Narratologie vidéoludique / Narratology of Videogames

Par Marc Marti

La narratologie vidéoludique se situe au carrefour de deux champs d’études, d’une part les game studies et de l’autre la narratologie. L’état de la question doit donc prendre en compte ces deux champs et les approches qui s’y développent concernant la narrativité, qui reste une question étroitement liée aux évolutions techniques et aux pratiques des joueurs. Pour les narratologues, le récit est un élément inhérent aux univers et aux pratiques vidéoludiques telles que les étudie la ludologie dans le cadre des game studies. Cette position de principe n’est pas nouvelle et elle s’intègre à des réflexions déjà avancées dans les deux domaines (Ryan 2007 ; Rueff 2008 ; Marti 2012 ; 2014 ; Zabban 2012 ; Barnabé 2014). Selon cette perspective, quelle que soit sa forme, le jeu vidéo reste fondamentalement une expérience temporelle, à la fois simulacre et simulation, et peut, à ce titre, s’articuler sur un « mode narratif » (Ricœur 1983 : 85).

Cependant, cette extension de la science des récits à l’univers vidéoludique a été contestée, bien que de façon nuancée et évolutive. Juul (1999 ; 2001), qui fut l’un des pionniers de cette réflexion, compare le récit classique et le jeu vidéo en mettant en avant sa non-coïncidence dans le séquençage narratif, dans l’expérience et la représentation du temps, des personnages et de l’action. Il reconnaît cependant que cette affirmation (Juul 1999), qui considérait que jeux et récits sont indépendants, est en fait intenable. Dans ses conclusions, il met toutefois en avant la spécificité de la position du joueur par rapport celle d’un lecteur : celle-ci réside en grande partie dans l’interactivité qui est aussi une des spécificités du jeu.

La théorie de Juul est aussi le produit d’une époque et les positions ont depuis évolué, bon nombre d’études dans le domaine des game studies prenant en compte le récit (Arsenault 2006). Le rapprochement entre narratologie et ludologie s’explique en partie par l’apparition, au tournant des années 2000, de nouveaux game play, liés à l’augmentation des capacités techniques et d’un marketing narratif assez prégnant dans les blockbusters vidéoludiques (Cario 2016). La convergence avec la narration cinématographique devient notable, et même parfois revendiquée par les créateurs, avec l’inclusion de cinématiques de plus en plus longues ou, banalement, avec l’usage récurrent des bandes annonces pour la promotion du produit (Arsenault 2006 : 3). En même temps, l’univers vidéoludique n’a pas échappé à la « convergence médiatique » décrite par Jenkins (2007), dont le pivot central est le développement d’un récit transmédiatique. Suivant cette logique, on ne compte plus les jeux vidéo adaptés de film sous forme de franchises ou de licences (Blanchet 2008), ce qui en fait un support narratif supplémentaire pour des univers étendus. Mais, signe des temps, s’il est d’abord subordonné au cinéma ou à la littérature, au tournant de la première décennie des années 2000, le jeu vidéo tend à devenir une source d’inspiration narrative pour d’autres supports plus traditionnels de la narrativité. Certains jeux se distinguent par ailleurs en adaptant avec grand succès des sagas de la littérature de genre, les emprunts diégétiques et leurs univers narratifs se faisant maintenant dans les deux sens (Marti 2012 ; Suvilay 2020).

C’est donc dans ce cadre d’une narratologie transmédiale abordant les questions relatives à l’intermédialité constitutive des univers narratifs contemporains qu’il faut envisager la narratologie vidéoludique, en suivant la proposition théorique selon laquelle « l’étude de la manière dont différents médias réalisent une signification narrative peut donner lieu à un examen critique et à une expansion du vocabulaire analytique de la narratologie » (Ryan 2018 : 148).

La question de la narrativité vidéoludique s’inscrit d’abord dans une problématique de narratologie générale, qui étend le champ de la narratologie classique au-delà des deux questions fondamentales qui seraient : « l’analyse des techniques de narration, [et] la recherche de lois qui régissent l’univers raconté » (Bremond 1966). Ces deux interrogations formalistes doivent être réarticulées dans un cadre socio-historique. Il s’agit alors de se demander « à qui racontons-nous des histoires (quand et pourquoi) ? » et « comment circulent ces histoires ? » (Marti 2017 : 205), ce qui implique de considérer la nature du média ou des médias qui véhiculent ces histoires.

Par ailleurs, l’hétérogénéité intermédiale des récits vidéoludiques fait que le jeu vidéo ne peut être abordé seulement à partir des modèles littéraires ou cinématographiques classiques, sur lesquels des narratologies spécifiques se sont développées. Il s’agit plutôt de partir du postulat que la narrativité vidéoludique est la combinaison entre :

  1. un récit classique (au sens littéraire et/ou cinématographique du terme) ;
  2. une façon de jouer dans ce récit (gameplay) et plus particulièrement une façon d’interagir avec ses mécanismes narratifs ;
  3. une performance ludique et narrative assumée par un joueur et réalisée dans et avec cet ensemble (ou l’interactivité joue un rôle important).

Cette combinaison pose trois questions essentielles, qui dessinent les contours de la narrativité vidéoludique ainsi que l’horizon des outils pour en rendre compte.

1. Comment joue-t-on avec (ou sans) un récit ? La question englobe à la fois les pratiques où le récit n’existe pas, où il n’est qu’un simple arrière-fond, quasi décoratif, et celles où il s’agit de réaliser un récit en finissant le jeu, en passant par celles où le but du jeu est avant tout de mener un récit (film ou récit interactif). Quand la narrativité est forte, les mécanismes narratifs sont au cœur des mécaniques de jeu, ils sont d’une certaine façon une partie, voire la totalité du gameplay. Résoudre cette question suppose de s’interroger ensuite sur les fonctions du récit dans le cadre de la pratique ludique, engageant ainsi une seconde interrogation.

2. Pourquoi le joueur a-t-il besoin (ou pas) d’un récit pour jouer et quelle sont les fonctions et la nature de ce récit? Le récit peut en effet être bref ou développé, intégré au jeu ou élargi de façon transmédiatique. Ses fonctions peuvent aussi être multiples : il peut servir à donner des éléments explicatifs pour mener à bien le jeu, à favoriser l’immersion, à convaincre le joueur par la mise en place d’un monde fictivement cohérent, à l’engager autrement que par la simple activation du game play (Barnabé 2014 : §55).

3. Pourquoi le joueur ressent (ou pas) le besoin de raconter son expérience ou sa performance ludique ? Ce phénomène est encore peu exploré et fait partie des spécificités de l’objet où les relations entre œuvre, production et réception prennent une dimension originale, qui peut amener jusqu’à considérer le joueur comme un auteur (Giner et al. 2018 : 115). Le récit d’expériences ludiques, au-delà du simple compte rendu d’expérience, peut donner lieu à l’expression d’une grande créativité : fabrication d’éléments personnels dans le jeu, voire de véritables créations jouables de type fan games (Marti 2016 ; 2018).

Par ailleurs, la narration vidéoludique contemporaine est le résultat d’un processus historique au cours duquel interagissent des innovations techniques et médiatiques ainsi que de nouvelles conceptions culturelles. Le jeu des années 1970 n’est plus celui que nous connaissons : on ne joue plus au même endroit, ni de la même façon, ni avec les mêmes artefacts et cela a sans doute une incidence sur l’évolution de la narrativité du jeu. Il faut ainsi reconnaître que toute approche narratologique de ce média est toujours menacée d’obsolescence à plus ou moins long terme.

Le jeu vidéo en tant que pratique créative et sociale possède une histoire assez étendue, que l’on fasse remonter ses origines aux premières expériences de laboratoire des années 1940, aux recherches pratiques sur l’IA des années 1950 ou aux timides tentatives commerciales des années 1960 (Triclot 2011). L’évolution de la narrativité du jeu vidéo doit être pensée en relation avec ces origines expérimentales et les développements technologiques ultérieurs, car elle est tributaire des avancées technologiques qui l’ont fait passer d’un rôle secondaire à un rôle central. En effet, les différentes plateformes (consoles de salon, portable, ordinateur, bornes d’arcades, téléphones, etc…) et le game play entretiennent des relations complexes, qui ont eu une influence sur le développement de la narrativité. Cette histoire pose par ailleurs une question centrale : le récit était-il inhérent au jeu dès le départ ou bien est-ce que ce sont les évolutions matérielles qui ont fait émerger des appétences narratives, tant chez les créateurs que chez les joueurs (Krichane,2014 : §2-3) ? On voit ainsi émerger une question théorique fondamentale pour la narratologie transmédiale portant sur l’existence de formes qui seraient historiquement et ontologiquement proto-narratives et que la technique aurait fait évoluer vers une intégration et une formulation narrative. Ce postulat pourrait être mis en relation avec la notion d’endo-narratif (Gervais 2005) appliquée au jeu vidéo (Marti 2014).

La narrativité vidéoludique repose sur deux éléments : 1. l’objectif du jeu, qui suppose les étapes/actions à accomplir pour y parvenir ; 2. les moyens mis en œuvre (impliquant le gameplay) pour atteindre cet objectif dans le cadre d’une diégèse. On peut ainsi envisager l’existence de prototypes théoriques structurants, qui permettent d’analyser le degré de narrativité d’un jeu (Marti 2014). L’intérêt de cette typologie serait de permettre de poser le rapport entre le récit et la façon dont le joueur est amené à l’aborder afin de le rendre signifiant du point de vue ludique et narratif. Dans certains cas, la narratologie y trouvera des modes de narration peu répandus dans d’autres médias, comme la narration en éventail ou en entonnoir (Le Breton 2017 : 97-99), où l’expérience du récit est dépendante des choix du joueur et débouchent sur des événements et des dénouements alternatifs. Certains environnements permettent des narrations émergentes (non scriptées par les créateurs) ou offrent même des possibilités créatives au joueur de se raconter des histoires en jouant (Le Breton 2017 : 165). Le but n’est plus de gagner en arrivant à un dénouement mais de simuler des actions qui seront mises en récit à l’intérieur d’un monde fictif, dont le degré de narrativité est le principal attrait : c’est le joueur lui-même qui donne la dimension narrative à sa propre activité, à partir de son expérience du monde narratif que lui offre le jeu et du degré d’implication et de maîtrise qu’il entretient avec lui (Barnabé 2014). Cette possibilité concerne aussi la « narration environnementale » un concept venu du game design pour désigner la reconstruction par le joueur d’une histoire par l’assemblage d’un puzzle narratif d’indices dispersés dans la diégèse.

La notion d’intrigue telle que l’entend Raphaël Baroni (2007 : 21) pour la littérature reste opératoire à quelques nuances près dans sa réception. En effet, le joueur n’est pas toujours « encouragé à attendre un dénouement », cette attente pouvant être transformée en une activité ludique d’exploration des dénouements par le franchissement d’épreuves ou d’expériences. Cependant, les « figures rhétoriques » du récit restent identiques à celles observées dans la littérature (Baroni 2007 : 21), telles que « réticence du discours, représentation incomplète d’actions, narration chronologique de développements actionnels dont le devenir apparaît incertain ».

On s’approche dans ce cas de problématiques abordées par Fludernik lorsqu’elle refonde la « narrativité » sur une base cognitive et constructiviste en affirmant qu’elle n’est « pas une qualité inhérente au texte, mais un attribut imposé au texte par le lecteur, qui l’interprète comme narratif, c’est-à-dire qui le narrativise » (2018 : 70). Cette considération de l’activité ludique à partir de la narration naturelle peut servir à éclairer l’analyse de bon nombre de jeux dont la narrativité possède des caractéristiques qui se rapprochent de cette définition.

L’espace et le temps sont deux catégories narratives fondamentales autant pour la narratologie que pour les productions vidéoludiques. Avec une syntaxe spécifique, le jeu construit sa propre temporalité narrative mais aussi celle qui définit l’expérience du joueur. Pour la narratologie, il y a le temps de la chose racontée (histoire) et le temps du récit (narration), qui peut en fournir une représentation à partir de différentes figures relevant de l’ordre, de la fréquence et de la durée (Genette 1972). Les effets et représentations temporelles dans le jeu sont moins évidents à délimiter, car aux moments actifs de la partie, il y a une simultanéité entre la chose racontée et le temps du récit, d’où l’impression que la narration vidéoludique est fortement linéaire, du moins dans sa partie interactive. De plus, ce qui se passe dépend des actions du joueur. Par exemple, dans le jeu classique, le temps n’est pas une donnée définitive en cas d’échec, obligeant à recommencer et induisant un rapport spécifique à la temporalité vécue, qui tend vers un récit répétitif avec des variantes dans lesquelles le joueur vise à ajuster son comportement avec ce qu’attend le programme afin de retrouver la ligne temporelle idéale (Triclot 2011 : 60). Cette originalité du temps narratif vidéoludique, qui suppose une « situation du jeu [qui] consiste à rendre le joueur lui-même leibnizien, à l’intégrer progressivement dans la logique du programme, à le conduire à retrouver l’enchaînement optimal » (Triclot 2011 : 60) est encore peu évoquée dans les travaux actuels dans le champ de la narratologie. Elle offre des perspectives intéressantes, d’autant plus qu’une partie de la création actuelle a choisi de limiter ce principe du game over. Ce renoncement à une temporalité imposée par le programme (et à un enchaînement d’actions souvent assez précis) se fait au profit d’une expérience qui recherche une certaine continuité temporelle et narrative, le retour en arrière visant à « rejouer » le destin n’est plus imposé, il devient une possibilité pour le joueur qui est également libre de ne pas le faire et de continuer sur une ligne temporelle linéaire.

La question de l’espace est tout aussi essentielle. La première dimension qui semble s’imposer est celle du rapport au monde de l’histoire, qui renvoie aux capacités mimétiques des dispositifs vidéoludiques, une question qui, à ses débuts, reposait essentiellement sur les évolutions techniques des supports numériques. La capacité de construire un espace est une fonction essentielle pour le jeu vidéo, même si, à ses débuts, elle a pris une forme paradoxale. Elle ne reposait pas sur une imitation qui se voulait réaliste, mais sur une abstraction liée au gameplay, créant de fait une confusion, encore peu explorée, entre immersion ludique et immersion fictionnelle, ou entre ce que Ryan définit comme un espace « stratégique » et un espace « émotionnel » ou « mimétique » (2014 : §16). Par ailleurs, le passage de la 2D à la 3D a été fondamental, car la représentation de l’espace a non seulement bouleversé les codes du mimétisme vidéoludique mais aussi la façon de jouer, en introduisant la possibilité de représenter un espace explorable, potentiellement narratif, et plus simplement un espace de jeu, qui ressemblait beaucoup à un terrain de sport « limité » par son tracé.

Si le mimétisme de l’espace est lié à des avancées technologiques, il faut aussi prendre en compte ses fonctions narrativo-ludiques, ses rapports avec le gameplay et avec le monde de l’histoire. On peut émettre l’hypothèse d’une double modalité de l’immersion/simulation : l’une, actionnelle, renvoyant à un « agir comme si », et l’autre, situationnelle, se rattachant à un « être comme si on était dans ».

La question de la représentation des espaces vidéoludiques peut aussi impliquer une « ocularisation » (Jost 1983 : 196), comme au cinéma, mais avec quelques spécificités dans la fabrication des images et de l’expérience qui en découle. Pour éclairer cet aspect, une approche intermédiale est pertinente, car elle permet de procéder à des comparaisons susceptibles d’éclairer les spécificités de la narration vidéoludique et de ses ocularisations en première ou troisième personne, surplombante, isométrique, etc.

Par ailleurs, la question du personnage vidéoludique articule directement la représentation et la performance. Reconnaître que le concept de personnage existe dans le jeu vidéo, c’est adopter le point de vue de la fiction et s’engager dans une perspective narrative. Le personnage incarne à la fois une action narrative et une performance ludique. Indispensable au récit, il est le résultat d’une construction complexe liant représentation narrative (persona) et gameplay (avatar) (Le Breton 2017 : 57). Figure anthropomorphe, il n’est pas seulement l’incarnation du joueur sous forme d’avatar. L’évolution des personnages non jouables a en effet complexifié cette catégorie et fait entrer dans l’univers vidéoludique les problématiques de la relation à autrui dans l’expérience fictionnelle, tout en induisant une réflexion sur les capacités des IA pour simuler l’humain et produire du récit.

La narratologie fournit des outils intéressants quand il s’agit d’analyser les fonctions narratives du personnage dans le jeu vidéo. Les premiers créateurs de jeux vidéo (Krichane 2014 : §21) se sont d’ailleurs fondés en grande partie sur des modèles narratologiques définissant les rôles et la grammaire de l’action des personnages. Cependant, d’autres dimensions du personnage vidéoludique n’existent pas en narratologie. La notion d’avatar est certainement la plus éloignée des catégories littéraires, encore que les théories de la réception pourraient servir de point de départ. L’avatar est une représentation (comme le personnage), mais son « référent » est double, renvoyant à la fiction et à l’utilisateur, c’est-à-dire le joueur dans le cadre du jeu vidéo. On voit ici qu’une des dimensions qu’il faut approfondir est celle de l’identité mouvante du joueur pendant le jeu : agissant à travers l’avatar et spectateur de sa propre action incarnée dans l’avatar.

Les Personnages Non Jouables (PNJ), situés dans une sphère complexe vis-à-vis de l’avatar, jouant le rôle d’adjuvant, d’opposant, mais aussi celui « d’existant » coopérant avec lesquels, dans certaines formes de jeu, il faut créer des relations (sous forme de simulations), sont un autre champ du personnage très intéressant, en lien par exemple avec des codes moraux qui peuvent jouer un rôle moteur dans l’avancement de la narration et des dénouements alternatifs.

Enfin, un dernier aspect à explorer émerge dans les créations contemporaines, reposant encore une fois la question de la relation entre les évolutions techniques et les formes narratives. La motion capture a introduit dans le jeu vidéo une dimension qui relevait du cinéma, c’est-à-dire une immersion affective et esthétique induite par la présence d’un ou de plusieurs acteurs (re)connus au sein de l’univers diégétique (Aubert 2003). De fait, le joueur se retrouve dans une expérience assez proche du cinéma, sauf qu’il peut aussi être acteur par la médiation de l’avatar, dont le référent extérieur se trouve dans la réalité.

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Pour citer cet article

Marc Marti, « Narratologie vidéoludique / Narratology of Videogames », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 30 août 2021, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2021/08/narratologie-videoludique-narratology-of-videogames/