Par Alicia Carron
Une critique sur le spectacle :
Le Malade imaginaire / de Molière / Mise en scène par Cyril Kaiser (compagnie Le Saule Rieur) / Théâtre des marionnettes de Genève / Spectacle programmé en novembre 2020 annulé après une représentation en raison des conditions sanitaires / Captation vidéo réalisée au Théâtre du Crève-Coeur en 2019 mise à disposition des participants de l’Atelier critique / Plus d’infos
La compagnie du Saule rieur propose une version inédite du Malade imaginaire. Au fil de la représentation, le public oscille entre rire, angoisse et empathie. La mise en scène ajoutant des marionnettes aux mains des comédiens, décuple le potentiel expressif et comique de la pièce de Molière.
Quoi de mieux pour mettre en scène un fameux hypocondriaque, tiraillé entre son statut de père et son obsédante maladie, que des marionnettes, images de la duplicité ? La compagnie « Le Saule rieur » a relevé ce défi en proposant une version du Malade imaginaire interprétée à la fois par des comédiens et par des marionnettes auxquelles ils prêtent leurs voix. Après avoir prêté ses talents à Tchekhov et à Ionesco, la troupe guidée par Cyril Kaiser ne peut plus se séparer de ce mode d’expression alternatif ! Celui-ci agit dans Le Malade imaginaire comme embrayeur, à la fois du rire et de la réflexion.
La distribution révèle déjà un des enjeux de la pièce puisque les personnages marionnettisés ne sont pas déterminés de manière anodine. Ce sont les personnages manipulateurs qui se voient ici manipulés par les comédiens, sur scène. Il n’y a donc aucun doute pour le spectateur quant à la vraie nature et aux valeurs morales des personnages.
Entre hypocrisie, schizophrénie et déguisement, la marionnette matérialise ce que la pièce thématise. Le dédoublement (voire détriplement) de soi est littéralement expérimenté par les comédiens qui, à quatre, incarnent les douze personnages de la pièce. Ils excellent à revêtir les divers rôles, à tel point que le spectateur s’étonne de n’applaudir que quatre personnes au moment du salut final.
Paradoxalement, la marionnette, figure figée par des traits arrêtés, revêt une expressivité qui égale, voire surpasse, celle des comédiens. Le procédé d’animation d’une matière inanimée par le comédien semble décupler ses talents. Le changement de voix, la mise en mouvement de la marionnette et l’alternance presque simultanée entre deux rôles requièrent une habileté maîtrisée ici prodigieusement par les comédiens.
Pour distinguer les personnages qu’ils interprètent, les comédiens modifient leur voix lorsqu’ils passent de l’un à l’autre : les marionnettes parlent ainsi d’une voix passablement grotesque, qui accentue le ridicule des personnages qu’elles incarnent. Il est au début un peu déroutant, voire agaçant, d’entendre ces marionnettes s’exprimer avec tant d’exagération et si peu de naturel, même si au fur et à mesure du spectacle, le public s’y habitue et s’en accommode.
Ce qui est certain, c’est que la mise en scène de Cyril Kaiser stimule le spectateur par son dynamisme. Les personnages apparaissent tantôt directement sur le devant de la scène, tantôt aux fenêtres découpées dans le rideau de fond, surgissent d’un côté, disparaissent de l’autre et gravitent autour du lit d’Argan. Les dialogues s’enchaînent à une telle allure qu’on en oublie le langage désuet, potentiellement plus complexe à suivre pour certains spectateurs modernes. L’aura de la commedia dell’arte flotte sur la pièce. Elle imprègne les scènes d’humour, de vitalité et d’expressivité. Ce que le spectateur peut apparenter à du « surjeu » s’illustre dans une tendance à l’accentuation et à la dramatisation des émotions et réactions. On y voit régulièrement des personnages se jeter à terre de désespoir ou sauter en l’air de bonheur.
Cette interprétation du texte de Molière dédouble sa portée, entre comique et tragique. Il surgit en effet chez le spectateur, de manière inattendue, une certaine empathie et une pitié pour Argan. C’est que le jeu, la fausseté, le masque ou l’hypocrisie sont des comportements amplement montrés par cette mise en scène. La représentation s’emploie à faire tomber le rideau du mensonge. Le spectateur ne peut que s’identifier à Argan, qui est finalement le plus honnête parce que le plus naïf des personnages. Théâtre dans le théâtre, l’usage des marionnettes sert une revendication de la pièce : il faut faire tomber les masques et dénoncer la supercherie qu’est le monde.