Une critique sur le spectacle :
Choeur des amants / Conception et mise en scène par Tiago Rodrigues / Comédie de Genève / du 12 au 15 octobre 2023 / Plus d’infos.
Tiago Rodrigues a su habituer son public aux questionnements les plus intimes, que ce soit sur la mort et la mémoire humaine dans By Heart ou sur la révolte interne et collective dans Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Dans Chœur des Amants, qui se présente également comme un entrelacs de trames narratives, il insuffle à ses personnages et, par eux, aux spectateur·ices, le murmure d’une question incessante : à quoi dédiez-vous votre temps ?
« On a le temps » reprennent fréquemment l’homme et la femme sur scène. Le couple raconte la même histoire, mais chacun·e de son point de vue. Iels parlent en même temps et souvent en énonçant les mêmes propos. Seuls les accords (genre, temporalité des verbes) s’actualisent selon qui les prononce – elle utilise la première personne quand il s’agit d’elle et la troisième lorsqu’elle parle de lui et inversement (sauf dans de rares moments où leur expérience a été différente). Faces au public, iels s’adressent directement à l’auditoire en ne bougeant que peu et narrent synchroniquement le récit de leur vie, en particulier le moment où celle-ci a connu un basculement accidentel.
Iels nous parlent, pieds nus, sur un sol carré de petites mousses éparses simulant le plancher chaleureux d’un foyer. Lorsque l’un·e des deux le traverse, de petites poussières se soulèvent, évoquant un lieu vivant. La douche de lumière met en valeur ce carré de particules. Dans un coin, une table avec une bouilloire, qui sifflera l’heure du thé, et deux chaises. De ce cadre simple émerge une chaleur familière, une atmosphère d’appartement tamisé.
Ce lieu dépouillé centralise l’attention sur le travail primordial de la parole. Pour avancer dans l’action, pas de décors changeants ou d’entrées en jeu de nouveaux personnages ou objets, seulement un récit incarné. Le temps est celui du déroulement des mots plus que de la vie des personnages : celle-ci est parfois résumée, fait parfois l’objet d’ellipses, ou encore s’étire le temps de la narration d’un moment douloureux. Souvent, la narration est au présent (« Nous sommes aujourd’hui… »), au plus près de l’action. Malgré la durée courte du spectacle, leur vie peut se résumer. Elle le fait dans son immédiateté constamment répétée. Voilà l’une des forces de ce spectacle pour moi : quel que soit l’instant de narration de l’intrigue, même lorsque ce sont des souvenirs cruciaux qui sont évoqués, nous sommes toujours ramené·es à un présent d’énonciation coïncidant avec celui de réception. Personne n’a une vision de la vie entière, et ces personnages ne peuvent pas diriger leurs décisions en fonction de la fin. L’adresse frontale maintient les spectateur·ices dans un instant précieux, celui du questionnement sincère. Finalement, nous ne sommes toujours que cet instant, nous sommes aujourd’hui avec les connaissances de ce qui s’est déjà passé, mais aveugles sur l’avenir.
Néanmoins, les spectateur·ices, quant à elleux, pourront, à la sortie du spectacle, contempler la vie accomplie du couple et se positionner depuis ce point de vue panoramique. Dans ce présent, les amoureux matraquent le leitmotiv « on a le temps » – qui les rassemble dans une vision commune de la vie. La question sous-jacente « a-t-on vraiment le temps ? » ne s’adresse-t-elle pas aussi au public ? De fait, si ce poème est proféré simplement et sans beaucoup d’artifices ou d’effets surprenants, sa durée réduite en fait une force. En outre, elle répond à ce désir de maîtrise et d’usage raisonné du temps de chacun·e. Si les personnages posent ces questions et y apportent leur réponse au prix d’accidents forts – il faut changer, mais cela prend du temps –, le dispositif scénique nous les envoie au visage. Il ne nous reste plus qu’à nous les approprier. La démarche introspective vers laquelle nous mène Tiago Rodrigues amène chacun·e à être actif·ve de son expérience et à sortir de cette salle avec l’envie de faire bouger les choses branlantes de sa vie. Quoi de mieux qu’un face à face de 45 minutes dans un décor simple mais chaleureux pour parler à l’intime ?
Aviez-vous vraiment le temps (de lire ce texte) ? Chœur des Amants questionne les thématiques universelles du temps qui passe, de ce qu’on en fait, de ce qu’il nous amène à modifier. In fine, le spectacle nous montre que, même si on a le temps, on doit le prendre pour changer.