Hôtel du mort

Par Fanny Utiger

Une critique sur le spectacle :
Luxe, calme / Texte et mise en scène de Mathieu Bertholet / Théâtre Vidy-Lausanne / du 8 au 18 mars 2018 / Plus d’infos

© Mathildà Olmi

Dans une atmosphère sombre, baudelairienne presque caricaturalement, Mathieu Bertholet aborde une difficile thématique, celle du suicide assisté, en des temps où certains n’ont d’autre choix que de passer notre frontière pour y avoir accès. Le passé converse avec ce présent, dans un cadre pérenne, luxueux. En apparence du moins.

C’est un hôtel, un établissement luxueux, avec vue étourdissante sur le lac et personnel dévoué. En entrant dans la salle, l’ami qui m’accompagne, trompé par une lumière blafarde, un grand bouquet de lys blancs et un mobilier funèbrement arrangé, crut pourtant y voir une chambre mortuaire ou un cimetière, dans la pénombre du plateau déjà ouvert. Confusion annonciatrice du spectacle à venir, de son ambiance délibérément enserrée entre luxe presque absurde et morbidité. On y verra une douzaine de personnes venues rendre leur dernier souffle dans l’air pur des montagnes suisses. Mathieu Bertholet traite ici d’un sujet ultra-contemporain, celui du « tourisme mortuaire » possible en terres helvétiques, qu’il croise avec un temps où l’on venait s’y ressourcer, voire y guérir. Aussi dresse-t-il, insérant également dans son texte quelques passagères allusions à l’actualité, « un portrait de la Suisse en creux », comme l’a récemment dit Vincent Baudriller.

Tout n’est au début que silence, calme traînant. Des clients pénètrent dans l’hôtel et s’y installent, repartent sans s’attarder trop. Quelques minutes ainsi, puis des hommes et des femmes déjà vus reviennent. Avec eux commence à poindre la parole et à s’instaurer une itération qui rythmera en crescendo la suite du spectacle. Les phrases s’y présentent par fragments, numérotés mais exposés sans ordre. Des nombres précèdent en effet les répliques, lancées çà et là, sans destinataires spécifiques, se succédant sans nécessairement se répondre. On croirait souvent entendre un règlement, que rappellent les majordomes en même temps que les clients le découvrent. Ce sont en d’autres moments des complaintes, parfois des protestations. Les voix s’enchevêtrent, jusqu’à former un brouhaha, tout en gardant une teinte routinière, figurant toute l’impersonnalité qu’engendre un tel endroit. Impersonnel, cet hôtel-ci l’est d’ailleurs particulièrement : quelque intimes que soient les paroles ou les moments qui y prennent place, tout est ouvert. Quiconque y passe va sans cesse du dedans au dehors, de chambres en chambres, qui s’échangent entre hôtes, et les étages ont vue les uns sur les autres, laissant résonner entre elles jusqu’à se fondre les trajectoires des douze individus qui évoluent sous nos yeux.

Les leurs, d’abord ébahis devant le paysage – Lac Léman, Alpes, Lavaux ? Le public imagine, puisqu’il se trouve précisément là où vont leurs regards – sont donc réunis pour se fermer définitivement. Reproduisant dans un premier temps la vie mondaine qu’accueillent les grands hôtels, le spectacle voit dans un deuxième moment la mort s’insinuer progressivement. L’établissement se médicalise, le piano fait place à l’orgue, les voix évoquent le départ, le choix de partir, dignement. Elles se partagent une litanie : « je serai sûrement partie lorsque vous reviendrez ». Un troisième temps donne aussi la parole à ceux qui resteront, se rappelleront les morts, conserveront leurs « traces » et leur « souvenir ». Les voix se font enfin fantomatiques, quand les corps, peu à peu, s’évanouissent, prêts à s’évaporer près d’un nuage de fumigènes.

Au fil de la pièce, l’ambiance s’assombrit. Ou plutôt elle s’alourdit. Son titre évoquait un poème de Baudelaire fort peu lugubre. Le spectacle vient y réinjecter du spleen, sans modération. Aussi court-on le risque, pour peu que l’on entre dans la salle un peu cafardeux, d’en ressortir complètement déprimé. Les clients et patients ont beau se laisser aller à une dernière débauche, l’extase accompagner leur agonie, quelques instants grotesques ou cocasses susciter parfois le rire – jaune –, la situation, certes grave, est abordée dans un registre excessivement sinistre. L’atmosphère pesante, qui insiste sur l’aspect désespérant de toute existence, étonne, voire dérange, pour un spectacle dont le texte et le cadre semblent pourtant présenter le suicide assisté comme une solution véritable et digne, postulant que bien mourir serait peut-être mieux vivre.

Il reste que l’œuvre met en évidence et fait réfléchir à un fait très actuel et potentiellement problématique : des citoyens d’États voisins, où le suicide assisté n’est pas légal, viennent mettre fin à leurs jours en Suisse. On pouvait certainement s’enorgueillir des sanatoriums dans lesquels les malades venaient jadis trouver soins et repos. Nul doute aussi que l’afflux de touristes dans d’élégants palaces et de beaux paysages ait toujours contribué à polir l’image du pays. Mais comment composer avec le fait que des hommes et des femmes viennent « voir les Alpes et mourir » ? C’est une liberté, mais elle est polémique : s’il est honorable qu’on puisse en profiter, il serait déplacé que certains établissements en fassent la promotion, pire encore qu’ils en tirent lucrativement profit. Ce sont autant de questions que pose ce spectacle – en Suisse du moins. On peut imaginer que monter cette pièce en France lui donnerait une toute autre résonnance, face à un public encore « de l’autre côté », susceptible de prendre un jour un discret aller simple pour le Lavaux, le Léman, l’Oberland, pourquoi pas.