RéCréation

RéCréation

d’après l’œuvre de Robert Walser / par In Pulverem Reverteris / mise en scène Danielle Bré / Théâtre La Grange de Dorigny à Lausanne / du 6 au 7 février 2014 / Critiques par Deborah Strebel, Alice Bottarelli, Joanna Pötz et Sophie Badoux.


8 février 2014

Huis clos interdit aux adultes

© Danielle Bré

Délicieux condensé des plus belles citations de Robert Walser, RéCréation développe, tout en sagesse, un choix de sujets sensibles chez les adolescents. Ainsi, en s’appropriant des extraits issus des œuvres les plus marquantes de l’écrivain suisse, six jeunes dissertent philosophiquement sur l’éducation, l’amitié ou encore l’amour, proposant ainsi un portrait attachant d’une jeunesse multiple et universelle.

Parquet en bois, meubles anciens, tabliers d’écoliers suspendus, comme issus d’un autre temps, confèrent une atmosphère chaleureuse et nostalgique à cette salle de cours d’un lycée ordinaire. Deux étudiantes conversent et sont rejointes peu à peu par leurs camarades pour ne former finalement qu’une petite classe composée de six élèves. Trois filles, trois garçons car « quatre cela faisait trop peu et huit cela dépassait le budget », plaisante la metteure en scène Danielle Bré. Après avoir lu l’œuvre entière de Robert Walser, elle en sélectionne les passages les plus éclairants et décide de les faire vivre au travers d’une palette de six personnages bien distincts et typés. Il y a, pourrait-on dire, le romantique, la princesse, le sérieux, la révolutionnaire, la pensive et le fougueux. Tandis que la petite bourgeoise revendique qu’elle « ne peut pas être pauvre », le rêveur insouciant s’exerce à se tenir sur une jambe. Le ton est donné. Dès lors, les différentes figures prendront tour à tour la parole, s’adressant la plupart du temps directement au public, pour tout à la fois se confier et réfléchir à leur rôle au sein de la société. Le tout est bien organisé : les sonneries rythment les transitions entre les diverses parties et des mots clés sont projetés sur écran qui évoque un tableau noir, motif iconographique incontournable du monde écolier. Sorte de huis clos interdit aux adultes, la salle se transforme au gré des envies de ses occupants. Chaises empilées et mises de côté, tables retournées par terre, les jeunes s’emparent du lieu et en font leur terrain de jeu. Tantôt discothèque, tantôt arène dans laquelle s’affrontent en duel deux protagonistes dans une véritable joute philosophique dont la règle est de « garder à tout prix son sang-froid », l’espace se distingue de plus en plus de la salle de classe pour se rapprocher de la cour de récréation.

Mais si la forme peut sembler récréative, le fond demeure sérieux. Le fantôme de Robert Walser (1878-1956) est omniprésent. Des croix suisses se trouvent sur un drapeau ou sur des couvertures militaires. Surtout, les répliques sont constituées par des extraits de ses plus importants romans et poèmes évoquant la jeunesse, comme Les Enfants TannerL’institut BenjamentaLa PromenadeMorceaux de proseLa RoseSur quelques-uns et sur lui-mêmeCigogne et porc-épicPorcelaine ou encore Vie de poète. Robert Walser a grandi dans une famille de huit enfants et quitte le domicile parental dès 17 ans. Tout en accumulant les petits travaux tels que domestique, secrétaire ou employé de banque, il n’a cessé de s’interroger sur son devenir. Plus tard, il commence à rédiger au crayon sur de minuscules bouts de papier. « Miniaturiste par excellence », comme le surnommait Stefan Zweig, il a écrit de nombreux textes courts dont la majorité porte un regard simple sur le monde, qui souvent n’entre pas dans les détails, effleurant les situations mais caractérisé par une grande sagesse. Danielle Bré a pris l’initiative de confier ces multiples joyaux à des adolescents. Et même si ces paroles si sages prononcées par des personnes si jeunes peuvent créer un certain décalage, le regard porté autrefois par Robert Walser prend un sens particulier dans la bouche des ces élèves attendant leur prochain cours.

8 février 2014


8 février 2014

A la chasse aux papillons dans la cour de récréation

© Danielle Bré

L’œuvre de l’écrivain suisse-allemand Robert Walser fut un coup de foudre de jeunesse pour Danielle Bré. La metteuse en scène nous la livre aujourd’hui décortiquée, élaguée, déboîtée, hachée, puis rafistolée, sur une scène de plus en plus saccagée sous nos yeux, modelée par les colères ou les enthousiasmes des personnages. Six adolescents qui nous transmettent cette écriture, se la partagent, la clament, lui donnent corps, la découvrent et se découvrent en même temps que nous. Un chaos, charmant mais difficile à appréhender.

Fontaine d’éternelle jouvence

Danielle Bré, après avoir longtemps enseigné à l’Université de Provence et fait monter en scène de jeunes comédiens d’Aix et Marseille, se retrouve à l’âge de la retraite saisie par « le sentiment du provisoire, comme à dix-huit ans ». À nouveau, elle est capturée entre passé et futur, « en danger de s’éteindre ou de s’éveiller, de se soumettre au temps ou de construire un éternel présent. » Éprouvant un lien fort et essentiel avec le monde de l’adolescence, dont elle sent qu’il a fondé son identité et continue d’influer sur sa vie, elle se replonge dans l’œuvre protéiforme de Robert Walser, qui foisonne elle aussi à partir de cette source intarissable d’inspiration. Les contradictions qui animent les adolescents ouvrent chez lui la porte à toutes les poésies. À la poésie du minuscule, qui se lit dans ses « microgrammes », morceaux de papier où il écrivait très serré au crayon les idées qui le saisissaient sur le moment. À la poésie du passionné, qui se jette d’un coup sur la page ou se crie sans réfléchir. À la poésie du fragile, qui se déploie délicatement dans les situations les plus anodines – l’écriture de Walser n’étant pas sans rappeler l’esthétique du haïku – et menace de se défaire si l’on y oppose le bon sens.

De même, les adolescents de RéCréation n’obéissent pas à une caractérisation claire. Ils sont tout sauf des êtres monolithiques. « Piqués dans un espace vide comme des papillons », ils volent de-ci de-là sans trouver d’échappée à leurs doutes, poursuivis et chassés par les enfants qu’ils étaient, avant d’être catégorisés et fichés dans l’album social par les adultes qu’ils seront. Ils s’interrogent sans cesse. Ils cherchent à convaincre, et s’embrouillent ou s’enflamment. Ils finissent par se perdre dans leurs pensées labyrinthiques. Ils constatent, étonnés, qu’ils font « des phrases qui [les] indignent et [les] effraient. » Ils veulent la grandeur comme la modestie, la gloire comme la pauvreté, ils semblent comprendre tout et rien à la vie. Comme des étincelles, leurs idées et leurs mots germent et meurent dans une succession rapide, rien n’est figé, tout éclate.

C’est cette profusion changeante que Danielle Bré transpose sur la scène. Son projet, affirme-t-elle, est politique : lassée du modèle d’identification dominant proposé aux jeunes Français depuis quelques années, à savoir la culture de banlieue, elle veut « tenter de rendre consistante une image de jeunesse possible pour le temps présent. » Elle désire leur proposer une nouvelle surface de projection et d’introspection, une recherche poétique. « Rien de l’enquête ou de l’angoisse sociologique dans [son] positionnement », mais plutôt un dialogue, tendre et frais.

Une fontaine qui déborde

La scène est une salle de classe impersonnelle aux vieux meubles résistants à tout, d’abord alignés face à la chaise vide du professeur, puis sans cesse réagencés, jetés de-ci de-là, malmenés. Toujours mouvant, le décor est pensé avec cohérence et inventivité. Avec un nombre restreint d’éléments familiers, les acteurs donnent à la scène des allures toutes différentes selon la manière dont ils déplacent les meubles et accessoires. Tout cela se fait à vue, donnant à voir au spectateur les transformations scénographiques comme un champ de bataille traduisant l’esprit de révolte de la classe. Entre les tables renversées, les chaises empilées en une sculpture digne d’Ai Weiwei, les vieilles couvertures beiges aux croix suisses utilisées comme tapis et les blocs de bois usé servant de socles ou de petits podiums, un espace de jeu aux potentialités infinies se déploie sous nos yeux intrigués. Or le lieu reste indéterminé. Pas vraiment une salle de classe puisqu’aucun professeur n’y entre jamais, ni une cour de récréation puisque tout indique que nous sommes à l’intérieur, il offre plutôt les caractéristiques d’une « école en panne » désertée par tous sauf, curieusement, les élèves. En somme, nous avons affaire à une hétérotopie – un endroit à part, en négatif du monde social, un « contre-espace » ouvert sur l’imaginaire. Au même titre qu’une cour de récréation, cette scène est un non-lieu, suspendu entre deux univers : celui de l’institution scolaire et celui du monde extérieur. Cette indétermination de l’espace reflète celle de la tranche de vie dans laquelle sont saisis les personnages. Pas encore dans l’âge adulte, déjà plus dans l’enfance, ils demeurent dans les limbes de l’adolescence, sorte d’hétérochronie indéfinissable. Plus qu’une période ou un lieu de transition, l’adolescence, ainsi que la cour de récré ou la salle de classe vidée de toute autorité professorale, sont des espaces de création (comme nous le laisse entendre le jeu de mot du titre de la pièce), des pages blanches où tout reste encore à inventer.

Cependant, malgré l’intelligence de la scénographie et le réel intérêt du projet de Danielle Bré, le texte (dé)monté ne prend pas toute l’ampleur que le sens poétique aigu de Robert Walser laissait espérer. Tout bouge tout le temps, les répliques s’enchaînent sans suivre le fil d’une intrigue, les personnages présentent trop de facettes pour offrir des caractères véritablement cohérents et touchants. Les dialogues se succèdent avec frénésie sans laisser assez de temps au public pour savourer la profondeur évocatrice des phrases de l’auteur suisse. Le jeu des acteurs est travaillé, pointu, mais trop mouvant, agité, pour que les enjeux et les doubles sens de leurs répliques prennent toute leur portée. La mise en scène est très axée sur la dimension corporelle du jeu d’acteurs, privilégiant la technique de Meyerhold, qui prônait une approche surtout (pour ne pas dire seulement) physique, donnant une grande importance aux gestes et à l’extériorité du comédien plutôt qu’à son identification intime au personnage joué. Au contraire de la méthode de Stanislavski, qui se veut plus naturaliste, les acteurs se présentent ici comme tels aux spectateurs, à dessein : les six comédiens de RéCréation parlent et se meuvent bel et bien comme sur une scène théâtrale, et non comme des adolescents entre eux dans une école. Le choix est défendable, et ne desservirait pas la pièce, si ce n’était par l’excès de leur gestuelle, qui ôte au simple texte son potentiel de résonance. Des personnages plus ancrés, une scène moins mouvementée, une diction moins rapide auraient certes le désavantage d’assourdir cet élan de la jeunesse que Danielle Bré souligne avec tant d’intensité, mais offriraient plus d’espace à la rêverie, à la suggestivité des mots, et permettraient au spectateur de faire sien cet univers qui bouillonne et déborde trop. Pour qu’on y lise son propre reflet, la surface doit rester calme par moments. Il est vrai que Danielle Bré déclare rechercher une « écologie du sentiment » qui soit mue par la légèreté de la danse, de la joie et du jeu, légèreté érigée en système plutôt qu’en artifice : en ce sens, cela ne fait aucun doute, elle y réussit.

8 février 2014


8 février 2014

Ados en crise, scène en crise !

© Danielle Bré

RéCréation, joué à la Grange de Dorigny jeudi 6 et vendredi 7 février, mis en scène par Danielle Bré à partir de l’œuvre du Suisse Robert Walser, propose une réflexion légère sur le chaos de l’adolescence, perçue comme une période de crise et de contradictions.

Sur scène, c’est le chaos ! La salle de classe rangée – chaises sur les tables, tables bien alignées –, laisse place au désordre aussitôt que les six adolescents en crise arrivent et se l’approprient. Les chaises sont d’abord descendues, puis poussées dans un coin, avant d’être jetées et empilées en vrac les unes sur les autres ; les tables sont poussées, mises de côtés, et retournées pour mieux réorganiser la scène en arène, vrai champ de bataille. Au fil des sonneries qui retentissent pour marquer autant d’heures de cours qui passent, au fur et à mesure des conversations, jeux, et autres disputes entre les ados, le désordre s’accroît.

Le seul coin ordonné du plateau, c’est celui où trône une table carrée, éclairée par une lampe, devant laquelle une chaise, sagement rangée, reçoit les ados qui y lisent à tour de rôle la lettre adressée à la prof préférée, l’histoire d’une cigogne et d’un porc-épic, un poème marquant, ou d’autres textes de Walser. Ces moments de lecture, de récitations ou encore de réflexions, sont autant de mementos et de bilans sur l’adolescence, qui viennent mettre de l’ordre dans la période de crise qu’elle constitue.

L’adolescence est justement une période de la vie qui traverse toute l’œuvre de Robert Walser, c’est pour ainsi dire son thème de prédilection. Son écriture met en avant les contradictions et dilemmes auxquels les jeunes doivent faire face. C’est bien là d’ailleurs que Danielle Bré fait la différence entre ados et adultes: les premiers vivent à proprement parler de leur contradictions alors que les adultes les aplanissent, les écartent ou les ignorent. Walser, né en 1878 et mort en 1956, s’est avant tout fait connaître par l’écriture de chroniques, feuilletons et ensuite de recueils, d’abord en Suisse puis en Allemagne, mais il a également écrit pour le théâtre (il aurait souhaité devenir acteur) ; son œuvre, parce que disparate mais riche, se prête bien à un réassemblage et à un montage. Souhaitant s’adresser à des jeunes en mettant en scène des thématiques et des réflexions de jeunes, Danielle Bré s’est naturellement tournée vers l’œuvre de Walser, « écrivain coup de cœur » , pour s’en inspirer et utiliser librement son écriture : c’est le projet de RéCréation.

Le résultat proposé aux spectateurs est une pièce de théâtre-montage non pas centrée autour d’une action bien structurée, mais plutôt autour de six personnages, des adolescents stéréotypés et représentatifs – l’élève modèle, le « rigolo » de la classe, etc. – qui réfléchissent et discutent de thèmes existentiels et préoccupants comme la mort, l’amour, le milieu social ou encore les relations aux adultes. Malgré la justesse de nombre de réfléxions qui font mouche – comme l’idée d’être dans l’attente et de « tendre l’oreille vers cette vie » –, la pièce peine à dépasser les préjugés et clichés de la crise d’adolescence et peine également à aborder la question sous un angle original et nouveau. C’est dommage, car les acteurs parviennent à ne jamais tomber dans l’exagération et, sans être complètement ridicules, ils arrivent à faire rire.

On retiendra donc de cette création une pièce légère avec une bonne distribution, sans grande originalité, qui thématise avec humour l’adolescence.

8 février 2014


8 février 2014

Pas facile de jouer dans la cour des grands

© Danielle Bré

La metteure en scène marseillaise Danielle Bré a présenté sa RéCréation à la Grange de Dorigny. Un spectacle avec pour thématique l’adolescence qui se base sur l’œuvre de l’écrivain suisse Robert Walser. Si grand potentiel il y a, on s’ennuie vite et on attend avec impatience que sonne la cloche.

Danielle Bré, metteure en scène et fondatrice de la compagnie In Pulverem Reverteris en 1980, est aussi maître de conférence en études théâtrales à l’Université d’Aix-Marseille, ainsi que directrice du Théâtre Antoine Vitez (cousin germain de notre Grange de Dorigny puisqu’il est lui implanté sur le campus de l’Université d’Aix-Marseille). Avec RéCréation, elle a voulu porter à la scène l’œuvre de Robert Walser, écrivain suisse né à Bienne en 1878, qu’elle affectionne particulièrement. Formant le socle de la démarche : l’adolescence et ses tourments, qui sont inscrits en filigrane dans toute l’œuvre de Walser. Ce dernier, issu d’une famille de huit enfants, quitte le domicile familial à 17 ans après un apprentissage de commis pour se lancer dans une carrière de comédien, mais sans grand succès. Il se tourne alors vers l’écriture.

Reprenant les questionnements de Walser sur l’adolescence, Danielle Bré a effectué un collage de textes – L’institut Benjamenta (1909), Les enfants Tanner (1907) ou Les rédactions de Fritz Kocher (1904) entre autres – pour faire émerger six personnages prototypiques des réflexions de Walser. On découvre sur scène le rêveur, la révolutionnaire, le scolaire très appliqué ou le naïf. Six adolescents qui se retrouvent dans une salle de classe emplie de vieux matériel semblant dater du XIXe siècle – l’ambiance rappelle d’ailleurs celle du fabuleux film noir-blanc des frères Quay Institut Benjamenta (1996). D’une salle de lycée classique, la scène se transforme rapidement en cour de récréation où, une fois tables et chaises renversées, les ados dansent, jouent, réfléchissent sur le monde, se séduisent ou s’affrontent, comme dans ce concours de rhétorique dans lequel il s’agit de ne pas perdre son sang-froid, l’une des belles trouvailles de mise en scène du spectacle. Autre idée captivante : dans un coin de la scène, une table et une chaise offrent un hors-scène visible servant de confessionnal aux personnages qui viennent s’y livrer. L’excellente diction des acteurs ébahit, mais leur capacité à faire passer des émotions reste plus inégale. Le jeu sonne parfois faux, comme s’ils ne croyaient pas un instant ce qu’ils sont en train de dire. Arrive aussi un moment où les déplacements sur scène se répètent jusqu’à en devenir particulièrement lassant.

Un autre problème inhérent au spectacle est le côté patchwork de textes dont on suit parfois difficilement le fil narratif. La langue de Walser, si finement ciselée et qui confère à ses écrits une atmosphère particulière à mi-chemin entre rêve et réalité, peine à éclore sur la scène. Le temps manque pour saisir la beauté de la langue. Le rythme rapide et régulier du spectacle n’offre que peu de moments de répit pour se pencher soi-même sur la réflexion proposée. Le projet initial de Danielle Bré, « parler aux adolescents d’aujourd’hui des préoccupations de leur âge dans une langue qui ne soit pas celle des SMS », ne semble pas tant fonctionner. On ne retrouve finalement ni Walser, ni les ados d’aujourd’hui. On ressent surtout chez la metteure en scène l’envie d’éduquer mais manque dans la transmission du propos la fougue qui caractérise l’adolescence. Comme un élève indiscipliné, on se prend à soupirer et à bouger sur son siège en attendant la fin de la récréation.

8 février 2014


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