Transition, utopie et science-fiction : construire demain dès maintenant

Carte d’un autre monde, celui d’Annares, planète où se déroule Les Dépossédés d’Ursula Le Guin

Par Marc Audétat,

Face à la crise écologique et climatique, nous avons besoin de perspectives pour surmonter le désespoir et la culpabilisation, pour réduire la contradiction vécue entre conscience des problèmes et impuissance à l’échelle individuelle.

Autrement dit, la transition écologique a besoin de visions de l’avenir, à la fois utopiques et crédibles, de récits qui ouvrent à des solutions durables et qui nous aident à passer à l’action. En témoignent le succès du film Demain et du passage de son réalisateur à Lausanne Cyril Dion en mars 2017 organisé par le projet VolteFace. Le travail réalisé à l’Université de Lausanne avec le professeur Dominique Bourg ces dernières années a clairement identifié ce besoin, si bien que le Centre interdisciplinaire pour la durabilité (CID) qui a été créé par l’Unil en 2019 prévoit d’entreprendre 6 chantiers, dont l’un porte sur Les imaginaires de la transition.

C’est dans ce contexte qu’a eu lieu un “exercice participatif d’utopie” le 2 décembre 2019 au Théâtre de Vidy. Après deux brillantes conférences, 14 tables de 10 personnes environ se sont assemblées durant une heure avec pour mission d’imaginer l’année 2050 et la transition qui conduit à cette date. Bien que chaque table ait émis des idées originales, une convergence de scénarios un peu décevante est ressortie lorsque le résultat agrégé a été présenté. Il a beaucoup été question d’une société redevenue communautaire, qui produit sur place ce qu’elle consomme, où l’économie globalisée n’existe plus, où nous ne dépendons que de nous-mêmes, n’importons plus rien, ne transportons plus rien. Avant cela, il y a eu un collapse, un effondrement, comme une sorte de punition de la nature qui a donné une leçon de vie à l’humanité. Ce scénario est peu crédible, et pourtant on peine à s’en écarter. L’explication est peut-être qu’il ne s’agit pas d’un scénario justement, mais d’un shéma de pensée, qui ressort lorsqu’on résume la situation. Deux éléments présagent que les choses ne se passeront pas comme ça. D’abord, l’effondrement imaginé ressemble trop au Grand soir de certains révolutionnaires, événement après lequel le vieux monde laisse place au nouveau. Ensuite il y a cette utopie d’une harmonie retrouvée par le retour à la nature et aux valeurs vraies, mais qui peine à convaincre, tant elle est éloignée de l’état actuel des choses.

Ce shéma de pensée est révélateur de la difficulté à concevoir la transition: un mur semble s’ériger devant les visions d’avenir à moyen terme, et un effondrement de l’environnement, de l’économie et de la société est envisagé, plus ou moins décliné sous forme de crises économiques, crise du système, de ressources raréfiées pour lesquelles des guerres ont lieu. L’effondrement laisse place ensuite à une société qui ne mange plus que ce qu’elle produit, vivant dans de petites communautés durables, où l’économie et les techniques sont rudimentaires.

A ce scénario d’une société de survie répond exactement le titre d’un bon livre : Une autre fin du monde est possible, Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) de P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle (2018). Le scénario peu motivant de la survie est lié à ce mur qui s’interpose, cette difficulté : comment en effet penser un avenir qui devrait être tout l’opposé du présent ? En particulier, comment concevoir une économie qui ne vit plus au dépens de l’environnement et de ressources épuisables ? Or, s’il est possible de dessiner les contours d’une société future qui serait durable, le problème le plus important et difficile qui demeure est “comment passer à une telle société à partir de l’état actuel ?”

Quel que soit la façon dont l’effondrement se produira, il ne fera pas table rase du présent par un coup de baguette magique. Il faudra nécessairement partir de l’état existant pour le transformer et tendre vers la durabilité. Il manque là de nombreux éléments qui permettraient d’orienter ces changements, même si des initiatives solides existent déjà, comme le réseau des villes en transition, qui montrent la voie, par des visions et des actes, de transformations crédibles et qui font envie. En somme, en cernant le problème, l’effort d’utopie participative réalisé à Vidy valait la peine, à condition cependant qu’on puisse y réfléchir et l’enrichir, si possible de façon collaborative et cumulative.

Une société durable au plan économique, technique, politique, est sans doute très éloignée de la nôtre. La transition qui y conduit, elle, sera nécessairement, et durant longtemps, faite d’un mélange de tendances actuellement présentes qui résisteront aux changements, plieront ou casseront, et de tendances nouvelles dont l’avènement n’aura lieu que progressivement. Il n’y aura pas une crise, mais des crises et combinaisons d’événements qui pourront être saisis comme autant d’occasions de réaliser des bons en avant, par des “crash programmes” visant à remplacer des systèmes techniques par de meilleures industries en très peu de temps, par la validation et la généralisation de solutions encore minoritaires auparavant.

Entre les écosystèmes, les systèmes techniques et industriels, et le système économique, le plus fragile est celui qui domine les autres, le système économique et financier. Dans ses équilibres actuels, il est très volatile, et en prévision des événements liés au réchauffement climatique, sa stabilité est hautement incertaine. Ce sont donc des crises économiques qui vont probablement se produire en premier lieu. Elles doivent être envisagées comme des occasions d’évoluer dans la bonne direction. Par le passé, au-delà des drames qu’elles ont entraîné, les crises ont très souvent été des occasions de réduire le gaspillage et de mettre en œuvre de meilleures solutions.

Les imaginaires de la transition ont pour tâche de nous y préparer. Le retour aux sources dans des communautés productives et créatives inspiré de l’utopiste américain Murray Bookchin, théoricien de l’écologie sociale, sont une voie possible. Les technologies alternatives et les systèmes socio-techniques durables qui sont déjà praticables aujourd’hui en sont une autre. Il en existe même beaucoup, mais il s’agit de dépasser le stade embryonnaire. Des scénarios crédibles doivent se développer pour tous les acteurs et pour toutes les échelles d’action. A commencer par les réductions d’émissions polluantes qu’il serait nécessaire d’accomplir maintenant pour se montrer à la hauteur du problème. Elles ne pourront être réalisées que lorsque tous les niveaux d’action et de responsabilité se combineront enfin et s’ajouteront.

D’autre part, nous ne pouvons nous contenter d’une utopie économiquement et techniquement simpliste où le seul objectif est la survie. Il faut penser un monde où les arts et les connaissances auront cours et circuleront. Nous en aurons besoin. En ce qui concerne les connaissances scientifiques et les savoirs pratiques, il n’est pas possible de les stocker en vue de les ressortir quand ils seront nécessaires ; ils doivent être vivants pour être disponibles. C’est pourquoi toutes les entreprises alternatives sont bénéfiques, et ceux qui “sortent du système” et préparent l’avenir “en retournant à la nature” méritent d’être pleinement soutenus. Mais ce type de mouvement de transition n’est actuellement praticable que par une minorité. Il faut donc développer des alternatives et des transitions dans des directions, des champs et des dimensions variées.

Or les niveaux d’action sont encore déconnectés : entre le niveau étatique et celui des individus la connexion manque, de même qu’entre les grands systèmes techniques et l’action individuelle. Tant que nous n’avons le choix que de renoncer à un service, car il n’y a pas encore d’alternative, et tant que les contraintes de la vie quotidienne économique et sociale ne permettent pas de s’en passer, nous restons dans l’impuissance. Partout il manque des échelons intermédiaires, entre les États qui trainent les pieds et les parties de la population et de l’économie qui veulent agir. Les villes en transition, comme les énergies renouvelables sont parmi les rares échelons intermédiaires de transition qui soient vivants et qui rendent celle-ci crédible. Il manque des leviers d’action à disposition du plus grand nombre, tant au niveau des systèmes technologiques que de l’économie et de la politique, qui favorisent la diversité des solutions.

Vu le retard pris dans tous les domaines liés à la transition, il faut s’attendre à devoir lutter sur plusieurs fronts à la fois : celui des conversions industrielles et de consommation à long terme, celui des adaptations aux changements climatiques dont les budgets sont déjà envisagés aujourd’hui, et toujours sur celui des réductions d’émissions. Actuellement, la lenteur des changements, la mauvaise volonté de certains des plus gros pollueurs mondiaux et le blocage des négociations internationales dans la Convention climat sont responsables de la peur qui s’empare d’une partie de la population. Les manifestations de grève du climat de 2019, inatendues et sans précédent, témoignent d’une prise de conscience de la gravité de la situation et de l’urgence d’agir. Les négociations internationales aujourd’hui dans l’impasse devront être remises sur les rails, et le train va devoir accélérer. On ne voit guère comment c’est possible aujourd’hui, mais les événements futurs ne sont pas prévisibles.

Dans un avenir très proche, les relations internationales peuvent se tendre à propos de ce dossier à un tel point que la Convention climat peut imploser et ne concerner plus qu’un petit groupe de pays autour de l’Europe. Mais les événements peuvent aussi ramener les négociateurs autour de la table et préparer des accords internationaux juridiquement contraignants et majeurs en terme de réduction. C’est dans cette perspective que les efforts pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre dans le cadre actuel demeurent de la toute première importance.

On entend parfois que la Suisse qui ne représente que 0,1% des émissions mondiales peut attendre. Avenir suisse par exemple, un lobby néo-libéral pour l’économie, a élaboré un scénario du futur dans le but de montrer à quel point un dépassement des objectifs de réduction des émissions de GES serait inutilement coûteux et dommageable à l’économie et la compétitivité (https://www.avenir-suisse.ch/fr/changement-climatique-resoudre-globalement-ce-probleme-mondial/). Ce scénario de défense du “business as usual”, qui plaide pour l’achat de réduction d’émission à l’étranger, apparaît bien “petit” et égoïste en rapport à l’effroi ressenti en 2019 et l’avant-goût de l’avenir qui nous attend. Le scénario des économistes d’Avenir suisse est-il réaliste ? Ou est-ce l’action des grévistes du climat qui l’est ? Le soit-disant “réalisme”, qu’on oppose faussement d’ailleurs à la fiction, semble avoir basculé du côté de l’utopie.

Le scénario des économistes feint d’ignorer un des principes fondateurs de la Convention climat : la justice. C’est pourtant un des aspects les plus important du problème. En effet, la Convention a pour principe l’action de réduction première de la part des pays riches, car ce sont eux qui ont émis le plus de gaz à effet de serre jusqu’ici. La question n’est pas de montrer l’exemple (comme de nombreuses personnes se complaisent à penser) ni de développer les technologies de demain, le plus important est une question de justice. Les pays en développement et la Chine se retourneront contre les pays développés en leur faisant remarquer qu’ils ont faillis à leurs engagements, même les plus modestes. C’est ce qui est en train de se passer : les objectifs de réduction officiels juridiquement contraignants aujourd’hui sont en passe d’être manqués, et la Suisse est dans ce cas également si on décortique de près la comptabilité des émissions. Or des pays comme le nôtre auraient dû non seulement atteindre les cibles de réduction auxquelles ils se sont engagés dans le Protocole de Kyoto (négocié fin 1997 et en vigeur depuis 2005) mais les dépasser, comme l’a fait la Suède, afin de montrer que c’est possible, et anticiper les phases de réduction suivantes. Sans cela, comment demander aux pays en développement qu’ils fassent à leur tour des efforts de réduction ?

Le 2 décembre 2019 à Vidy, lors de la première partie de la soirée, les deux invités entourant Dominique Bourg, Arthur Keller et Cynthia Fleury, ont dressé un état lucide de la situation et articulé des perspectives de changement crédibles. Curieusement, les deux ont parlé d’heuristique de la peur – le fait de sortir de la passivité et de passer à l’action grâce à un sentiment de peur provoqué par les prises de conscience – mais avec des pincettes. Il et elle ont laissé entendre qu’ils n’étaient pas entièrement convaincus. L’année 2019, avec ses incendies en Amazonie et en Australie, a sans doute joué un rôle pour amener cette expression en discussion. Mais la peur et la culpabilisation peuvent-ils pousser à agir ? Peut-être, mais ils demandent aussi, et ne peuvent se substituer à des orientations crédibles, utopiques et désirables. L’importance des récits ouvrant des possibilités à l’action dès aujourd’hui, ou pour mettre en mouvement les acteurs et les niveaux de responsabilité qui ne le sont pas encore, est reconnu. Comme souvent dans ces cas-là, on se tourne vers la Science-Fiction, comme genre créatif qui a imaginé d’innombrables futurs possibles. Mais ce genre littéraire ou cinématographique est d’une aide limitée dans le domaine qui nous intéresse : la SF a surtout excellé dans les dystopies, c’est-à-dire les futurs non désirables mais probables. Il est infiniment plus rare de trouver une utopie réussie, crédible. D’ailleurs, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932) est une utopie réussie, mais parce qu’elle opère un renversement, écrite à des fins satyriques et pour camper quelques discussions philosophiques. En ce sens, la SF a déjà joué un rôle important si on pense aux auteurs qui dès les années 1960 ont produit des œuvres sur les dangers écologiques, comme Frank Herbert (Le cerveau vert, 1966), John Brunner (Le troupeau aveugle, 1972), J. G. Ballard (Sécheresse, 1975), ou Pablo Bacigalupi (La fille automate, 2009), et à des films tels Soleil Vert (de Richard Fleisher, 1979, basé sur le roman de Harry Harrison de 1966), Le Jour d’après (de Roland Emmerich, 2004). Il s’agit quasi toujours de dystopies, qui ont valeur d’alerte. Une utopie sur le papier qui n’ait pas l’air naïve est plutôt rare. Pourtant il en existe, comme dans l’œuvre d’Ursula Le Guin, qui se disait elle-même sans doute la plus “forestière” des auteurs de SF. Son roman Les Dépossédés (1974) dépeint une société utopique, égalitaire, mais rattrapée par des contradictions, vivant dans un dénuement choisi, mais inévitable aussi en raison de son environnement. En somme la SF peut donner des sources d’inspiration, mais elle ne peut scénariser et ouvrir la voie à la transition à la place de la société.

La transition écologique exige des futurs possibles dans tous les sens du terme, atteignables et utopiques, et qui permettent de voir au-delà du catastrophisme et du survivalisme. Un des niveaux intermédiaires clés, où de nombreux signes ont été donnés par les citoyennes et citoyens en faveur de scénarios de durabilité significatifs, est le Canton de Vaud.

Dès lors, ne pourrait-on pas développer une méthode collaborative pour scénariser l’avenir, se mettre d’accord sur des objectifs de durabilité forts, puis remonter les étapes jusqu’à nous pour paver la voie à l’action dès maintenant ? Ce scénario, avec ses arborescences, élaboré au Théâtre de Vidy et à l’Université par tous les participants aux Futurs Poss!bles, pourrait être amené ensuite dans le processus politique, pour que celui-ci réponde aux revendications des grévistes pour le climat et redonne de l’espoir aux parties de la société qui se sont mobilisées en faveur de solutions à la hauteur du problème.

Marc Audétat est politologue de formation, collapsologue par vocation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *