Booom !

Booom !

Une création collective avec Luxxx, Isabelle Vesseron, Carolina Varela, Adrien Rupp, Michael Scheuplein / Théâtre de Vidy / du 28 mars au 06 avril / critiques par Julie Fievez et Sylvain Grangier .


Une cinquantaine de variétés d’orchidées sauvages en Suisse : et le reste ?

31 mars 2023

© Nora Rupp

Le 30 mars 2021, la ZAD de la colline du Mormont, près d’Éclépens et de La Sarraz, est évacuée. BOOOM !, c’est le bruit que fait l’anéantissement de mois de lutte par les forces armées ; c’est le bruit de la dislocation des habitats, des liens et des rêves qui y grandissaient ; c’est surtout le bruit de colères, prêtes à exploser. Ces expériences sont transformées en un récit lumineux. BOOOM ! devient le bruit de l’impact que provoque cette création sur son public. Et, peut-être aussi, finalement, le bruit de touxtes cell.eux qui, ensemble, s’unissent pour un monde meilleur.

Les orchidées, symbole de la première ZAD suisse née le 17 octobre 2020, jonchent le sol. C’était alors pour les sauver des projets d’extension du cimentier Holcim que ce sont regroupé.e.x.s d’innombrable.x.s militant.e.x.s. Celles de plastique, présentes sur la scène du Théâtre de Vidy, ont un tout autre objectif. Il s’agit de raconter la lutte, non seulement comme instant donné mais surtout comme mode de vie. Pour cela, chacun.e.x utilise ce qui lui paraît le moyen le plus juste pour se dévoiler. Pendant que l’un projette ses dessins, réalisés principalement à l’encre de chine, l’autre cuisine des cookies. De même le chant est beaucoup utilisé pour pallier les manquements de la parole – une des performeuse, par exemple, ne parlant pas français. Une des questions que portent les comédien.ne.x.s est, en effet, notre rapport au langage. D’une part, celui-ci semble être un outil de révolte. L’un raconte avoir rejoint la colline après avoir entendu le slam envoyé par l’un de ses amis. L’autre, avoir taggé sur le goudron du chemin qui menait à la ZAD les histoires de cell.eux qui y grimpaient. Son texte commençait par « Et si habiter signifiait plus que vivre entre quatre murs ». Comme le reste, il a disparu. Le langage sert là encore à transmettre. Une place est également donnée aux témoignages, enregistrés, d’une personne sexisée membre de la Grève féministe et d’une personne racisée. Leur diffusion permet de rendre compte des liens entre les différentes luttes et de l’importance d’utiliser l’espace du théâtre pour leur donner une voix.

Et pourtant, d’autre part, tout n’a pas besoin – ou ne doit pas – être dit. Ainsi, l’arrivée dans la ZAD suppose de choisir un blaze et de masquer certaines informations. L’une des performeuse.x raconte qu’à la question « Tu fais quoi dans la vie ? », on lui répondait « Ben, je vis. ». L’ordre des choses était bouleversé, ce qui a de l’importance en ville ne signifiant plus rien dans la nature. Le langage aussi s’avère insuffisant, et c’est parfois dans les blancs ou les à-côtés que se révèlent les éléments les plus importants. Dans le public, on peut apercevoir les sourires rendant compte de l’adelphité régnante. Dans les quelques trous de mémoire des performeur.euse.x.s se dévoile toute l’authenticité de ce qui est conté. Enfin, dans le cahier de Michael Scheuplein, les pages blanches révèlent l’émotion des rencontres qui ponctuent son parcours de militant : un mariage tout en couleurs à Briançon ou un repas partagé pour Shabbat. C’est donc sûrement dans ce qui n’est pas dit que se situe l’essentiel du message transmis. D’ailleurs, le décor est par lui-même signifiant : au plafond, le grand mobile composé de troncs d’arbres semble représenter l’ouverture sur la nature. Celle-ci n’a pas non plus besoin de mots pour s’exprimer. Et peut-être, semble-t-on deviner en filigrane, que si les hommes cessaient de lui imposer leur langage, elle irait mieux.

Car le langage est aussi perçu comme oppressif. Dans la ZAD, il était omniprésent pour tenter de démêler des questions compliquées. Or c’est souvent cell.eux qui l’utilisaient le mieux qui étaient écouté.e.x.s. De même, en fin de parcours, Carolina Varela pose les questions : « Pourquoi devrais-je vous parler ? Êtes-vous sûrs de vouloir écouter ? Êtes-vous sûrs de vouloir entendre ? ». Elle interroge les possibilités de dire une lutte en utilisant des mots au passif oppressif tout en questionnant notre position en tant que spectateur.rice.x.s.

En effet, le spectacle nous donne le sentiment d’être partie prenante de la lutte. Tout est d’ailleurs mis en place pour qu’on se sente accueilli : du thé, des coussins placés directement sur la scène. Une réelle proximité est créée. Du maquillage est même proposé : les plus téméraires s’en barbouillent et signifient par là même leur engagement. La devise est « Si tu viens en ami.e.x la maison est tienne ». Alors que des combats similaires à celui de la ZAD du Mormont traversent au même moment les pays frontaliers, le sentiment de n’être pas seul est plus que nécessaire. C’est exactement cette sensation qui règne tandis que, invité à sortir hors des murs du bâtiment, le public est réuni face au lac, sur la plage de Vidy : la possibilité, malgré les doutes et les remises en question, de faire collectivité autrement.

31 mars 2023


Multipli-cité.e.x.s

31 mars 2023

© Michael Scheuplein

Formé dans la foulée de l’évacuation de la ZAD de la colline du Mormont en mars 2021,dont l’expérience est à l’origine du travail présenté ici, un collectif composé d’amie.x.s artistes et /ou militant.e.x.s cherche à savoir comment se rassembler, comment exprimer sa colère, ses doutes et ses joies à travers une « odyssée dans des territoires en lutte ». Avec une diversité à tous les niveaux, cette performance est un moment collectif intime, sincère et fort qui ne laisse personne indifférent.e.x.

Tout commence par l’accueil dans la salle René Gonzalez, transformée pour l’occasion en un lieu de vie et de lutte : différents espaces débordent du plateau, comme par exemple une cuisine aménagée dans le gradin, avec un four. De longues branches de bois flotté sont accrochées les unes aux autres au plafond, des costumes self-made colorés pendent à l’arrière du plateau, à côté d’un écran sur lequel est projeté un carnet de dessins, dont on peut voir l’original sur un tapis. Sur l’avant du plateau, un dj-set complet, un micro, des masques multicolores. Ce sont les artistes qui nous accueillent, nous invitant à nous asseoir sur les chaises ou les coussins au sol, disposés en tri-frontal. On nous propose du thé ou du sirop, on s’assure qu’on comprend l’anglais. Très vite on sait qu’il n’y aura pas de quatrième mur. Et de toute façon, iels auraient brisé les trois autres aussi s’iels l’avaient pu, cherchant d’autres manières de vivre ensemble, à la manière d’une ZAD.

Car c’est avec l’évacuation de la ZAD de la colline du Mormont que tout a commencé. Une évacuation qui a profondément bouleversé les artistes, qui se lancent dans une « odyssée dans des territoire en lutte », au Portugal et en France notamment. Iels nous racontent ces histoires, vécues – on n’en doute pas une seconde – avec une touchante sincérité. Les luttes auxquelles ces histoires sont rattachées sont multiples : contre le capitalisme, contre la destruction de la planète, contre le patriarcat, contre le racisme, le sexisme, en bref contre toute forme de système oppressif. Cette diversité se retrouve à tous les niveaux du spectacle.

Diversité des artistes d’abord. Venant d’horizons différents, de langues différentes, d’identités différentes, de disciplines artistiques différentes. En conséquence, les formes d’expressions artistiques sont très diverses. Par exemple, Michael Scheuplein dessine, et c’est son carnet qui est projeté, comme support aux souvenirs évoquées, mais aussi à différent mots du lexique militant. Luxxx, qui vient de ce milieu militant, nous cuisine des cookies vegan et sans gluten. Carolina Varela chante. La musique est omniprésente, là aussi dans des formes très diverses. Cela va du chant traditionnel portugais au yodle en passant par le slam sur de l’électro-house performé par Adrien Rupp. Ainsi, les tableaux s’enchaînent, jonglant d’une forme à l’autre.

Diversité aussi dans les émotions suscitées. On est d’abord touché.e.x. par les témoignages, que ce soient ceux des artistes ou ceux des militant.e.x.s qu’iels ont enregistrés, enregistrements diffusés sur des boom box disposées à différents endroits dans la salle. On rit aussi, l’humour et la joie ne sont pas absents de la lutte. Isabelle Vesseron et Adrien Rupp apportent dans leurs témoignages cette légèreté qui fait respirer. Enfin, on est gêné.e.x ou bouleversé.e.x par la puissance des mots de Carolina Varela, lorsqu’à fleur de peau elle nous dit qu’elle ne chantera plus : « Je ne donnerai pas aux autres le plaisir de marquer le rythme avec leurs mains alors que ces mains sont coupables de tant de violence sur mon corps ». Un réquisitoire antiraciste, antisexiste, anticlassiste et surtout anticolonialiste qui vient heurter aux tripes. La traduction du texte, performé en anglais, nous est proposé en format papier au moment de sortir.

Parfois, on a l’impression que la préparation de la performance n’est pas pleinement aboutie, comme lorsqu’un « c’est quoi maintenant ? » est lâché, ou lorsqu’on nous invite à nous resservir à boire, dans une pause manifestement nécessaire bien que non prévue. À d’autres moments, on voit les artistes se référer au texte du spectacle. Mais l’essentiel n’est pas là. Du reste, lire ces textes au lieu de les jouer en souligne d’autant plus l’authenticité.

Cette performance n’est pas une récupération politique de l’art, ni une récupération artistique du politique. Parce que ce n’est pas du tout une récupération. C’est une manifestation artistique collective, toujours en lutte. Il ne s’agit pas non plus d’une petite bulle de catharsis, car l’effet déborde les limites du spectacle. En ce sens, la feuille de salle nous recommande des liens et adresses pour s’informer autrement, pour manger autrement, se divertir autrement, rencontrer des gens autrement ou encore dépenser son argent autrement. Dans un dernier élan, les artistes nous invitent à les suivre pour quitter la salle et se retrouver au bord du lac, simplement pour écouter le bruit de l’eau. Comme un ultime apaisement. Mais il faut se méfier de l’eau qui dort…

31 mars 2023


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