Par Dan Shen
Traduit de l’anglais par Gaspard Turin & Raphaël Baroni
À première vue, la distinction narratologique entre l’histoire et le discours semble correspondre à la distinction stylistique entre le contenu et le style. Le discours fait référence à la manière dont l’histoire est racontée, le style renvoie à la manière dont le contenu est présenté. En d’autres termes, discours et style semblent interchangeables, l’un comme l’autre faisant référence au niveau de présentation par opposition à celui du contenu. Mais en réalité, le discours de la narratologie et le style de la stylistique ont une portée très différente et ne se chevauchent que de façon limitée (Shen 2025 ; voir aussi Shen 2005, 2023a [2014]).
La similitude apparente entre les deux approches apparaît plus clairement si nous comparons les définitions suivantes, proposées par Michael Toolan :
(a) La stylistique [qui porte sur le style] est l’étude de la langue dans la littérature […]. La stylistique s’intéresse essentiellement à l’excellence de la technique. (Toolan 1998 : viii-ix)
(b) le sjuzhet ou le discours[1] [de la narratologie] désigne grosso modo toutes les techniques que les auteurs mettent en œuvre dans leurs différentes manières de présenter l’histoire de base. (Toolan 2001 : 11)
À partir de ces deux définitions, nous pouvons inférer l’équation suivante :
Style ≈ Langue ≈ Technique ≈ Discours [de la narratologie].
Mais cette équivalence approximative entre le style de la stylistique et le discours de la narratologie s’avère intenable si l’on considère la manière dont la narratologie examine le discours et la manière dont stylistique aborde le style, la première se concentrant sur les techniques structurelles qui se situent au-delà de la langue et la seconde se examinant la langue elle-même (pour une discussion détaillée, voir Shen 2025). Plus précisément, la stylistique, lorsqu’elle étudie le « style », s’intéresse aux raisons pour lesquelles les auteurs utilisent « ces choix de mots, ces modèles de phrases, ces rythmes et ces intonations, ces implications contextuelles [de la conversation], ces liens cohésifs [entre les phrases], ces choix de voix et de perspective et cette transitivité [de la structure de la phrase], etc., etc. » (Toolan, 1998 : ix) tandis que la narratologie, en explorant le « discours », traite « d’un enchaînement particulier d’événements, du temps et de l’espace consacrés à leur présentation, du sens du rythme (changeant) et de la cadence dans le discours. En outre, des choix apparaissent quant à la manière dont les particularités des différents personnages (quels détails et dans quel ordre) doivent être présentées. […] Au niveau de la narration, on examine les relations [structurelles] entre le narrateur et le récit qu’il raconte » (Toolan, 2001 : 11-12).
Il n’est pas surprenant que le même terme, « rythme », ait des significations totalement différentes dans les deux contextes disciplinaires. Le rythme stylistique procède d’une impulsion verbale fondée sur les caractéristiques des mots (par exemple l’opposition monosyllabique versus polysyllabique), comme de leur combinaison (par exemple variations métriques, variations morphosyntaxiques ou effets découlant de l’utilisation de la ponctuation). Le rythme dans la narratologie structurale, quant à lui, procède d’un mouvement narratif fondé sur différentes relations entre la durée du texte et la durée de l’événement (comme l’alternance entre, par exemple, une scène détaillée et un sommaire ou une ellipse). Plus récemment, la narratolgoie s’est aussi intéressée aux relations entre ces structures et l’expérience de lecture qui en découle (voir Hume 2005, Caracciolo & Mingazova 2024). Pour étudier pleinement l’art de la narration, il est donc nécessaire de prendre en considération à la fois les techniques liées à la structuration narrative et celles découlant de leur manifestations verbales. C’est également le cas pour l’étude de la perspective narrative, qui diffère fortement suivant qu’on l’aborde sous l’angle narratologique de la focalisation narratologique ou dans une approche stylistique du point de vue, ainsi que l’illustre en France le débat intense entre Genette (2007) et Rabatel (1998 ; 2008), mais qui peut aussi déboucher sur un regard croisé (pour une proposition de synthèse, voir Baroni 2021 et Shen 2023b).
La question revient dès lors à comprendre ce qui sous-tend la différence fondamentale derrière l’analogie superficielle entre le discours de la narratologie et le style de la stylistique. Un facteur crucial de réponse réside dans le fait que la stylistique fictionnelle a hérité de la tradition de l’analyse poétique, alors que la narratologie, surtout dans la période structuraliste, s’en est dans une large mesure éloignée. À l’instar de la distinction opérée par les formalistes russes entre fabula et sjuzhet, la distinction de la narratologie entre histoire et discours est conçue spécialement pour décrire la fiction en prose. Alors que le style fait référence aux choix verbaux de l’auteur ou du poète quand il compose une phrase ou un vers, le discours correspond plutôt à la (ré)organisation artistique des événements de l’histoire dans les textes narratifs.
Étant donné que la stylistique s’intéresse aux choix langagiers et la narratologie aux choix structurels, leurs rapports respectifs avec la linguistique sont très différents. Les stylisticiens appliquent littéralement la linguistique à l’analyse de la langue, alors que les narratologues, en revanche, ont déplacé leur attention vers le (ré)agencement textuel des événements de l’histoire, ne faisant un usage que métaphorique de la linguistique que de manière métaphorique. Genette (2007) a adopté le terme linguistique de « temps » pour couvrir les notions d’« ordre », de « durée » et de « fréquence ». Il est important cependant de noter que si le changement de temps linguistique est conforme au changement de temps des événements concernés (par exemple l’utilisation du passé ou du futur pour décrire respectivement des événements passés ou futurs), l’« ordre » de Genette, en tant qu’aspect du « temps », concerne principalement la façon dont, pour rendre compte des événements de l’histoire, la séquence discursive s’écarte de la séquence chronologique, impliquant une anachronie (2007 : 21-80). En d’autres termes, le « temps » linguistique et le « temps » narratologique sont très éloignés l’un de l’autre. Cette divergence est précisément la raison pour laquelle il est nécessaire d’étudier les deux types de temps dans les récits, comme le montre l’essai de Fludernik (2003), qui combine une attention à l’arrangement temporel du récit tout en s’intéressant au schéma stylistique des temps. Cet essai montre bien l’intérêt d’adopter une approche du temps narratif croisant les perspectives narratologique et stylistique.
En résumé, bien que le concept narratologique de discours (par opposition à l’histoire) et l’approche stylistique fictionnelle du style (par opposition au contenu) apparaissent comme des concepts interchangeables, ils sont en fait très différents, renvoyant respectivement à des mécanismes structurels et linguistiques. Leur différence et leur complémentarité appellent une approche narratologique-stylistique interdisciplinaire des techniques d’approche des récits.
Bibliographie en anglais
Caracciolo, Marco & Ella Mingazova (dir.) (2024), Slow Narrative across Media, Columbus, Ohio University Press.
Fludernik, Monika (2003), “Chronology, Time, Tense and Experientiality in Narrative”, in Language and Literature, n° 12 (2), p. 117–134.
Hume, Kathryn (2005), «Narrative Speed in Contemporary Fiction», Narrative, n° 13 (2), p. 105-124.
Shen, Dan (2005), “What Narratology and Stylistics Can Do for Each Other”, in A Companion to Narrative Theory, J. Phelan and P. J. Rabinowitz (dir.), Oxford, Blackwell, p. 136–149.
Shen, Dan (2023a [2014]), “Stylistics and Narratology”, in The Routledge Handbook of Stylistics, M. Burke (dir.), London, Routledge, p. 201-216.
Shen, Dan (2023b), “Stylistics, Narratology, and Point of View: Partiality, Complementarity, and a New Definition”, Style, n° 57 (4), p. 415-439.
Shen, Dan (2025), Discourse and Style: What Narratology and Stylistics Can Do for Each Other, London, Routledge.
Toolan, Michael J. (1998), Language in Literature: An Introduction to Stylistics, Arnold, 1998.
Toolan, Michael J. (2001 [1988]), Narrative: A Critical Linguistic Introduction, 2nd ed., London, Routledge.
Bibliographie en français
Baroni, Raphaël (2021), « Perspective narrative, focalisation et point de vue : pour une synthèse », Fabula-LhT, n° 25, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.2647
Genette, Gérard (2007 [1972]), Discours du récit, Paris, Seuil.
Rabatel, Alain (1998), La Construction textuelle du point de vue, Lausanne & Paris, Delachaux et Niestlé.
Rabatel, Alain (2008), Homo Narrans, Limoges, Éditions Lambert-Lucas.
Pour citer cet article
Dan Shen (traduit de l’anglais par Gaspard Turin & Raphaël Baroni), « Narratologie et stylistique », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 14 mars 2025, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2025/03/narratologie-et-stylistique/
[1] En français dans le texte (NdT).