Par Maxime Hoffmann
Une critique sur le spectacle :
Un Instant / D’après Marcel Proust / Mise en scène de Jean Bellorini / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 8 au 27 janvier 2019 / Plus d’infos
Au milieu d’une grande quantité de sièges, un homme et une femme conversent amicalement en évoquant leurs souvenirs. Ils cherchent les temps passés. Cette pièce s’inspire des écrits de Marcel Proust et donne à entendre des extraits émouvants, dont la puissance réveille chez les personnages, comme chez le public, les souvenirs de fragrances oubliées.
Pour certains, Marcel Proust est une figure connue de loin ; pour d’autres, une présence longuement côtoyée durant des journées de lecture. Sa vie fut une recherche, celle des temps perdus, qu’il inscrivit dans l’écriture. Jean Bellorini s’en inspire pour produire sa pièce Un instant qui entremêle des extraits de Marcel Proust et les souvenirs d’une dame âgée venue en France d’Indochine lorsqu’elle était enfant. Assise dans sa chaise côté jardin, adossée à un radiateur rouillé, elle pense, intérieurement repliée sur elle-même. Autour d’elle se trouvent quantité de chaises anciennes, faites de paille et de bois, toutes rangées par paires, l’une sur l’autre, dans un vaste espace évoquant un bistrot depuis longtemps fermé et maintenant poussiéreux. Côté cour, dans un cube suspendu à plusieurs mètres du sol, un jeune homme se tient debout. Son apparence trahit une volonté de se distinguer : il porte des habits dépareillés, un veston bleu d’une teinte argentée, rayé de blanc, dont le col laisse apparaître une cravate rouge, un pantalon beige légèrement retroussé et une paire de bottines à boutons. Son allure presque désuète ressemble à celle d’un artiste du début du XXe siècle.
Le jeune homme prend le premier la parole. La dame âgée entreprend immédiatement après de raconter son histoire personnelle. Au cours du dialogue, le jeune homme semble sensiblement en décalage ; intéressé, il interroge la dame, au point d’évoquer des détails personnels qu’elle-même a depuis longtemps oubliés. Un peu comme le serait un narrateur démiurge dans un roman, il la pousse à rechercher ce qu’elle a perdu. Petit à petit, elle se dévoile et manifeste une certaine joie de vivre. L’émotion grandit, la langue s’affine pour atteindre une finesse particulière, les dialogues écrits pour la pièce cèdent leur place à des passages de l’œuvre monumentale de Proust. Jean Bellorini construit une architecture singulière en faisant se répondre des extraits épars de la Recherche tels que l’épisode du « baiser » ou « des gouttes de cognac » situés dans Du Côté de chez Swann. Il souligne, de façon plus manifeste que ne le fait le texte de Proust, le paradoxe, qui consiste à transcrire la terreur d’un enfant avec des paroles teintées de pensées adultes.
L’émotion est d’autant plus grande qu’elle est soutenue par de la musique. Bien que des enceintes laissent aussi entendre des enregistrements, un guitariste, Jérémie Péret, accompagne la pièce en direct avec sa Telecaster et sa guitare classique comme le pianiste de ballet qui s’accorde avec les pieds des danseuses pour agir en synergie. Les harmonies suivent les paroles des comédiens, l’intention donnée aux sons accentue le mouvement des phrases, le tragique des dialogues s’affirme grâce aux accords de Beethoven, références discrètes, cachées sous une mélodie légèrement modifiée.
Si le jeune homme évoque une image de Marcel Proust que la dame créerait pour l’accompagner dans ses derniers instants – comme le suggèrent l’allure artiste de ce personnage masculin, son léger décalage et ses connaissances démiurgiques – alors la scène pourrait se donner comme l’espace de la mémoire où la dame âgée se reclut. Les chaises maintenant abandonnées symboliseraient les places laissées par les personnes aimées, les traces de ceux qui ont compté. Le jeune homme incite la femme à rechercher les temps perdus tandis qu’à un autre niveau la pièce réveille pour le public les souvenirs des journées de lectures. Le cube suspendu serait-il dès lors la « petite pièce sentant l’iris » où Marcel Proust « montai[t] sangloter » ? La pièce tout entière montre l’ampleur qu’un auteur peut prendre dans une vie humaine. Tapi dans un coin de son imaginaire, Proust aide cette femme à revivre les fragrances oubliées et à « mourir meilleure et aimée ».