Un Instant

Un Instant

D’après Marcel Proust / Mise en scène de Jean Bellorini / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 8 au 27 janvier 2019 / Critiques par Maxime Hoffmann et Amina Gudzevic.


Auprès d’un mort

24 janvier 2019 

© Pascal Victor

Au milieu d’une grande quantité de sièges, un homme et une femme conversent amicalement en évoquant leurs souvenirs. Ils cherchent les temps passés. Cette pièce s’inspire des écrits de Marcel Proust et donne à entendre des extraits émouvants, dont la puissance réveille chez les personnages, comme chez le public, les souvenirs de fragrances oubliées.

Pour certains, Marcel Proust est une figure connue de loin ; pour d’autres, une présence longuement côtoyée durant des journées de lecture. Sa vie fut une recherche, celle des temps perdus, qu’il inscrivit dans l’écriture. Jean Bellorini s’en inspire pour produire sa pièce Un instant qui entremêle des extraits de Marcel Proust et les souvenirs d’une dame âgée venue en France d’Indochine lorsqu’elle était enfant. Assise dans sa chaise côté jardin, adossée à un radiateur rouillé, elle pense, intérieurement repliée sur elle-même. Autour d’elle se trouvent quantité de chaises anciennes, faites de paille et de bois, toutes rangées par paires, l’une sur l’autre, dans un vaste espace évoquant un bistrot depuis longtemps fermé et maintenant poussiéreux. Côté cour, dans un cube suspendu à plusieurs mètres du sol, un jeune homme se tient debout. Son apparence trahit une volonté de se distinguer : il porte des habits dépareillés, un veston bleu d’une teinte argentée, rayé de blanc, dont le col laisse apparaître une cravate rouge, un pantalon beige légèrement retroussé et une paire de bottines à boutons. Son allure presque désuète ressemble à celle d’un artiste du début du XXe siècle.

Le jeune homme prend le premier la parole. La dame âgée entreprend immédiatement après de raconter son histoire personnelle. Au cours du dialogue, le jeune homme semble sensiblement en décalage ; intéressé, il interroge la dame, au point d’évoquer des détails personnels qu’elle-même a depuis longtemps oubliés. Un peu comme le serait un narrateur démiurge dans un roman, il la pousse à rechercher ce qu’elle a perdu. Petit à petit, elle se dévoile et manifeste une certaine joie de vivre. L’émotion grandit, la langue s’affine pour atteindre une finesse particulière, les dialogues écrits pour la pièce cèdent leur place à des passages de l’œuvre monumentale de Proust. Jean Bellorini construit une architecture singulière en faisant se répondre des extraits épars de la Recherche tels que l’épisode du « baiser » ou « des gouttes de cognac » situés dans Du Côté de chez Swann. Il souligne, de façon plus manifeste que ne le fait le texte de Proust, le paradoxe, qui consiste à transcrire la terreur d’un enfant avec des paroles teintées de pensées adultes.

L’émotion est d’autant plus grande qu’elle est soutenue par de la musique. Bien que des enceintes laissent aussi entendre des enregistrements, un guitariste, Jérémie Péret, accompagne la pièce en direct avec sa Telecaster et sa guitare classique comme le pianiste de ballet qui s’accorde avec les pieds des danseuses pour agir en synergie. Les harmonies suivent les paroles des comédiens, l’intention donnée aux sons accentue le mouvement des phrases, le tragique des dialogues s’affirme grâce aux accords de Beethoven, références discrètes, cachées sous une mélodie légèrement modifiée.

Si le jeune homme évoque une image de Marcel Proust que la dame créerait pour l’accompagner dans ses derniers instants – comme le suggèrent l’allure artiste de ce personnage masculin, son léger décalage et ses connaissances démiurgiques – alors la scène pourrait se donner comme l’espace de la mémoire où la dame âgée se reclut. Les chaises maintenant abandonnées symboliseraient les places laissées par les personnes aimées, les traces de ceux qui ont compté. Le jeune homme incite la femme à rechercher les temps perdus tandis qu’à un autre niveau la pièce réveille pour le public les souvenirs des journées de lectures. Le cube suspendu serait-il dès lors la « petite pièce sentant l’iris » où Marcel Proust « montai[t] sangloter » ? La pièce tout entière montre l’ampleur qu’un auteur peut prendre dans une vie humaine. Tapi dans un coin de son imaginaire, Proust aide cette femme à revivre les fragrances oubliées et à « mourir meilleure et aimée ».

24 janvier 2019 


Œillet & Myosotis

24 janvier 2019 

© Pascal Victor

Le souvenir vient sans être convoqué. Il suffit d’un geste, d’une odeur, d’une saveur pour qu’il fasse ressurgir un fragment de vie qui, semble-t-il, avait disparu. Un Instant s’apparente à un mirage bercé par les mots de Proust dans lequel les voix de Camille de La Guillonnière et d’Hélène Patarot s’enlacent jusqu’à se confondre. Sur la scène, deux personnages dialoguent en mêlant le récit de leurs souvenirs à des extraits de Proust

Jean Bellorini, directeur du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis, érige, dans Un Instant, une ode à la mémoire. Il y a ceux qui se souviennent et ceux dont on se souvient. Au centre se trouve l’œuvre de Proust : Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe et Le Temps retrouvé qui composent cinq des sept tomes d’À la recherche du temps perdu. Avec l’œuvre de Proust, le metteur en scène tisse des liens entre les deux protagonistes. Jean Bellorini mélange les mots de Proust à ceux des personnages, ces mots trouvent un ancrage dans leur mémoire personnelle. Cette adaptation navigue entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, c’est-à-dire entre les souvenirs des comédiens dans lesquels s’insère le récit de Proust et qui peuvent faire écho à notre propre expérience du souvenir, et il est étonnant de constater que plus d’un siècle après sa publication, la réflexion de Proust sur la littérature, la mémoire et le temps ne perd pas en intensité. Dans une scénographie presque figée, les comédiens se remémorent un passé qui surgit dans certains lieux ou sous certaines impulsions. C’est dans la petite chambre suspendue, isolée, que Camille est pris par le sentiment de deuil. En faisant le tour du plateau, en scène et hors-scène, il se rappelle des promenades dans le jardin. Tandis qu’Hélène, la comédienne, évoque des souvenirs d’enfance avec ses propres mots, qui se confondent avec ceux de son personnage, Camille récite et donne vie à des passages de La Recherche du temps perdu tels que des souvenirs d’enfance au sein du cadre familial ou la perte d’un être cher. Hélène, qui quitta l’Indochine alors qu’elle n’était qu’une enfant, oublia tout de ses origines à son arrivée dans le Berry. Elle se remémore son passé en nous racontant une anecdote d’enfance : la cuisine vietnamienne que sa mère et sa grand-mère lui avaient préparée, après dix ans d’absence. La narration de ce souvenir est un moment clé du spectacle car il met en lumière le travail du metteur en scène sur le texte de Proust. En transposant la logique de la mémoire proustienne, ce souvenir s’établit en effet sur deux niveaux. Il fait à la fois écho à la madeleine, symbole de ce passé qui ressurgit de manière involontaire, et dans son extension, il évoque un souvenir plus ancien encore. Ce sont les uns sur les autres, les uns dans les autres ou encore les uns avec les autres que les souvenirs d’Hélène et de Camille et l’œuvre de Proust sont amenés à co-exister.

“(Q)uand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sous leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.”

Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu (1913)

La réminiscence du passé lie Hélène et Camille au point de les affranchir du temps et de l’espace, selon les intermittences de la mémoire. Leur histoire n’est pas linéaire, elle nous est offerte par morceaux qui, petit à petit, dessinent les contours de l’ensemble auquel ils appartiennent, c’est-à-dire la substance d’une réalité enfouie dans l’inconscient. Ils se racontent leur enfance, leurs grand-mères, les promenades dans le jardin. S’ensuit un dialogue dont la forme bascule peu à peu vers de longs monologues: la parole ne s’alterne plus systématiquement, ce qui amplifie la puissance de leurs mots. Le souvenir n’est plus un fragment, il devient entier. La scène, elle-même, semble prendre vie sous le poids de ceux qui l’ont traversée. Les chaises empilées de part et d’autre offrent au spectateur un nombre infini d’interprétations : nous sommes dans un lieu abandonné ; ou, peut-être, représentent-elles la somme des souvenirs qui s’empilent dans notre mémoire. Une chambre suspendue élève les mots de Proust et leur donne une résonance toute particulière l’impression de pénétrer une intimité lointaine. À certains moments, les objets sont en mouvement mais la puissance des mots et de leurs silences reste intacte. On finit par ne plus distinguer le souvenir individuel du récit de Proust. A la fois un hommage et du théâtre, le metteur en scène nous propose une nouvelle lecture de l’œuvre comme seul le théâtre est capable de le faire. En donnant corps au texte de Proust, il est permis à chacun de se familiariser avec son œuvre et d’entrer dans l’univers de l’auteur sans connaissances préalables. Le tout, bercé par les notes épurées du musicien qui, dès la première minute du spectacle, donne de la vibration aux mots par des morceaux de Vivaldi, Chopin et bien d’autres. Ainsi, l’on retrouve dans le spectacle de Bellorini la maladie de la grand-mère issue du premier chapitre du Côté de Guermantes ou encore les mystères d’Albertine apparaissant dans le deuxième chapitre de Sodome et GomorrheUn regard nouveau est proposé sur cette œuvre majeure de Proust qui attise la curiosité de certains spectateurs et offre à d’autres un angle de vue original sur cette prose si célèbre.

24 janvier 2019 


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