic, translatological and literary-theoretical encounters, P. Tammi & H. Tommola (dir.), Tampere, Tampere University Press, p. 231-260.

Mäkelä, Maria (2012), “Navigating – Making Sense – Interpreting (The Reader behind La Jalousie)”, in Narrative Interrupted: The Plotless, the Disturbing and the Trivial in Literature, M. Lahtimäki, L. Kartunen & M. Mäkelä, Berlin, de Gruyter, p. 139-152.

Richardson, Brian (à paraître), “Recent Work in Unnatural Narrative Studies”, Foreign Literature Studies (Chine), forthcoming.

Richardson, Brian (2020), “Unnatural Characters in Fiction, Drama, and Popular Culture: Beyond Humanist and Cognitive Models”, in Unnatural Narratives: Extensions, Revisions, and Challenges, J. Alber & B. Richardson (dir.), forthcoming.

Richardson, Brian (2019), A Poetics of Plot for the Twenty-first Century: Theorizing Unruly Narratives, Columbus, Ohio State University Press.

Richardson, Brian (2015), Unnatural Narrative: Theory, History, and Practice, Columbus, Ohio State University Press.

Richardson, Brian (2006), Unnatural Voices: Extreme Narration in Modern and Contemporary Fiction, Columbus, Ohio State University Press.

Références en français

Baroni, Raphaël (2017), « En bande dessinée, le temps, c’est de l’espace », Fabula / Les colloques, L’art, machine à voyager dans le temps. En ligne, consulté le 2 août 2019, URL: https://www.fabula.org/colloques/document4785.php

Patron, Sylvie (2019), « La passion du non-naturel. Entretien avec Brian Richardson », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, n° 181-182. En ligne, consulté le 2 août 2019, URL: http://journals.openedition.org/pratiques/5770; DOI: 10.4000/pratiques.5770

Patron, Sylvie (2019), « Récits non naturels, narratologie non naturelle: apports, problèmes, perspectives », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, n° 181-182. En ligne, consulté le 2 août 2019, URL: http://journals.openedition.org/pratiques/5726; DOI: 10.4000/pratiques.5726

Patron, Sylvie (2016a), « La représentation de l’esprit dans la narratologie postclassique: un bref état de l’art », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n° 13, p. 102-115. En ligne, consulté le 2 août 2019, URL: http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx13.11/1070

Patron, Sylvie (2016b), « La narration d’Anima. Un récit non naturel? », in Langues d’Anima. Écriture et histoire contemporaine dans l’œuvre de Wajdi Mouawad, C. Badiou-Monferran & L. Cenooz (dir.), Paris, Classiques Garnier, p. 41-61.

Richardson, Brian (2018). « De la narratologie non naturelle », in Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, traduit par Sylvie Patron à partir d’une première version de Catherine Favier Kelly, S. Patron (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 167-181.

Pour citer cet article

Brian Richardson (traduit de l’anglais par Raphaël Baroni), « Narratologie non naturelle / Unnatural Narratology », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 2 août 2019, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2019/08/narratologie-non-naturelle-unnatural-narratology/