Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs

Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs

Conception, écriture et mise en scène Jonas Lambelet / La Grange – Centre Arts et Sciences (Lausanne) / du 27 février au 03 mars 2024 / Créations libres inspirées par le spectacle par Marguerite Thery, Joaquin Mariné Piñero, Clélie Vuillaume, Emma Chapatte et Anna Chialva.


Consultation

16 mars 2024


© Fabrice Ducrest

– Elle s’appelle Carole. Carole, parce qu’elle est chiante. Carole, elle débarque toujours dans ta chambre quand t’es sur le point de t’endormir. Elle pense toujours qu’elle a raison, même si la preuve du contraire est sous ses yeux. Elle te regarde bien droit dans les yeux, et te ment. La vérité lui passe à mille lieux au-dessus de la tête, et le pire, c’est que les gens la croient.

J’abuse un peu. Elle n’est pas tout le temps pénible, Carole. Parfois, on passe de bons moments ensemble. L’autre soir, elle est venue s’asseoir à côté de moi sur le canapé alors que je regardais La maison au toit rouge. L’avoir comme ça collée à moi, c’était FORT, ça passait dans mon ventre, mes jambes, le bas de mon dos, j’en avais les larmes aux yeux. Elle choisit ses moments pour apparaître et me surprendre au détour d’une conversation, une photo, un trajet…

Bref, je viens vous voir aujourd’hui parce que depuis que Carole est partie, ou plutôt, depuis que j’ai viré Carole de chez moi, j’ai un mal de ventre atroce. Je dors mal, je me réveille toutes les nuits à cause d’un cauchemar où je suis ensevelie par des boîtes… des boîtes, des boîtes, des boîtes, des montagnes de boîtes. Au moment où j’essaie d’en ouvrir une pour découvrir ce qu’il y a dedans, je me réveille. J’ai lu tout Internet. Il dit que les boîtes dans un rêve représentent un endroit de notre inconscient où sont enfermés de vieux souvenirs, des histoires classées ainsi que des aspects de notre personnalité que nous réfutons. Bon… comme ça disait aussi que des boîtes pleines représentent un mariage satisfaisant et que je ne suis pas mariée, je ne me suis pas trop attardée là-dessus. Je me suis concentrée sur les remèdes pour le mal de ventre. J’ai essayé les tisanes de thym, les bouillottes de noyaux de cerise, les bains chauds… Rien n’y a fait. Je suis allée chez la médecin qui m’a conseillé de me détendre. C’est bien connu, il n’y a rien de mieux pour se soigner que d’entendre quelqu’un vous dire de vous détendre. Elle m’a renvoyée chez moi avec une ordonnance pour du Spasfon. Rien n’a changé, j’ai continué à avoir mal au ventre. Une amie m’a parlé de vous. Elle m’a dit que vous aviez fait des miracles pour ses migraines. Je me suis dit que je n’avais rien à perdre, alors me voici. 

– Bonjour Alex, je suis ravie que vous soyez venue me voir. Je préfère vous prévenir tout de suite, je ne fais pas de miracle. Ici, je travaille avec vous à libérer les tensions et blocages dans votre corps. C’est un travail que l’on fait ensemble au cours des séances et que vous continuez par vous-même ensuite. On va commencer. Je vais vous demander de vous déshabiller et de vous installer confortablement sur cette chaise. Vous pouvez utiliser les couvertures pour vous couvrir.                    

Si c’est ok pour vous, je vais poser mes mains sur vous et faire un scan de votre corps. Si à n’importe quel moment, vous ressentez un inconfort ou des tensions, c’est important que vous le partagiez avec moi. Je sens que votre estomac est très tendu. Je vais descendre sur le nerf au niveau de vos pieds pour travailler sur les tensions, ça peut être douloureux alors je vais y aller doucement mais n’hésitez pas à me dire si ça fait trop. 

– ARGGGGHH.

– OK, c’est très sensible, je vais m’arrêter là pour aujourd’hui. Ce que je vous propose, c’est qu’on se revoie la semaine prochaine. Entre temps, j’aimerais que vous parliez avec votre estomac. Je sais, c’est surprenant, mais croyez-moi, ça fonctionne. Je vais vous proposer un exercice de mouvements pour engager ce dialogue. Il s’agira pour vous de « danser » ou plutôt de faire les mouvements que votre estomac vous demande sur la musique que je vais vous envoyer. Alors oui, c’est inhabituel, ça va prendre un peu de temps pour que vous récupériez un corps sensible et que vous puissiez comprendre ce dont votre corps et votre estomac ont besoin. Prenez le temps. Ne vous arrêtez pas après quelques musiques, essayez d’aller jusqu’au bout de la playlist, soyez curieuse. Si vous n’arrivez pas avec cette consigne, contentez-vous de faire des mouvements qui vous font du bien. À la fin, allongez-vous, prenez ce que ça fait et OUVREZ grand. 

Alex rentre chez elle perplexe. Cette femme lui a laissé une telle impression de sérénité et de puissance qu’elle décide de se prendre au jeu et lance la playlist. 

Commence alors, sur le plateau, une longue scène de danse. Alex se laisse emporter, on la voit puissante, enragée, rieuse, joyeuse, amusée… Le public voit qu’il se passe quelque chose. Les mouvements sont de plus en plus amples et précis. Alex quitte la scène. 

On retrouve le plateau rempli de boîtes. Les boites s’ouvrent, on y découvre… 

16 mars 2024


Dis-moi, ça faisait quoi d’être ma star ? 

18 mars 2024


© Fabrice Ducrest

J’ai pris le temps de voir les choses. C’est tout ce qui me reste et tout ce qui me manque, le temps. Je me rappelle, maintenant que tu me le demandes, gentil Jonas, ta pièce qui me mettait en lumière. J’incarnais le rôle central. Pendant plus d’une heure et demie, tout le monde me regardait : j’étais inévitable. Si, un jour, j’ai été une « star », comme tu le signifies, ça a été à la Grange dans Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs. Je vais te raconter comment on fait d’un vieux drap l’incarnation d’une tête fragmentée.

Initialement, je croyais avoir été prévu comme un simple tapis sur la scène. Une grande mais sobre nappe de sol. Ah oui… je précise ici simplement que ma mémoire me fait défaut et qu’il ne faut pas croire tout ce que je dis. Je raconte mon histoire mais tout le monde ne sera pas d’accord pour dire que c’était la réalité. D’ailleurs, Jonas, si tu veux me corriger, fais-le ! 

– Non, non, que chacun-e écrive et raconte ce qu’iel veut. Tu sais que ça a toujours été mon processus. L’authenticité où l’invention réelle s’accouple dans nos têtes et dans nos textes. De toute façon, c’est le processus qui compte. Ce qu’on fait aujourd’hui de ce qui était hier. Ce qui nous fait être individuellement et se recoupe collectivement. Ce qui – 

– Allez, laisse le plateau aux entités qui méritent l’attention. Je reprends mon vécu de ta pièce et peu m’importe à vrai dire si je dis n’importe quoi. Aujourd’hui, c’est ce qui est réel pour moi.  
J’aimais bien le début. Ce moment où chaque personnage n’est encore aucun mot, aucune caractéristique. Rien que des silhouettes dansant ensemble sur des palpitations sonores. Des tambours… non d’autres percussions… Ah non, ça me revient ! De la basse et des grelots attachés à vos membres. C’était le musicien côté cour qui rythmait ces mouvements. Sacré luron, celui-là. Il ne s’arrêtait de jouer qu’une fois le spectacle fini. Il savait habiller une scène de trois notes de guitare et de son ordinateur.          
J’adorais ce moment initial où je pouvais m’allonger partout sur le plateau. Ouais : j’étais reine. 

Ah, et désolé de te titiller, mon Jonas, mais j’ai même entendu une fois un spectateur, à la sortie, partager sa frustration de n’avoir jamais pu découvrir ce qu’il y avait sous mes bras. Il avait passé la pièce à essayer de deviner ce que cachait mon manteau. On ne pouvait que tenter de projeter ce qui pourrait surgir si on me glissait au sol. (En réalité, rien de plus qu’une échelle, mais on pouvait s’imaginer, caché, le meuble que l’on voulait.)        

– Bon. Mais c’est toute la magie de la scénographie, non ? Inviter les spectateur.ice.s à se projeter dans un univers incertain, aux teintes ternes et grises, aux néons forts. Ce décor permet la saillance d’un fil rouge le temps de la scène des Parques, par exemple.              

– Oui, enfin, moi ça m’allait bien. Si tu avais voulu de la couleur, tu ne serais pas venu chercher une surface crème immaculée comme la mienne. J’ai toujours aimé me définir ainsi. Ni trop blanche, ni trop grasse. Crème-immaculée.   
Bref, je m’égare.               
Ce qui était super, dans cette gloire scénique que tu m’offrais, c’est la diversité dont je me parais. Tantôt robe de mariée, tantôt figure fantomatique (et résurgence d’un passé et de ses oubliés), ou encore comme drapé à l’intérieur d’une maison délaissée : j’étais tout ce qui est rendu inaccessible à la conscience. La mémoire lacunaire qui se voile et se dévoile parfois. Je n’exposais que des fragments à découvrir sporadiquement.             

Tes comédien.ne.s ? Je ne les ai pas connu.e.s pendant la période de création de vos textes. Je vous imagine attablé.e.s pendant vos résidences. Piocher dans vos têtes pleines de souvenirs, de questionnements et de réponses réelles ou fictives (mais des réponses tout de même). Je pense que ça s’est vu que c’était en partie vous qui parliez. Vos adresses, toujours claires, semblaient correspondre à ce que vos personnes, en dehors de la scène, auraient pu dire. En tout cas, moi, j’y ai cru ; ce n’étaient pas que des personnages. Bon, je dois avouer aussi que le prologue et l’épilogue me ramenaient toujours au pacte fictionnel théâtral. D’ailleurs, je ne les ai jamais vraiment appréciées, ces séquences… Non que je n’aime pas les mots de Ramuz pour lancer une œuvre… mais comment dire… Je déteste le feu. C’est simple, si on me mouille, je me sèche. Si on me brûle, je disparais. Je me transforme à jamais. Finie la vie de star.          
Quand bien même c’était toi, Jonas, qui incarnait la première prise de parole, je préférais ignorer ces instants, à cause du thème, repris du début à la fin, de cette éclatante lumière ardente. Pourtant tu avais le choix parmi moultes thématiques abordées.     
En fait, le feu est trop radical dans son tri. Quiconque prendra du temps à choisir ses mots, comment il s’écrit, comment il se dit, comment il crée sa mémoire, comment il se trie. Le feu, non. Il brûle. C’est tout. C’est irrévocable. C’est trop. Vous faisiez le contraire du feu. Vous écriviez et me montriez comment on écrit sa mémoire. Quels mots choisir ? Quelle histoire réécrire – celle de la succession matérielle, la réussite, la victoire d’Hitler ou la mort annoncée ?

– Excuse-moi, beau drap, mais si je reviens sur le feu deux secondes, mon problème, c’est surtout qu’il est trop rapide. J’aime le temps qu’offre la scène. Un rythme choisi qui entraîne les spectateur.ice.s dans une navigation assurée. 

– Je veux bien te croire que tu aimes prendre le temps. Ce n’était pas pour me déplaire, plus longue est la période, plus intense devient le regard. De laisser tout le monde sur scène le plus souvent permettait aussi ça : laisser les regards divaguer entre les divers personnages. Lorsqu’iels ne racontaient rien avec des mots, iels accompagnaient le récit par les gestes. Passant de la représentation personnelle à la figuration appuyant les autres discours. Malgré les blocages  de la mémoire – comme des moments de vie (un village, des objets) qui auraient dû déclencher des souvenirs et qui ne finissaient pas de le faire –, vous trouviez toujours des stratégies pour quand même vous raconter. C’était un grand jeu de prétérition. J’étais émue d’en être votre représentante et le suis encore plus de poursuivre l’exercice aujourd’hui.      
Voilà… J’ai été une star, je crois. Dissimulant des objets, incarnant des instants, drapant des moments. Désolé si j’ai failli aux détails, la mémoire est un long processus illimité. Littéralement. Merci Jonas pour le temps. Il est tout ce qui nous reste et tout ce qui nous manque.

 La vedette crème-immaculée

18 mars 2024


À retrouver

18 mars 2024

acheter, à retrouver   

(Cherche : dans vieux placards, vieux tiroirs, derrière les miroirs. 

Il n’y a pas de silence.)

  • Une pile d’anciens journaux récupérés et gardés (on ne sait jamais) ; sur une table, jeu d’échec  
  • Un rideau de perles en plastique vert pomme à l’entrée d’un balcon 
  • Un tigre en peluche sur un canapé style Louis XV
  • Des poupées en porcelaine 
  • Une télé dans une armoire  
  • Des meubles de service à roulettes 
  • Des épingles, qui fixent les napperons des accoudoirs des fauteuils 
  • Des rideaux de velours  
  • Un agenda pas à jour, près d’un bottin de téléphone, avec calepin et tabouret  
  • Une porte qu’on n’a pas le droit d’ouvrir  
  • Une porte concomitante toujours fermée  
  • Une chambre qu’on ne connaît pas  
  • Des secrets cachés derrière les portes 
  • Des amandes  
  • Un miroir soleil  
  • Des tapisseries  
  • Des broderies  
  • Des peintures  
  • Des chapeaux 
  • Des fourrures parures de vrais animaux morts ! 
  • Des fioles et flacons de parfums enfermés là depuis des lustres 
  • Des lustres d’ailleurs 
  • Des toilettes basses 
  • Une couverture lourde 
  • Des tapis qui en cachent d’autres, des tapis sur des tapis, sur des tapis tapis  
  • Des cannes aux différents becs  
  • Des objets dont on ne connait pas le nom  
  • Spectres d’espoirs assassinés 
  • Un encrier  
  • Un coupe-papier (un ouvre-lettre)
  • Des ciseaux de fer fin dorés  
  • Des mots d’adultes
  • Deux fusils accrochés à l’entrée
  • Des rires d’enfants
  • Un chat sauvage
  • Des assiettes en porcelaine 
  • Des couverts en argents 
  • Des questions d’enfants 
  • Des réponses muettes
  • Une bibliothèque bien organisée 
  • Des langages indéchiffrables 
  • Une odeur de ragoût 
  • La couleur d’une tension, d’une gêne, d’un problème d’adulte (les enfants et le chat la ressentent) 
  • Un piano, touches en ivoire
  • Un pilulier
  • Des magnets sur un frigo. Des magnets étonnants : raisin, banane, pêche, tarte, …  
  • Une cuisine minuscule 
  • Des couvercles mis sur les eaux qui bouillent 
  • Un sol qui colle  
  • Des chaussons fourrés 
  • Des petits drames, des grands spectacles 
  • Un métronome tic-tac-tic-tac sur le piano 
  • De l’amour, mais pas comme un cadeau qu’on apporte à un anniversaire. De l’amour en poussière ou en miettes : qui traîne sur les choses, sur les gens, éparpillé par terre ou qui volette dans l’air. De l’amour comme ce qui est là, inévitablement. 

Env. 5’324.- 

18 mars 2024


Pour ne pas oublier d’où viennent nos callosités

19 mars 2024


© Fabrice Ducrest

Au centre de la scène, au milieu des draps, une sixième protagoniste s’avance. Elle tient un téléphone portable dans la main.

Grand-maman, c’est la témoin d’une Suisse passée. D’une Suisse de l’ancien temps qui nous paraît si loin de nos jours. Qui dans nos têtes n’existe plus que dans les livres d’histoire. 

Elle enclenche un enregistrement sur son téléphone, qui fait entendre une voix d’enfant. Raconte grand-maman, raconte encore comment c’était quand tu étais petite. Les dix frères et sœurs, la vie à la ferme. La récolte interminable des patates. Les haricots à équeuter. La pièce pour saler la viande qu’ils produisaient. 

Nouvelle mise en marche de l’enregistreur, dont sort la voix d’une vieille femme. Le jambon dans le temps tu sais c’est incomparable, j’ai jamais retrouvé le goût de la viande. Maintenant le jambon il est bon, mais… Le jambon dans le temps ça n’avait rien à voir. 

Être auto-suffisants – ou presque – à une époque où cela allait de soi. Les douze livres de pains confectionnées le dimanche pour toute la semaine. Raconte grand-maman, raconte ! Le travail aux champs, pendant les vacances. Les marchands itinérants, qui allaient de fermes en fermes avec leur bric à brac. Les quarante-cinq minutes de marche à travers les collines du district de la Sarine pour aller à l’école. Les leçons données par les bonnes sœurs. La messe le dimanche, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Pendant la guerre, les jeunes Polonais envoyés à la ferme. « En vacances » qu’ils disaient. 

On avait le téléphone tu sais, le seul du coin. Les gens venaient s’en servir chez nous. L’entreprise de maçonnerie du papa, attenante à la ferme. Les commandes des clients qu’on allait livrer, les gamins envoyés porter des sacs de ciment. Les chiens tirant derrière eux une charrette contenant une boille de lait pour la porter à la laiterie. Tu savais qu’on attelait les chiens dans le temps ? Non, je ne l’ignorais. 

Et les objets de ce temps-là, du temps de la jeunesse de ma grand-maman, qu’en reste-t-il ? Le potager en fonte. Le grand bac en bois qu’on mettait dans la cuisine et qu’on remplissait d’eau une fois par semaine pour se laver. Mais on se nettoyait tous les jours avec des lavettes ! Est-ce que je les mettrais chez moi ces objets ? Non. On n’en a plus besoin de nos jours. Qu’est-ce que j’en ferais ? Raconte grand-maman, raconte ! L’unique livre qu’ils avaient à la maison, « L’histoire du Petit Moulin », le grenier dans lequel elle se cachait pour le lire en cachette – pas le temps, du travail dans une ferme il y en a toujours. Le vélo qu’ils se partageaient. Les lits deux places dans lesquels on dormait à quatre enfants. Le sou donné aux étrennes par marraine. 

J’aime l’entendre raconter. Elle parle bien, ma grand-maman. On entend son sourire dans sa voix. J’enregistre sa vie. Tout est là, dans les notes vocales de mon téléphone. La protagoniste lève la main qui tient le téléphone. Tout ? Non, bien sûr que non. Ce qu’elle a choisi de me raconter. Ce que j’ai choisi de retenir. L’éternelle question autobiographique : quels événements retenir rétrospectivement pour raconter une vie ? 

Le départ de la maison à treize ans, une fois l’école obligatoire terminée. Au travail maintenant. L’arrivée à Saint-Ursanne, dans cet asile pour personnes âgées, comme aide de cuisine. Les journées qui n’en finissent pas passées à éplucher des patates et à préparer à manger pour tout le bâtiment. La sœur en chef, méchante. Pas de congé, sauf le dimanche matin pour aller à la messe. Ça a été dur. J’ai eu l’ennui à Saint-Ursanne. Puis Fribourg, chez la famille Wessenbach. Grand-maman dit bonne à tout faire. Cent francs par mois, nourrie, logée, lavée. Le linge à nettoyer à la main. Les repas à préparer. La viande tous les jours. Tu imagines, tous les jours ! L’avarice de Madame qui comptait toutes les affaires mises à laver, des chaussettes aux serviettes hygiéniques pour être sûre que le personnel ne la volait pas. La sonnette dans la cuisine pour l’appeler. On dirait Cendrillon. Grand-maman rit. C’était comme ça tu sais. Un jour elle m’a sonné pour déplacer l’assiette du chat. Maintenant tu me dis ça je te foutrais l’assiette par la fenêtre. Mais bon. C’était comme ça. J’ai correspondu longtemps avec Madame tu sais, même bien après. Un jour, elle m’a dit que j’avais été la meilleure des jeunes filles qu’ils aient eues. 

Ça nous paraît si loin. Surréaliste. Tout droit sorti d’un film. Quels objets reste-t-il du temps dont me parle ma grand-maman ? Le banc dans la cour. Il vient de notre ferme à Arconciel. 

La protagoniste vient s’asseoir sur un des carrés blancs recouvert d’un drap.

Robuste. Il traverse le temps. Il est encore là, à soutenir des générations de fesses à travers les âges. 

***

Cette fois, l’enregistreur diffuse un dialogue continu entre une voix d’enfant et une voix de personne âgée.

– Grand-maman ? Tu te souviens de l’histoire du Petit Moulin que tu nous racontais petites pour nous endormir ? 

– Bien sûr pourquoi ?

– Raconte-moi encore !

– Si tu veux… L’histoire du Petit Moulin donc. Un homme avait un pouvoir, ramené d’un grand voyage : il avait un petit moulin magique. Avec ce petit moulin il ne manquait jamais de rien car aussitôt qu’il demandait « Petit moulin, fais-moi ça » le petit moulin faisait. Mais attention, pour l’arrêter il fallait dire un mot magique. Voilà qu’un jeune du village vient faire un tour chez lui, car il avait entendu parler de ce bon grand-papa qui avait ce moulin. Il va le visiter, et arrive au moment où le vieux allait partir. Il lui explique qu’il veut faire un grand voyage, le tour du monde même, et lui dit : « Je sais que vous avez un petit moulin magique, est-ce que vous me le prêteriez ? ». Le grand-papa, qui n’avait plus besoin de ce moulin, accepte. Il lui explique comment l’actionner, et surtout comment l’arrêter. Il le met en garde : pour le stopper, il faut dire radibouza ratata. Tout heureux, le jeune homme part pour son grand tour. Le voilà alors sur un bateau traversant l’Océan. Tout à coup le cuisinier du navire monte sur le pont et annonce qu’il n’y a plus de sel : c’est la panique sur le bateau. Plus de sel ! Le jeune homme sort alors son petit moulin magique et lui demande « Petit moulin, fais-moi du sel, du bon sel fin ». Le petit moulin s’exécute, fait du sel, fait du sel. Le jeune lui dit « arrête-toi, stop petit moulin stop ! ». Mais il ne dit pas le mot magique. Le sel remplit le pont, déborde, pèse trop lourd sur le bateau qui commence à s’enfoncer. Les gens prennent peur, le jeune homme crie, mais le moulin ne s’arrête pas. Alors vite, le jeune homme le saisit et le jette par-dessus bord. Aujourd’hui encore, le petit moulin est au fond de l’eau et fait encore du sel. C’est pour ça que la mer est salée.

Grand-maman ne nous lisait jamais les histoires. Elle les racontait de mémoire.

19 mars 2024


Proposition de séquence finale

20 mars 2024

Peut-être qu’un jour quelque chose d’inattendu jaillira de ces estomacs / Conception, écriture et mise en scène Jonas Lambelet / La Grange – Centre Arts et Sciences (Lausanne) / du 27 février au 03 mars 2024 / Plus d’infos.


© Fabrice Ducrest

Voici la proposition d’une séquence finale dont la portée à la fois onirique et symbolique permet d’englober les témoignages, les réflexions, les mythes et les souvenirs exprimés dans l’actuelle mise en scène, tout en les enrichissant d’une signification ultérieure et ultime. 

La séquence prévoit un final « ouvert », au sens de « non limité à la parole », donc moins explicite que le final actuel, toutefois porteur du même message de façon claire et non ambiguë. C’est en effet en dépassant la parole que ce message traverse les corps et les gestes et atteint une dimension universelle : au désespoir du monde et de l’individu, ni l’attente, ni le désir du bonheur personnel ne pourront constituer des solutions durables, seule la confiance pure en un avenir lumineux partagé en communion avec les autres en sera l’antidote. 

Ce n’est pas l’« espoir » que l’homme est appelé à retrouver, mais « l’espérance », source de toute vie, de toute mémoire, de toute société et de tout futur.

Scène :

Cinq personnages sur scène : P1 (HOMME) ; P2 (FEMME), P3 (FEMME) ; P4 (HOMME), P5 (FEMME).

Scène maintenue avec ses objets. Objets nouveaux : deux piédestaux au centre de la scène et un vase sur le côté gauche de la scène.

Description du tableau final :

Un homme P1 se couche sur le drap gris couvrant le sol au centre de la scène. La tête vers le public, il tient un livre fermé entre ses mains. Il ouvre le livre et commence à lire. 

Extrait tiré de l’œuvre de Marcel Proust, Sodome & Gomorrhe, I & II, Paris, Gallimard, 1988, pp. 152-153.

« Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas de celle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. (…) Je me rappelais comme une heure avant le moment où ma grand’mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines ; errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier, j’avais cru que je ne pourrais jamais, dans le besoin que j’avais de l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore passer sans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savais que je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. »

Deux femmes (P2, P3) montent sur deux piédestaux à droite et à gauche de P1. Elles prennent le drap par les deux bouts, le soulèvent légèrement de terre et commencent à balancer l’homme qui lit. Chaque femme accompagne ses gestes par des sons afin de créer une atmosphère onirique qui accompagne le mouvement de balancement :

– P2 chouchoute un mot en boucle « Asa Nisi Masa » (Mot appartenant à l’univers enfantin de Fellini – le mot reviendra dans l’extrait vidéo projeté sur scène successivement – et qui englobe le mot « Aias » appartenant à l’univers onirique et familial de Proust)[1]

– P3 chantonne une mélodie :  (https://www.youtube.com/watch?v=746gR2e8khs)

P1 lit la page de Proust.

Fin de la lecture, P2 et P3 posent l’homme à terre, l’homme ferme le livre et le dépose près de lui. Les deux femmes couvrent l’homme avec les extrémités du drap (comme un enfant ou un mort). Elles s’asseyent près de lui face à l’écran d’arrière-fond. 

Projection sur l’écran d’un extrait tirée du film 8 ½ de Federico Fellini.

Les deux autres personnages P4 et P5, debout aux extrémités de la scène, se tournent eux aussi face à l’écran. 

Projection de la séquence. 

– Séquence tirée du film 8 ½ de Federico Fellini (1963) : Asa Nisi Masa (4 :00). https://www.youtube.com/watch?v=U6DvB0Ewx68

Après la séquence : le personnage débout (P4) à gauche de la scène prend un vase dans les mains (le vase de sa grand-mère qui pourrait être introduit sur scène dans un monologue précédent, non prévu par la mise en scène actuelle)[2]. Il l’observe et commence à citer Proust (ibid., p.152). En prononçant les mots, il se dirige vers le centre de la scène. L’autre personnage debout (P5) s’avance aussi.

« C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. »

P5 prend le vase, pendant que P4 se met à genoux près de P1 couché. P5 poursuit la citation :

 « Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. »

P5 passe le vase à P3 à gauche de P1 et elle se met à genoux aussi. Chaque personnage debout est maintenant à genoux autour de P1 au sol. Ils commencent à chantonner la petite mélodie précédente, très doucement.

« En tout cas, si elles restent en nous c’est, la plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous. »

P3 passe le vase à P2 assise à la droite de P1 et se met à genoux près de lui. 

P2 poursuit : 

« Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. »

P2 passe le vase à P1 qui le saisit. P2 se met à genoux près de P1. 

P1 se met en position assise, le dos au public et prend le vase entre son ventre et ses jambes. Il prononce une dernière phrase. 

« Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur ». 

La mélodie est maintenant chantée par les quatre personnages à genoux autour de P1.

Les quatre personnages entourent avec les bras le personnage au centre de la scène (P1) en formant un cercle. 

La lumière douce qui a accompagné la scène onirique est maintenant plus forte et elle vient se concentrer sur ce noyau familial au centre de la scène. Le reste de la scène est dans le noir. 

La lumière éclaire les personnages pendant quelques minutes. On entend encore chantonner la petite mélodie, de plus en plus faible. 

La mélodie laisse place aux sons des battements du cœur amplifiés dans toute la salle. Les personnages, toujours liés par leurs bras dans un cercle, suivent avec le mouvement du corps les battements du cœur (reprise de la danse agonisante du premier tableau apocalyptique) : le corps exprimant l’agonie au début de la pièce devient enfin un corps exprimant le commencement de la vie.

Les personnages « palpitent » ensemble autour du personnage central et du vase bercé dans les bras de P1 comme un enfant : dans le désespoir face à la mort, l’oubli, l’indifférence et la solitude, le cœur appelle à la vie et rappelle sa détermination à revenir toujours à sa source primitive :  l’espérance, seul et dernier combat de l’être humain. 

Lumière éteinte. Fin.


[1] Voir Marcel Proust, Ibid. p. 157.

[2] Il serait nécessaire de prévoir dans la mise en scène un monologue/dialogue concernant le vase

20 mars 2024


Voir la page du spectacle