Peur sur les planches

Par Maryke Oosterhoff

Et il n’en resta plus aucun / d’après A. Christie / mise en scène Robert Sandoz / Théâtre de Carouge à Genève / du 2 mai au 28 mai 2014 / plus d’infos

© Marc Vanappelghem / Théâtre de Carouge

Il n’en restera plus aucun. Sur un écran, implacablement, un texte défile et annonce le tragique destin des « dix petits pêcheurs ». En fond sonore, une boîte à musique joue la comptine du célèbre roman d’Agatha Christie, ici nouvellement ré-adapté : Les Dix Petits Nègres. Cette obsédante mélodie, annonciatrice des mystérieux meurtres, rythmera la pièce jusqu’à vous glacer le sang. Tous sont coupables, et ils vont payer.

Lumière tamisée, machine à fumée, inquiétante ambiance sonore, projections fantomatiques : le suspens est digne des grands films noirs. Toutefois, si Robert Sandoz emprunte certains codes au cinéma, il ne s’y complaît pas. Sa langue est celle du théâtre et elle restructure à sa manière le fil des événements. Après un vaudeville (Monsieur chasse ! qui travaillait également, mais par le rire, le thème de la culpabilité) et une poétique adaptation de la bande-dessinée Combat Ordinaire, le génial metteur en scène neuchâtelois s’attaque avec audace au théâtre policier. Si le genre est trop souvent boudé par le théâtre francophone, cette création a la générosité de le prendre au sérieux.

Les comédiens (Anne-Shlomit Deonna, Philippe Soltermann, Thierry Romanens mais aussi des habitués du metteur en scène comme Joan Mompart ou Thomas Matalou) nous épargnent le grand-guignol et tous servent avec brio la mécanique de la pièce. A tout moment, un coup semble pouvoir partir. Les personnages sont forts, marqués, et leur sous-texte donne corps à la froideur – recherchée – de l’espace scénique. « C’était frustrant, je crois, pour les comédiens d’avoir si peu de moyens d’exprimer leur rage. Il n’y a rien à casser, même les gobelets sont en plastique » relève Robert Sandoz.

Au milieu du plateau trône un distributeur de boissons. A l’intérieur, les dix statuettes du roman disparaissent une à une, décomptant les morts. A l’occasion, on y retrouvera également un revolver. « Vous n’êtes pas obligés d’avoir compris ça, s’amuse le metteur en scène, mais pour moi ce distributeur est un peu la version moderne du Destin. C’est une machine. Une machine qui décide, avance et broie. […] Nous sommes dans une société laïque et nous avons dû créer nos propres principes. Nous ne nous sommes pas libérés de la culpabilité, mais nous n’avons pas encore inventé d’équivalent au pardon chrétien. Je ne suis pas pour un retour en arrière, mais cela m’interroge. » Répondant avec patience aux questions du public resté dans la salle, il explique encore : « La représentation de la mort a été si longtemps prohibée au théâtre… C’était important pour moi de varier les manières de la mettre en scène. De passer de la suggestion au réalisme. Et ce qui est incroyable avec les morts au théâtre, c’est qu’à la fin, ils ressuscitent pour les saluts. »

Même si, comme moi, vous aviez auparavant lu le roman, courez à Carouge. L’expérience va au-delà qu’une partie de Cluedo et il y a une étrange jouissance à se laisser prendre au piège de la scénographie, alors même que l’on en connaît l’issue.

 

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