Nos paysages mineurs & En finir avec leur histoire 

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Nos paysages mineurs & En finir avec leur histoire 

Conception et mise en scène par Marc Lainé / La Comédie (Genève) / Du 9 au 11 mai 2025 / Critique par Orane Gigon .


10 mai 2025

Plongée mélancolique dans l’impossible fin d’une histoire

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© Simon Gosselin

Dans la lignée de sa trilogie fantastique qui explorait déjà les frontières du théâtre et du cinéma, Marc Lainé offre au public une histoire d’amour avec ses joies et ses échecs, reflétant l’évolution des rapports entre les classes populaires et bourgeoises ainsi que des rapports entre hommes et femmes. Ce diptyque poignant et mélancolique amène alors à réfléchir sur les luttes sociales, leurs acquis et ce qu’il reste encore à faire.

Ces deux pièces écrites et mises en scène par Marc Lainé racontent les moments clefs de la relation de deux personnages au premier abord diamétralement opposés. Liliane (Adeline Guillot) est une fille d’ouvriers, issue d’un milieu rural et engagée philosophiquement dans les luttes sociales et féministes. Paul (Vladislav Galard) est un auteur parisien bourgeois et égocentrique qui tente de dépasser ses origines pour changer, à son échelle, les rapports sociaux, mais qui est souvent rattrapé par son éducation. Cette relation s’étale sur deux spectacles d’une heure chacun. Le premier, Nos Paysages mineurs, relate leur relation par une suite de scènes marquantes dans un train, de leur rencontre en 1969 à leur rupture en 1974. Le second, En finir avec leur histoire, se déroule 15 ans plus tard, en 1992, dans les rues de Paris, et déroule, le temps d’une soirée, une discussion au sujet de leur fils Martin, de leurs chemins respectifs ainsi que de leur incapacité à véritablement passer à une autre histoire que la leur. Comme la représentation traverse les époques – elle se déroule sur 23 ans –, elle retrace autant leur histoire d’amour que les évolutions sociétales de ces années, l’une et les autres étant étroitement liées notamment à cause des origines et des engagements politiques de chaque protagoniste, qui façonnent et finissent par miner leur relation.

Pour raconter cette histoire d’amour et d’évolution de mœurs sociétales, Marc Lainé a choisi de travailler avec une scénographie particulière mêlant théâtre et prises de vues retransmises en direct, jouant ainsi avec les limites de chaque art en les hybridant. Dans la première partie, le couple est dans la cabine d’un wagon, de profil au public et un peu caché par la structure. Les caméras placées dans la cabine retransmettent, en gros plan, les visages des deux comédien·ne·s donnant un accès direct à leurs émotions. Dans la seconde partie, les images servent de décor en arrière-plan des acteur·ice·s qui avancent sur un tapis roulant, ce qui contraste fortement avec l’immobilité de la cabine. Les caméras filmant en temps réel servent ici à jouer avec l’espace scénique, permettant aux comédien·ne·s de jouer dos au public dans une mise en scène innovante. Dans un entretien après le spectacle, la troupe a mis en avant le rôle actif du public par rapport au dispositif. Les spectateur·ice·s sont invité·e·s à « faire eux-mêmes le montage » du spectacle en regardant tantôt l’écran, tantôt le jeu théâtral. Le metteur en scène recherche d’ailleurs à ce que le jeu théâtral « déborde de l’écran » pour attirer l’œil du public mais aussi pour que sa création reste du théâtre filmé et non une projection. De plus, les acteuri·ce·s ne savent pas toujours quand iels sont projeté·e·s, ce qui accentue leur jeu théâtral qui ne cherche pas la caméra mais bien l’attention du public. 

Cependant, dans Nos Paysages mineurs, l’écran est si imposant qu’il attire inexorablement le regard et éclipse malheureusement le jeu scénique trop caché par la structure de la cabine. S’il permet de renforcer le lien émotionnel avec les personnages, il tend donc aussi à fragiliser l’immersion théâtrale lorsqu’on réalise s’être détourné du plateau depuis plusieurs minutes. Dans la seconde partie, l’écran est utilisé plus judicieusement et vient véritablement compléter le jeu des comédien·ne·s : il sert tantôt de décor, tantôt de prolongement scénique, en permettant aux interprètes de jouer dos à dos tout en rendant leurs visages simultanément visibles au public. Toutefois, dans les deux pièces, les plans larges font doublon avec ce qui se passe sur scène, ce qui parasite inutilement le regard. 

À plusieurs moments, le dispositif filmique est utilisé par les acteur·ice·s afin de faire passer un message soit humoristique et actuel, lorsqu’iels regardent le public « dans les yeux » – créant une distance réflexive presque méta –, soit émotionnellement fort, lors de monologues intérieurs, par exemple. Lors de ces monologues, Liliane et Paul semblent prendre de la hauteur sur leur propre histoire. On a alors l’impression qu’un je-narrant plus âgé et avisé prend la parole le temps d’un instant pour apporter une vision très lucide mais mélancolique du moment, comme si toute la pièce n’était qu’un souvenir. Mêlés à des descriptions de paysages imprégnées de leurs émotions, ces monologues donnent une teinte très poétique à la pièce, qui crée l’envie de se replonger dans ses propres souvenirs avec une joyeuse tristesse. On sent alors que, bien que le texte soit très travaillé, il laisse une place majeure à l’interprétation et aux émotions des comédien·ne·s qui l’investissent et le rendent encore plus vivant. Selon Marc Lainé, les mots qu’il a écrits sont alors « chargés et activés par l’art et le bourdonnement créatif des acteur·ice·s ».

Finalement, il est possible de voir le spectacle sous plusieurs angles, car le metteur en scène a voulu retranscrire « au plus proche et au plus complexe », avec toutes ses contradictions, les luttes de gauche ainsi que les différends, parfois fatals, qu’elles peuvent créer dans un couple aux origines sociales opposées. Ainsi, selon la propre vision des spectateur·ice·s, cette histoire peut être tour à tour la représentation de la chute d’une relation marquée par le déterminisme social ou de la réussite des avancées majeures portées par la gauche qui permet aux personnages comme à la société d’évoluer avec les changements du siècle.

10 mai 2025


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