Les chats (ou Ceux qui frappent et ceux qui sont frappés)
Mise en scène de Marlène Saldana et Jonathan Drillet / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 12 au 14 décembre 2024 / Critique par Hadrien Halter .
12 décembre 2024
Par Hadrien Halter
Ceci n’est pas une pipe
Un bal désarticulé d’images et de sons, une ronde envoûtante et déstabilisante, un propos clair et incisif : le spectacle de Marlène Saldana et Jonathan Drillet ne peut pas laisser indifférent. Au milieu du chaos organisé et désharmonisé, des moments flottent, intenses, forts, presque magiques. Un spectacle que chacun devrait voir une fois, même si c’est pour en sortir déçu, perdu ou rebuté, comme ceux qui ce soir-là ont quitté la salle avant la fin.
Dix chats, isolés, habitant avec « Maman », discourent sur l’espèce humaine, ses origines et son avenir. Les idées s’opposent, les critiques saillent. Dans un bal désarticulé, ils vivent, moitié chats, moitié historien.ne.s, philosophes, sociologues ou capitalistes chevronné.e.s. Dans une succession de scènes, passant du chant au dialogue, du jeu chorégraphié à la danse, dans un décor évolutif pleinement exploité, ils évoquent tout, des origines de l’humanité à ses vices actuels, laissant planer une question centrale : et s’il en avait été autrement ?
Étrange, étrange expérience que fut cette performance des Chats. Et pour cause : elle avait tout pour déstabiliser. Du premier instant, où les chats se prélassent et jouent au son d’une reprise en miaulements de la Sonate au clair de lune, au dernier, où ils sont remplacés par des Roombas maquillés en chats, effectuant des mouvements aléatoires sur une scène enfumée, c’est un carnaval de couleurs, de sons, de paroles et d’actes qui s’enchaînent. Les chats font ce qu’ils veulent en se moquant des préjugés et du regard de l’autre. Faisant fi du genre, et de ses représentations, iels jouent de cette abolition des codes, adaptant leurs danses individuelles à leurs costumes plus qu’à leur physique. Sautant du coq à l’âne dans un chaos à moitié désorganisé, ils vocalisent sur l’avenir de l’humanité, discourent sur ses massacres, chantent les louanges du système avant de plonger dans des chansons paillardes.
Les chats évoluent dans un décor de l’artiste Théo Mercier, un assemblage coloré de formes abstraites évoquant presque un visage humain, montant en courbe douce vers le fond de scène, qui accentue leur jeu félin en les laissant grimper et glisser le long de ses pentes.
Aucun.e personnage ne ressemble à un.e autre, chaque comédien.ne étant habillé d’un assemblage disparate de justaucorps, jupes, oreilles de chats, chaussettes à coussinets, queues ou griffes, suggérant plus qu’imitant les félins. La danse est belle, magnifique même, dans toutes ses manifestations, les gestes de chacun.e, l’ensemble articulé : tout est porteur d’un sens fort. La ronde des chorégraphies communes perd parfois au début, mais rattrape toujours, par sa grâce inexplicable, un public sur le fil du rasoir.
Le propos est fort, clair et sans équivoque. Que ce soit en paroles ou en répliques, la critique de l’humanité, sous l’angle précis et à peine déguisé de la politique française et de ses membres de la droite extrême, est acerbe. Même lorsque le discours devient volubile, jamais il ne perd en force. Intriguant, souvent académique ou presque, il explore tous les recoins de la « civilisation humaine » et se termine par un furieux message d’espoir et d’incitation à l’action : la plus grande force du système, c’est d’avoir fait croire à ses membres qu’ils ne peuvent que passivement assister à l’histoire, à la culture, sans pouvoir y participer.
Pourtant tous ces éléments peinent à s’agencer ensemble, à trouver une unité et à se faire écho. Lorsque le texte ne convient pas au chant, qui ne s’accorde pas à la musique, qui ne sert pas de canevas à la danse, que reste-t-il ? Reste une sorte de joyeux micmac intense, imbroglio d’images et de sons disparates, dont on vient à se demander si la non-miscibilité relève d’un accident ou d’un choix délibéré. Restent des instants suspendus, des gestes, mots, ambiances sonores, qui s’articulent plus qu’ils ne s’harmonisent – comme si le soin porté au message à transmettre avait relégué au second plan celui de peaufiner le travail proprement artistique.
Un cocktail déstabilisant de couleurs et de sons, de gestes et de mots, à la force indéniable, qu’il convient de mixer soi-même, au risque que le mélange ne prenne pas.
12 décembre 2024
Par Hadrien Halter