Compte-rendu de l’Assemblée participative digitale du 6 juin 2020

Dans cet article retrouvez les éléments clés de l’intervention de Sophie Swaton et Dominique Bourg, ainsi que la description synthétique de l’Assemblée participative

Par Gabriel Salerno,

Compte rendu de la conférence « Pour un retour sur terre »

Une anticipation littéraire

Avant le naufrage en 1912 du Titanic, il y a eu trois anticipations littéraires. L’une d’entre elles s’appelle Le Naufrage du Titan. Avec le cycle « Imaginaires des futurs possibles », nous sommes aussi dans une œuvre d’anticipation pourrait-on dire. Dans la même veine, en mars et avril, l’Europe entière s’est mise à penser au monde d’après.

Actuellement, nous sommes sur le Titanic. Ce qui a caractérisé le Titanic, c’est l’inertie du navire. Lorsque le capitaine a perçu l’iceberg, compte tenu de l’inertie de la trajectoire d’un tel navire, il n’a pas été possible d’éviter l’iceberg. C’est à peu de choses près la situation dans laquelle on se trouve. Présentement, nos politiciens n’ont toujours pas perçu l’iceberg. Nous avons déjà décidé que la température augmenterait en 2040 de 2°C. Aujourd’hui, nous en sommes à +1,1°C. Le vivant s’effondre autour de nous. Etc. Tout ceci, nous ne pouvons plus l’enrayer. Nous sommes entrés dans la phase 2 de l’Anthropocène. Après 70 années de dégradations massives du système-Terre, nous commençons à en recevoir l’effet boomerang. Cependant, ce n’est en aucun cas une incitation à l’inaction. Heurter l’iceberg à toute vitesse signifierait la mort assurée. Le heurter à moindre vitesse et avec une trajectoire légèrement déviée est la seule possibilité qu’il nous reste. Il serait absolument utile que celle-ci nous ne la manquerons pas.

L’heure de l’engagement

Il nous faut agir en fonction de ce que l’on sait. C’est l’heure de l’engagement, à l’image des mouvements dans la rue que l’on observe actuellement, tels que la Grève pour le climat. Comment passe-t-on de l’information à l’action ? Via le savoir engagé, qui certes fait disparaître un peu la neutralité axiologique, et via l’art. L’art peut permettre d’aller au-delà des chiffres et des mots.

Avec la Covid, on a pu, pour la première fois, ressentir dans notre chair les effets de ce que pourrait être un effondrement. Ce qu’on a vécu avec la crise du coronavirus et la crise économique n’est que le début d’autres difficultés.

Effondrement au singulier versus au pluriel

Concernant l’effondrement, il est important de bien distinguer l’idée d’un Effondrement avec celle d’effondrements au pluriel. Ce qui a commencé à nous arriver et qui très probablement se reproduira sous d’autres formes sont des effondrements multiples. Il est très peu probable que sur toute la planète l’ensemble des sociétés vient à s’effondrer. Il s’agit du placage d’une modélisation du système-Terre à une réalité historique qui par définition est très diverse et contrastée. Pas tous les phénomènes d’effondrement se produisent à l’unisson sur l’ensemble de la Terre.

On est sous une double pression physique et biologique. Avec le climat, nous pouvons modéliser, simuler, calculer et prévoir des scénarios futurs. On connaît grosso modo la trajectoire climatique dans laquelle nous nous enfonçons pour les trente prochaines années, car elle est déjà engagée. Nous sommes entrés dans les décennies boomerang. Dans l’hémisphère Nord, nous n’avons depuis 2018 grosso modo plus que deux saisons, l’une tiède qui s’étend de la fin de l’automne jusqu’au début du printemps et l’autre chaude du printemps à l’automne. Cela se traduira très rapidement par un affaiblissement de nos capacités de production alimentaire.

Avec la biodiversité en revanche, on ne peut pas – ou très difficilement – calculer et modéliser. On est destiné, pourrait-on dire, à être surpris. Tel fut par exemple le cas avec le coronavirus. Et nous aurons d’autres problèmes qui procèderont de la destruction du vivant, à laquelle nous nous employons de façon intense et obstinée depuis quelques décennies.

Toutes ces difficultés vont infliger des chocs à nos sociétés ; certains plus ou moins extraordinaires et avec des effets plus ou moins variables. Mais nous sommes dorénavant entrés dans cette nouvelle phase de l’Anthropocène. Nos sociétés continueront donc à subir des chocs. C’est une certitude. Or, cette certitude n’opère pas beaucoup d’effets économiques et politiques.

Ces chocs ou effondrements ont aussi une autre dimension qui doit aussi être prise en considération, la dimension intérieure au niveau individuel. Il est nécessaire d’avoir des espaces pour pouvoir traduire et exprimer la dimension émotionnelle des effondrements. C’est la question de la résilience et de la capacité de pouvoir surmonter émotionnellement les effondrements.

S’il y a quelque chose qui ne peut pas être écologique, c’est une dictature. Car le propre d’une dictature, c’est de réserver la jouissance d’un certain nombre de biens, dont les libertés, à un nombre très restreint d’individus. Si nous n’agissons pas face aux difficultés qui nous menacent, c’est un horizon quasi certain. En utilisant la puissance, on va condamner le grand nombre à la misère pour épargner le petit nombre et continuer à permettre une certaine forme de consommation pour un petit nombre. Par ailleurs, le tempérament du dictateur ne l’incline ni à la générosité ni à la philanthropie, ni à l’égalité par définition. Une dictature écologique est par conséquent au mieux un oxymore. Il s’agit d’une totale contradiction.

Le choix que nous avons aujourd’hui est soit la dystopie – elle est en cours, c’est le Titanic sur lequel nous avons embarqué – soit l’utopie. L’utopie écologique, entendons-nous bien, n’est pas le rêve d’une liberté débridée, ni le rêve d’une infinité de bien. C’est rigoureusement l’inverse. C’est le rêve de citoyens bien informés, honnêtes, intelligents et décidés de prendre le taureau par les cornes pour construire un ordre social juste et compatible avec le système-Terre. Évidemment, il s’agit d’une utopie. Nous sommes face à ce carrefour : soit nous tentons de construire cette utopie, soit nous aurons une affreuse dystopie. Il n’y a pas de choix intermédiaire possible.

Propositions pour un retour sur Terre

Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne, Dominique Bourg et Sophie Swaton se sont justement interrogés sur ce qu’il conviendrait de faire pour construire une société qui ne serait pas condamnée à percuter trop rapidement l’iceberg.

Ils ne se situent donc pas dans la liberté débridée, ni dans la liberté des Modernes qui consiste à dire que tout ce qui vient entraver ma liberté est insupportable.

Ils ont proposé des mesures qui touchent à l’économie, aux institutions et à la construction d’un nouvel ordre international. La mesure phare est l’instauration de quotas. Car ce qui nous dirige contre l’iceberg sont nos consommations. Les 10% les plus riches de la planète émettent 50% des gaz à effet de serre et 50% des plus pauvres n’émettent que 10% des gaz à effet de serre. On voit bien que si nous avons une dictature, il y aura toujours les 10% qui consommeront plus et les autres encore moins. Par conséquent, si nous voulons arrêter de détruire le système-Terre, il faut baisser drastiquement la hauteur des flux de matière et d’énergie qui font que nous détruisons le vivant et le climat. La seule solution efficace consiste à limiter les consommations finales, soit instaurer des quotas. Les quotas sont plus efficaces et plus justes qu’une taxe carbone qui aura un effet faible sur les hauts revenus et très impactante pour la population qui consomme le moins. D’ailleurs, lorsqu’ils furent instaurés en Angleterre entre 1942 et 1950 environ, l’indicateur de bonheur des anglais fut le plus élevé.

Les quotas provoqueraient une réforme quasi automatique du système de consommation et immédiatement celle du système de production. Tout ce qui sera vertueux dans la manière de produire sera immédiatement et massivement encouragé.

Parmi les autres mesures proposées, certaines consistent par exemple à relocaliser l’économie, à favoriser une agriculture décarbonée, à créer une convergence internationale. Les mesures ne s’implémenteront donc pas en même temps. Certaines pourront être rapidement mises en œuvre, d’autres s’articulent sur le long terme. Il est important de partager une vision du monde commune, une vision commune de ce que nous ne voulons pas et de ce que nous voulons. Les mesures permettent un changement de civilisation.

Effondrements et spiritualité

La dimension spirituelle est importante également. Et il ne faudrait pas opposer les aspects spirituels et les aspects matériels. La spiritualité c’est ce qui apparaît dans une société donnée comme le mode dominant de réalisation de sa propre humanité.

Chez les Amérindiens par exemple, développer son humanité c’est développer sa relation à la forêt et aux esprits qui la peuplent ; pour Achille, développer sa propre humanité c’était arriver à l’immortalité par la gloire militaire ; pour les chrétiens c’était le salut ; etc. Aujourd’hui, pour nous, dans les sociétés occidentales modernes, réaliser son humanité, se réaliser soi-même, c’est posséder – posséder des objets, dans lesquels on peut ranger les êtres vivants, comme la famille, son compagnon, sa compagne. C’est par la possession qu’on réalise notre propre humanité.

Un chamane amérindien notait à ce propos que les occidentaux sont des fans d’objets. Ils ne vivent que pour les objets et en général ils meurent avec et ils ne les partagent que très rarement. Tandis que les amérindiens n’ont que très peu d’objets, et ils les donnent. Ce qui les intéresse ce sont les autres êtres humains.

Le consumérisme est la spiritualité classique, enseignée dans les écoles, de l’être humain occidental. Cette spiritualité est inséparable d’une ontologie, soit d’une manière de concevoir le monde. C’est parce que nous adorons les objets que nous sommes prêts à tuer autrui pour aller chercher de l’or ou des diamants. C’est parce que nous adorons les objets que nous sommes des extractivistes fanatiques. C’est parce que nous adorons les objets que nous détruisons le climat. Etc. C’est parce que nous avons un regard de consumation sur le monde que, pour nous, tout ce qui existe n’a aucune valeur en soi. Ce qui vaut c’est de transformer la nature par nos activités économiques. La manière dont nous regardons le monde et dont nous nous regardons nous-mêmes et l’idéal de réalisation de nous-mêmes que nous nous donnons sont totalement solidaires. Il s’agit des deux facettes de notre spiritualité. On voit bien que l’aspect spirituel et l’aspect matériel ne s’opposent pas. C’est le recto et verso de la même feuille de papier. Si on veut se sauver, il va falloir qu’on se spiritualise. Nous spiritualiser, c’est changer notre relation au monde et le regard que l’on jette sur le monde. C’est pourquoi il était question ultérieurement d’utopie.

La crise du coronavirus nous a aussi réappris ce que signifie la vulnérabilité. La vulnérabilité conduit au care – au soin – et à la bienveillance. On doit accepter le fait que nous sommes fragiles et que le monde est fragile. Sans le sentiment que nous sommes vulnérables à tous les niveaux, émotionnellement, politiquement, etc., nous n’arrivons pas à mettre en place cette coopération entre nous pour agir.

L’amour tient une place importante. Celui porté à nos proches. Mais on peut aussi élargir ce cercle à d’autres personnes moins proches, à d’autres entités non-humaines, voire même à des minéraux peut-être. Ceci dans le but de ne pas transformer la Terre en planète Mars.

Pourrait-on se réjouir en partie de certains effondrements ?

Ce qui caractérise la condition humaine, c’est souvent l’ambivalence. Les phénomènes peuvent avoir une face dramatique et une face qui fait signe vers l’avenir et vers quelque chose de positif. Dans la culture traditionnelle japonise, un tremblement de terre n’était jamais quelque chose de purement négatif. C’était aussi vu comme une opportunité qui permet de reconstruire et de repartir autrement. Les effondrements partiels, on peut les entendre de cette manière-là, avec cette ambivalence. Mais on ne peut pas se réjouir de la face noire d’un phénomène, quand bien même ce phénomène peut aussi déboucher sur une éclaircie.

Dans le cadre des réflexions sur les effondrements et sur les mesures à prendre, doit-on viser un état final ?

Les actions et mesures à mettre en œuvre aujourd’hui ne sont pas axées vers un état final. Penser à un état final aujourd’hui n’a pas (encore) de sens. La priorité aujourd’hui est de sortir de notre situation de destructivité gigantesque dont on n’est pas encore tout à fait conscient. Une situation qui ne détruit pas seulement l’environnement, mais nous-mêmes aussi. Nous avons un effort immédiat extrêmement difficile à faire, nous allons vers la confrontation avec un obstacle majeur. Il faut que nous fassions ce que nous pouvons encore faire pour réduire le choc, s’y préparer, s’organiser, commencer à changer de cap. C’est un effort de réorganisation sociale et mentale gigantesque. C’est un premier pas et un premier objectif sur lesquels nous devons nous concentrer. Ce qui adviendra après, esquisser un état final, concerne les prochaines générations. Notre devoir à nous, c’est d’arrêter de détruire pour qu’il n’y ait pas seulement de la vie humaine, mais de la vie tout court sur Terre à l’avenir. C’est un premier objectif de taille. Si on arrive à le réaliser, c’est-à-dire si nous sommes arrivés à une situation de pacification dans nos relations à la fois mutuelles – hors obsession de la compétitivité – et avec les autres êtres vivants et la nature, ce serait déjà une victoire. Ce qu’on ferait ensuite sera une question à se poser dans un second temps.

Doit-on rendre l’écologie autonome de tout parti politique ?

La situation est suffisamment dramatique pour qu’aucun parti politique ne fasse l’impasse sur la situation. C’est préjudiciable que les questions qui y touchent soient réservées à un parti politique, alors qu’elles devraient être transversales.

Jusqu’à présent l’orientation de notre société c’était la boulimie, l’accumulation et la compétivité à outrance. L’objectif de la modernité était un enrichissement matériel croissant avec une redistribution qui devait être plus ou moins égalitaire – ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Il s’agissait de l’objectif général des Modernes. À l’intérieur de cela, on pouvait avoir une interprétation de gauche ou de droite. L’interprétation de gauche consiste à rationaliser la production pour produire un maximum. L’interprétation de droite consiste à libérer l’initiative individuelle. On avait ensuite une richesse qu’il fallait redistribuer. L’interprétation de gauche défend plutôt une égalité arithmétique, c’est-à-dire égalitaire. L’interprétation de droite défend une égalité géométrique, c’est-à-dire plus proportionnée et proportionnelle.

Présentement, il faudrait faire la même chose, mais avec une orientation différente : arrêter de détruire et restaurer le vivant autour de nous et les capacités du système-Terre. À gauche comme à droite, on devrait être d’accord là-dessus. Le propre des humains et de la société est de ne pas être d’accord. Par conséquent, si nos désaccords interprètent cette orientation générale, ce n’est pas forcément un problème. C’est comme ça que fonctionne une société. Le problème existe si un tiers pense qu’il faut continuer à accélérer et à tout détruire.

La pandémie ne démontre-t-elle pas que la tentation est grande de se ruer sur des solutions technologiques ?

La crise du coronavirus nous a montré que nous ne pouvons pas tout régler avec des technologies. Les comportements sont très importants. Tant que nous n’avons pas de vaccin, nous n’avons rien d’autre à faire que les gestes-barrières. Le vaccin va aussi nous ramener à des questions de comportement – sa fiabilité, la façon dont il va être produit, son acceptabilité, la manière dont on va le répartir. C’est un fantasme occidental que de croire qu’il y a des solutions technologiques à tout.

Compte rendu de la démarche participative :

En raison du coronavirus, l’organisation de cette ultime assemblée participative a été chamboulée. Le public, qui a suivi la conférence en live sur la plateforme Zoom, a participé à distance. Les participants ont été répartis dans des salons virtuels, dans lesquels ils ont pu discuter et débattre à partir de l’assertion suivante inspirée des travaux de Bruno Latour :

Imaginez les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise

Les salons virtuels étaient tenus par des modérateurs, lesquels ont à la fin restitué les discussions de leur groupe respectif.

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