Qui sont les habitants des sols de Dorigny ?

Le sol, un hotspot de biodiversité

Bien que principalement constitué de matière inerte, un sol représente aussi un habitat pour de nombreux et divers organismes vivants. En plus des racines des plantes, le sol abrite ainsi une microflore (bactéries et champignons) et une faune dans laquelle on distingue la micro- (protozoaires et nématodes), la méso- (p.ex. collemboles et acariens) et macrofaune (macro-arthropodes, vers de terre et mollusques). De ce fait, dans le sol se cachent une abondance et une diversité biologique — ou biodiversité, telles qu’une unique cuillère à café de sol contiendrait des millions d’individus appartenant à des milliers d’espèces différentes !

Ci-dessous un diaporama des quelques micro- et macroinvertébrés trouvés à la surface des sols de Dorigny


  • Fourmi (hyménoptère)

Aujourd’hui, il est communément admis qu’au-delà de leur importance en nombre, les organismes vivants ont une importance fonctionnelle en contribuant directement (p. ex., chaîne de décomposition de la matière organique) ou indirectement (p. ex. structuration et rétention en eau de sol) à la formation et à l’évolution des sols, notamment celles des sols forestiers.

Les ingénieurs et ouvriers du sol

En tant que promeneurs habitués de la forêt de Dorigny, vous avez peut-être remarqué que la litière (principalement des feuilles et du bois morts) ne s’accumule pas d’année en année. Tout simplement parce qu’elle se fait progressivement décomposée et intégrée au sol minéral. Dans ce processus, la microflore  joue un rôle important puisque ce sont ces microorganismes qui vont in fine contribuer à la minéralisation de la matière organique et donc à son recyclage sous forme de nutriments biodisponibles pour les plantes. Cette fonction essentielle leur vaut l’appellation d’ingénieurs chimiques des sols. Mais en réalité, les bactéries ne sont que le dernier maillon d’une chaîne de décomposition de la matière organique. Leur mission ne pourrait pas être menée à bien sans le travail en amont d’une multitude d’organismes ! Qui sont-ils ? Que font-ils ? C’est ce dont il va être question dans cette section.

Qui sont-ils? Ils sont les invertébrés qui vivent à la surface (organismes épigés) et/ou à l’intérieur (organismes endogés) du sol et qui forment ensemble la faune du sol. Comme dans tout écosystème, les régimes trophiques coexistent: invertébrés prédateurs, phytophages , rhizophage et détritivores. Ce sont ces derniers, c’est-à-dire les invertébrés se nourrissant de débris organiques, qui sont les principaux ouvriers de la chaîne de décomposition de la matière organique. Mais que font-ils exactement? Chaque organisme a ses propres rôles à jouer. Comme énoncé plus haut, on distingue la micro-, le méso- et la macrofaune sur un critère de taille des organismes. Si cette classification peut paraître arbitraire, la taille s’avère être un paramètre déterminant pour expliquer les stratégies adaptatives et le niveau d’action des organismes du sol. Ainsi, à chacune de ces faunes peut être attribuée une ou plusieurs fonction(s) qu’elle accomplit (voir schémas ci-dessous). Avec une lecture fonctionnelle, la faune détritivore peut donc être classée en trois groupes d’organismes:

– les « microprédateurs de la microflore » (nématodes et protozoaires) ;

– les « transformateurs de la litière » (macro- et microarthropodes détritivores et enchytréides) ;

–les « ingénieurs de l’écosystème » (les vers de terre et les fourmis sous nos latitudes).


Classifications de la faune du sol : selon un critère de taille (micro-, méso-, macrofaune) ou selon une approche fonctionnelle (« qui fait quoi ? »). Elles sont plus ou moins équivalentes l’une de l’autre.

  • Classification des organismes du sol en fonction de leur taille (largeur du corps) selon Swift et al. (1979). Schéma adapté de Decaëns (2010).

La fonction des microprédateurs se définit principalement par des relations de type trophiques, c’est-à-dire « qui mange qui ». En effet, en se nourrissant de bactéries et champignons, ces organismes contribuent essentiellement à la régulation de population de la microflore et n’ont donc qu’une influence indirecte sur le recyclage de la matière organique. Une influence indirecte, certes, mais qui n’est pas pour autant dispensable !

Par contraste, les transformateurs de la litière et surtout les ingénieurs de l’écosystème agissent directement sur la chaîne de décomposition de la matière organique et sa dynamique dans le sol.

Les transformateurs de la litière regroupent les organismes détritivores. Ils sont notamment représentés par les diplopodes (iules), des cloportes et larves de diptères. Par fragmentation des détritus et par production de déjections organiques, ils contribuent aux premières étapes de la chaîne de transformation et de recyclage de la matière organique, permettent le travail en aval d’organismes plus petits (p.ex. les collemboles) et favorisent l’activité microbienne.


Quelques arthropodes des sols de Dorigny actifs dans la chaîne de décomposition de la matière organique (détritivores). Ils appartiennent à la mésofaune (acariens et collemboles) ou à la macrofaune (cloportes et iules). Photos © Valentine Turberg.

  • Iules (diplopodes)

Les ingénieurs de l’écosystème, par activité de bioturbation, ont un impact aussi bien sur la distribution de la matière organique dans les sols que sur la structure du sol. De ce fait, ils vont aussi influencer la composition et l’activité des plus petits organismes (p.ex. les transformateurs de la litière). Sous les climats tempérés, ils sont largement représentés par les vers de terre. Ces derniers appartiennent principalement à la famille de Lumbricidés, avec environ 19 espèces communes en Europe. Ils se nourrissent principalement de débris végétaux en décomposition et/ou de terre (géophagie). Ces espèces diffèrent néanmoins par leurs modes de vie, leurs tailles et leurs habitats. C’est pourquoi on distingue trois principales catégories écologiques :

(1) les épigés, de petite taille, sont des vers de surface qui vivent dans et se nourrissent de la litière du sol ;

(2) les endogés sont de taille intermédiaire. Ils vivent dans les horizons organo-minéraux (10-20 premiers centimètres depuis la surface) dans lesquels ils forment des galeries horizontales et non permanentes. Par ingestion et digestion de débris organiques (principalement des racines) et de terre, ils produisent des déjections organo-minérale, favorable à l’activité microbienne.

(3) les anéciques, plus longs que leurs compères endogés, se retrouvent aussi bien en surface qu’en profondeur. En effet, ils créent un réseau de galeries principalement verticales. Ces dernières sont réutilisées plusieurs fois par le vers de terre et sont donc des structures permanentes dans le sol. De plus, par leur activité essentiellement verticale, ils favorisent le brassage de la matière organique en surface avec la matière minérale. Leurs déjections sont ainsi particulièrement riches en nutriment et sont donc favorables à la fois à l’activité microbienne, mais aussi à la formation du complexe argilo-humique. En bref, les anéciques modifient considérablement leur environnement — aussi bien physiquement que chimiquement — et sont donc les ingénieurs principaux des sols tempérés.


Valentine Turberg nous présente le sujet de son travail de bachelor, réalisé en 2017, sur la méso- et macrofaunes des sols de Dorigny et tout particulièrement le recensement de vers de terre.

Les relations entre la faune du sol et son environnement :
le cas des vers de terre de Dorigny

Si les communautés du sol influencent le sol, la relation inverse est aussi vraie. En effet, tout organisme se caractérise par des conditions de vie optimales, plus ou moins restrictives. Elles englobent des facteurs biotiques (interactions entre le vivant), mais surtout abiotiques (conditions physico-chimiques). Ainsi, à l’échelle globale, la distribution des organismes du sol est principalement régie par le climat (température et précipitations). Cela explique pourquoi, sous nos latitudes, l’activité biologique se caractérise par une saisonnalité, à l’instar des vers de terre dont le plus gros de l’activité se déroule en printemps et automne. À plus fine échelle, ce sont les propriétés du sol (par ex. pH, texture et teneur en matière organique) qui vont déterminer en partie la distribution des organismes.

Étant donnée la diversité pédologique que renferme la forêt de Dorigny (bruni-, calci-, fluvio- et anthroposol), nous pouvons nous demander à juste titre comment se distribue la faune de ces sols. Y a-t-il des différences d’abondance et de diversité de la faune édaphique entre les cinq sites étudiés ? Pour répondre à cette question, une étude comparative de la méso- et macrofaune – notamment des populations de vers de terre – des sols de Dorigny a été entreprise au printemps 2017 sur les sites 1 à 5. Ce sont les résultats associés aux vers de terre qui sont présentés dans les paragraphes suivants.

Comment les étudier ?

Il existe de nombreuses méthodes de mesures indirectes (dénombrement des traces d’activités) ou directes (dénombrement des individus) des populations de vers de terre, plus ou moins accessibles. La présence de vers de terre anéciques peut facilement être détectée par leurs turricules, soient leurs « crottes » organo-minérales qu’ils laissent à la surface du sol au fur et à mesure qu’ils construisent leurs galeries. Dénombrer les turricules peut donc donner une estimation de l’activité des vers de terre anéciques. Cette méthode facile à mettre en place a été employée dans le cadre de cette étude.

Mais pour en savoir davantage sur les populations de vers de terre, une méthode directe de recensement des vers de terre a aussi été déployée. Elle consiste à récolter les vers de terre à la surface de manière manuelle (pour les épigés) ou de manière induite par extraction à la farine de moutarde (pour les endogés et anéciques). Peu destructive pour la structure du sol, cette dernière consiste à provoquer la fuite des vers de terre des profondeurs vers la surface par infiltration dans le sol d’une solution de farine de moutarde aux substances actives irritantes pour la peau sensible des vers de terre. Après identification et classification des individus récoltés, leur nombre (abondance) et leur masse (biomasse) par unité de surface sont indicateurs de densité de population.

Résultats

Ainsi, le graphique ci-dessous vous montre la densité de turricules à la surface du sol pour les cinq sites étudiés:

Excepté le site du fluviosol typique, les densités de turricules sont comparables entre les sites (entre 19 et 26 turricules par mètre carré en moyenne). Ainsi, le fluviosol ne semblerait pas adéquat à l’établissement d’une population d’anéciques actifs… mais qu’en est-il des autres populations (vers épigés et endogés) ?

Pour le savoir, penchons-nous sur les résultats fournis par la méthode directe (extraction à la farine de moutarde):

Ces résultats confirment la tendance déjà suspectée par les densités de turricules, mais permettent d’affiner le propos: dans le fluviosol, en plus de la quasi-absence des anéciques, les vers de terre épigés semblent être exclusifs ! Comment expliquer cela ? La texture sableuse du sol est probablement un facteur limitant l’établissement à la fois des vers anéciques et endogés, dont le caractère abrasif est très défavorable à la peau sensible des vers de terre ! La construction de galeries s’avère pour ces derniers fastidieux…

D’autres constats intéressants peuvent être soutirés du ces résultats. La population d’endogés semble la plus variable. Pourquoi sont-ils plus abondants dans l’anthroposol? Cela s’explique probablement par la combinaison d’un pH plus élevé (en comparaison aux brunisols) et de la texture plus fine (en comparaison au fluviosol) favorable à l’établissement des endogés.

Nous avons donné ici quelques pistes d’interprétation de ces résultats, mais elles ne sont pas uniques et irréfutables!