Par Anaïs Goudmand
L’expression “monde narratif” est une traduction du terme “storyworld”, issu de la narratologie cognitive. Cette notion reprend partiellement l’approche binaire du récit développée par les théories formelles du récit (division fabula/sujet chez les formalistes russes, histoire/discours ou histoire/récit chez leurs héritiers structuralistes, sur le modèle de l’opposition signifiant/signifié), mais tente de dépasser ses limites et incomplétudes en s’émancipant de la théorie bipartite du signe de la linguistique saussurienne, qui tendait à évacuer la question de la référentialité (voir Herman 2018, Pier 2018). Thomas Pavel a ainsi pu parler d’un “moratoire” formaliste sur les rapports entre “référence et fictionnalité” (Pavel 1988 [1986]). Selon David Herman, les mondes narratifs renvoient aux phénomènes de modélisation qui se produisent lors de l’interprétation des récits :
Les mondes narratifs [storyworlds] sont des modèles mentaux des personnages, des événements, des lieux, des motivations et des comportements dans le monde au sein duquel les récepteurs se projettent […] durant le processus de compréhension d’un récit. […] J’utilise ici le terme monde (et monde narratif) d’une façon plus ou moins analogue à celle dont les linguistes utilisent l’expression modèle du discours. Un modèle du discours peut être défini comme une représentation mentale globale qui permet aux interlocuteurs de faire des inférences à propos des éléments explicitement ou implicitement inclus dans le discours. (Herman 2002: 5, m. t.)
Herman considère que la projection mentale d’un monde narratif est indispensable à l’actualisation du récit : “la compréhension narrative est un processus de (re)construction des mondes narratifs à partir des indices textuels et des inférences qu’ils permettent” (2002: 6, m. t.). Ce processus cognitif s’articule à un engagement affectif, les mondes narratifs étant des “environnements projetés mentalement et émotionnellement, dans lesquels les interprètes sont appelés à vivre un mélange complexe de réactions cognitives et affectives, comprenant la sympathie, l’élaboration d’inférences causales, l’identification, l’évaluation, le suspense, et ainsi de suite” (Herman 2002: 16-17, m. t.).
Dans le même sens, la condition minimale du récit est définie par Marie-Laure Ryan comme “la capacité de créer un monde, ou plus exactement d’inspirer la représentation d’un monde” (2013: 363, m. t.). Selon elle, la notion de “monde” ne se limite pas à la fiction: elle envisage le monde narratif comme “un concept plus large que le monde fictionnel parce qu’il recouvre à la fois les histoires factuelles et fictionnelles, c’est-à-dire les histoires présentées comme des vérités sur le monde réel et les histoires qui créent leur propre monde imaginaire” (2014: 33, m. t.). Ryan insiste sur le fait que le monde narratif ne se résume pas à une simple cartographie mentale, mais qu’il implique également des données dynamiques:
Le monde [world] suggère un espace, mais l’histoire [story] est une séquence d’événements qui se déroule dans le temps. Par conséquent, les mondes narratifs [storyworlds] ne sont pas simplement des cadres statiques qui englobent les objets mentionnés dans une histoire, ce sont des modèles dynamiques de situations qui évoluent: des simulations mentales du développement de l’intrigue, pourrait-on dire. […] Je propose de définir les mondes narratifs par la combinaison d’une composante statique qui précède l’histoire, et d’une composante dynamique qui saisit son déroulement. (Ryan 2013: 364, m. t.)
En vertu de la composante temporelle des récits, le monde narratif est, selon Ryan, “un modèle dynamique de situations évolutives, et sa représentation dans l’esprit du récepteur est une simulation des changements causés par les événements de l’intrigue” (Ryan 2014 : 32, m. t.).
La théorie du déplacement déictique, qui emprunte à la linguistique la notion de deixis, a tenté de détailler les modalités de cette projection mentale du récepteur dans l’espace-temps du récit (Duchan, Bruder, Hewitt 1995). Selon Erwin M. Segal, la compréhension narrative procède d’une modification du centre déictique (la situation géographique et temporelle actuelle dans lequel se situe le sujet, référés par les pronoms, adjectifs ou adverbes déictiques):
La Théorie du Déplacement Déictique postule que dans le récit fictionnel, les lecteurs et les auteurs déplacent leur centre déictique, situé dans le monde réel, vers une image d’eux-mêmes située dans un emplacement du monde de l’histoire. Cet emplacement se représente comme une structure cognitive qui comprend souvent les éléments d’un temps et d’un lieu spécifique du monde fictionnel, ou même de l’espace subjectif d’un personnage de fiction. (Segal 1995: 15, m. t.)
La seconde génération des théories cognitives du récit se caractérise également par un tournant vers une conception “incarnée” (embodiment) de l’esprit: elle cherche à expliquer les phénomènes d’immersion dans les mondes narratifs en s’appuyant notamment sur les découvertes concernant le rôle des neurones-miroirs dans l’empathie (Kukkonen & Caracciolo 2014, Kuzmi?ova 2014).
Jan-Noël Thon apporte cependant une nuance aux définitions cognitives du monde narratif: il affirme qu’assimiler les mondes narratifs à leur représentation mentale “revient à ignorer le fait que nous présupposons généralement une forme de plausibilité intersubjective lorsque nous parlons de ce qui est représenté par les œuvres narratives à travers les medias” (2015b: 25, m. t.). Par conséquent, il faut selon lui se garder d’un excès de subjectivisme:
Il demeure important […] de distinguer aussi clairement que possible entre la représentation médiatique externe d’un monde narratif, les représentations mentales internes de ce monde et le monde en tant que tel. […] [L]es formes complexes de la construction de la signification intersubjective qui sont impliquées dans la représentation du monde narratif ne peuvent pas non plus être réduites à la construction individuelle de représentations mentales (plus ou moins subjectives). (Thon 2016: 51, m. t.)
Il distingue donc entre la matérialité de la représentation, la projection mentale d’un monde à partir d’un récit, qui est inévitablement différente d’un individu à l’autre, et le monde narratif lui-même, qui correspondrait à ce que les différentes projections ont de commun entre elles. Il propose donc de définir les mondes narratifs comme des “constructions intersubjectives et communicationnelles”, qui impliquent aussi bien “les dispositions mentales collectives des récepteurs, les règles de communication ou les conventions de représentation (spécifiques au média comme au genre), que les intentions (hypothétiques) de l’auteur” (2015: 25-26, m. t.).
Références en anglais
Duchan, Judith F., Gail A. Bruder & Lynne E. Hewitt,(dir.) (1995), Deixis in Narrative: A Cognitive Science Perspective, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates.
Gerrig, Richard J. (1993), Experiencing Narrative Worlds: On the Psychological Activities of Reading, New Haven, Yale University Press.
Herman, David (2002), Story Logic: Problems and Possibilities of Narrative, Lincoln, University of Nebraska Press, «Frontiers of Narrative».
Herman, David (2008 [2005]), “Storyworld”, in Routledge Encyclopedia of Narrative Theory, D. Herman, M. Jahn, M. & M.-L. Ryan (dir.), Londres, New York, Routledge, p. 569-570.
Herman, David (2013), Storytelling and the Sciences of Mind, Cambridge (Mass.), The MIT Press.
Kukkonen, Karin & Marco Caracciolo (2014), “Introduction: What is the ‘Second Generation?’”, Style, n° 48 (3), p. 261-274.
Kuzmi?ova, Anežka (2014), “Literary Narrative and Mental Imagery: A View from Embodied Cognition”, Style, n°48 (3), p. 275-293.
Ryan, Marie-Laure (1991), Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, Bloomington, University of Indiana Press.
Ryan, Marie-Laure (2013), “Transmedia storytelling and transfictionality”, Poetics Today, n° 34 (3), p. 362-388.
Ryan, Marie-Laure (2014), “Story/Worlds/Media: Tuning the Instruments of a Media Conscious Narratology”, in Storyworlds Across Media: Toward a Media-conscious Narratology, M.-L. Ryan & J.-N. Thon (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 25-49.
Segal, Erwin M. (1995), “Narrative Comprehension and the Role of Deictic Shift Theory”, in Deixis in Narrative: A Cognitive Science Perspective, J. F. Duchan, G. A. Bruder & L. E. Hewitt (dir.), Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, p. 3-17.
Thon, Jan-Noël (2015), “Converging Worlds. From Transmedial Storyworlds to Transmedial Universes”, Storyworld, A Journal of Narrative Studies, n° 7 (2), p. 21-53.
Thon, Jan-Noël (2016), Transmedial Narratology and Contemporary Culture, Lincoln, University of Nebraska Press.
Références en français
Goudmand, Anaïs (2015), “Les séries transmédiatiques. Des univers sans fins?”, Proteus, Cahiers des théories de l’art, n° 9, p. 8-18. En ligne, URL: http://www.revue-proteus.com/articles/Proteus09-1.pdf
Herman, David (2018), “Les storyworlds au cœur des relations entre le récit et l’esprit”, in Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, S. Patron (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, p. 95-120.
Pavel, Thomas (1988 [1986]), Univers de la fiction, Paris, Seuil.
Pier, John (2018), “Monde narratif et sémiosphère”, Communications, n° 3 (2), p. 265-286. En ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-communications-2018-2-page-265.htm#re8no8
Pour citer cet article
Anaïs Goudmand, « Monde narratif / Storyworld », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 21 février 2019, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2019/02/monde-narratif-storyworld/