Le Sommet
Conception et mise en scène par Christoph Marthaler / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 16 au 25 mai 2025 / Critiques par Inès Dalle et Hadrien Halter .
16 mai 2025
Par Inès Dalle
Au sommet de l’incommunicabilité

Dans sa dernière création, le metteur en scène suisse Christoph Marthaler explore une nouvelle fois l’incommunicabilité entre les êtres. Un groupe de six individus issus de milieux linguistiques distincts se retrouve isolé au sommet d’une montagne. Leur présence partagée dans ce lieu reculé et leurs interactions donnent à croire qu’un échange pourrait s’instaurer. Rien, toutefois, ne permet d’affirmer avec certitude qu’ils se comprennent.
Un groupe de six individus pénètre dans ce qui semble être une cabane ou un abri au sommet d’une montagne, perché à une altitude indéterminée. La nature exacte de cet espace – par ailleurs intelligemment agencé avec un travail de profondeur et de perspective remarquable, enrichi de dispositifs mécaniques évoquant les véritables refuges alpins – importe finalement peu. Ce qui prime, c’est l’atmosphère d’isolement qu’il instaure. Ce lieu, partagé par les six personnages, accentue paradoxalement leur éloignement en soulignant l’absence de véritable communication entre eux, malgré cette cohabitation imposée.
Les comédiens investissent d’abord l’espace scénique avec une froideur accompagnée d’une gestuelle mécanique et chorégraphiée, oscillant entre absurdité et burlesque. Un silence favorisé par la structure close de la cabane s’installe. La première tentative explicite de communication a lieu lors d’une séquence comique, presque rituelle, durant laquelle les comédiens, munis de classeurs renfermant des mots simples et uniques, se contentent de les énoncer tour à tour. La diction mécanique finit par révéler une forme de musicalité, transformant peu à peu le langage en rythme sonore. Dès lors s’engage un véritable jeu autour de la communication. Les personnages qui parlent l’anglais, l’italien, l’allemand et le français semblent se comprendre à travers leurs gestes et leurs regards, toutefois sans que le spectateur n’en soit convaincu. Cette première tentative est révélatrice des deux principes fondamentaux qui structureront le spectacle : l’incommunicabilité et la musique comme langage alternatif.
Bien que par la suite les mots laissent la place à de véritables phrases, l’incommunicabilité n’en est pas atténuée. Marthaler déploie ce thème à travers divers dispositifs scéniques : le traitement du décor, le choix des « dialogues », ou encore la disposition des comédiens sur la scène. À plusieurs reprises, cinq personnages se regroupent, tandis qu’un sixième s’isole pour livrer un monologue ou produire des sons musicaux. Le comédien marginalisé semble s’exprimer dans le vide : ses gestes, ses mots ou ses sons ne suscitent ni réaction, ni reconnaissance. Les autres l’ignorent ostensiblement ou poursuivent leurs activités comme si sa présence était insignifiante.
Le second levier fondamental du spectacle réside dès lors dans les instants musicaux. Le chant et la musique, qui sont deux éléments essentiels du travail de Christoph Marthaler, sont mis en exergue par un travail sonore d’une richesse remarquable, oscillant entre dialogues à peine audibles, vacarmes assourdissants et dispositifs acoustiques variés. Ils s’imposent ici comme motifs révélateurs d’union et de compréhension. Ces instants mélodieux sont précieux car ils permettent aux personnages de se rejoindre et de s’accorder temporairement. Qu’il s’agisse d’un échange cacophonique sur fond d’accordéon, d’un chant a cappella, d’une séquence dansée et chantée au micro dans un anglais volontairement inintelligible, ou encore d’un air de violon, ces cours moments semblent suspendus. La musique permet d’unifier, dans cet univers pourtant marqué par le désaccord.
Christoph Marthaler signe ainsi une œuvre profondément marquée par l’absurde, qui s’ancre dans l’opposition et la dissonance entre les êtres. L’absurdité se manifeste d’abord par cette incapacité persistante à établir un véritable échange, et par l’évolution de l’action malgré le malaise et l’incompréhension, comme si cet échec langagier n’avait pour les personnages aucune conséquence. Elle réside dans le désaccord entre le regard du spectateur, conscient de l’échec du langage, et les personnages qui demeurent impassibles. À cela s’ajoute une dissonance gestuelle : les mouvements des corps, souvent en décalage avec les sons ou les paroles émises, génèrent un trouble visuel et rythmique, accentuant le burlesque des situations. Ainsi ce spectacle multilingue réussit à produire dans un véritable jeu d’oppositions, de désaccords et d’isolement une forme de rassemblement paradoxal, de lien dans l’incommunicable.
16 mai 2025
Par Inès Dalle
16 mai 2025
Par Hadrien Halter
Parler pour ne rien dire

C’est une montagne ! C’est une viennoiserie ! C’est une rencontre ! Que dis-je, c’est une rencontre ? C’est un sommet ! Après une création au Piccolo Teatro de Milan, la première au Théâtre Vidy-Lausanne du Sommet multilingue et multinational de Christoph Marthaler s’est faite devant une salle comble. Un spectacle musical qui reprend les thématiques favorites du metteur en scène suisse-allemand : la difficulté, voire l’impossibilité, de communiquer avec autrui. Une franche réussite, une pièce drôle et grinçante, presque anthologique de l’œuvre de Marthaler.
Ils sont six. Une francophone, un anglophone, deux germanophones et deux italophones. Chacun.e parle ces langues, mais personne ne se comprend. Voilà six personnages, arrivés par ascenseur dans une cabane de montagne. Au milieu de la pièce, le sommet de ladite montagne perce le plancher. Ils sont en habits montagnards traditionnels des Alpes, mais personne ne les gardera très longtemps. Qu’est-ce que ces gens sont venus faire ici ? Un sommet ! Mais de quel type ? Ça discute, ça mange, ça échange autour de documentation officielle, le tout réglé par les allées et venues de l’étrange monte-charge qui est à peu de choses près leur seul moyen de communication avec le monde extérieur. Une fois les discussions terminées, ils discutent à nouveau. Ou bien ils chantent en attendant une nouvelle tâche ou un nouveau sujet de conversation. Mais il est clair pourtant que personne ici ne se comprend vraiment.
Comment communiquer ? Au-delà d’une « bonne » ou d’une « mauvaise » communication, comment communiquer, tout simplement ? Face au Sommet, force est de constater que l’espoir d’une communication claire et simple est impossible.
Les personnages du spectacle sont présents dans cette cabane pour préparer un sommet, mais dont nous n’aurons jamais la teneur et peu importe. Nos personnages (dont nous ne saurons jamais les noms, d’ailleurs) sont isolés du reste du monde, et ils sont là pour parler. Alors ils parlent, de tout, et surtout de rien. La préparation de ce sommet est emblématisée par cette scène où, classeurs gris en mains, chacun dos collé à un des murs de la cabane, les personnages réduisent les négociations interminables de telles rencontres en leurs éléments essentiels : « Point un. » « Oui. » « Non. » « Mais. » « Ja. » « No. » « Aber. » « Mais. » « Yes. » « Si. » « But. » « Non. » « No. » « Ja. » « Nein. » « But. », dans un ballet impressionnant orchestré comme une partition. Ils communiquent mais ne disent rien. Et ils continueraient sûrement ad nauseam sans l’interruption du monte-charge leur livrant un repas : ils dégustent en pause bien méritée et mécaniquement organisée un Gipfel, un croissant.
De là, les situations s’enchaînent sans qu’il soit possible de trouver une véritable logique derrière leurs interactions. Nos personnages s’ennuient, tentent de parler, avant de bien souvent spontanément commencer à chanter, accompagnés ou non au schwyzerörgeli. Une alarme les interrompt alors, ou bien l’arrivée du monte-charge ou d’une livraison, comme s’ils étaient tombés par hasard sur le mot de passe qui miraculeusement ferait réagir la machine du système qui les a menés là. Ils s’engagent alors dans une nouvelle activité, avant de s’ennuyer de nouveau.
Ils font ce qu’ils font parce qu’il n’y a rien à faire d’autre, dans une lenteur mesurée et paradoxalement parfois pourtant frénétique. Une lenteur qui fait rire autant qu’elle incommode, et qui souligne bien une chose : ce système qu’ils servent pourtant en participant à ce sommet ne semble pas vouloir leur rendre la pareille. Et les personnages eux-mêmes ne semblent pas beaucoup tenir à leurs camarades : lorsque l’anglophone (Graham Valentine) s’agrippe la poitrine, pris d’une crise cardiaque, le groupe entier l’ignore, se détourne, fait mine d’oublier sa présence désespérée. Il faut finalement l’intervention d’une des italophones (Liliana Benini) pour lui rendre la santé, mais au prix de sa propre santé, puisqu’elle s’effondre aussitôt sur le sol, épuisée. L’anglophone retourne alors s’asseoir, l’ignorant sciemment comme les autres, sans même un merci, et l’italophone doit se relever d’elle-même une fois ses forces recouvertes.
Par la barrière de la langue, certains personnages se retrouvent constamment isolés, à ne rien comprendre de ce qu’on leur dit, à beaucoup faire semblant, à souvent échouer, à parfois s’isoler. Dans Le Sommet, comme elle l’est dans notre monde, la langue est une barrière impossible à franchir, mais qu’il nous faut pourtant traverser quotidiennement, pour le meilleur et pour le pire. Quand quelqu’un accapare la parole, c’est toujours pour dire des absurdités, des non-sens ou pour ressasser les mêmes idées avec de très petites variations. Le monologue ne permet pas la clarté. Plus un personnage parle, plus il risque d’énoncer une incongruité qui fait perdre le fil de son discours au spectateur, ou bien de se répéter en boucle au point de faire perdre à ses paroles tout le sens qu’elles détenaient. Une véritable logorrhée qui impressionne par sa vitesse autant qu’elle fait rire par son insanité. « Je suis bête et sourde » nous dit la francophone (Charlotte Clamens) dans un haut-parleur, lorsqu’elle se retrouve incapable de comprendre ses camarades, et donc rejetée. Ils parlent dans un coin, elle déballe la réalité terrible de ce qu’elle ressent dans un autre, se répète, fait des variations, jusqu’à ce qu’on l’arrête dans ses divagations. La pièce est surtitrée en français et en anglais. Pourtant, lors des logorrhées des personnages, le texte passe si vite sur l’écran qu’on peut à peine le lire. Pourtant, lors des chansons, aucune parole n’est surtitrée. Pourtant, il y a ce germanophone, d’évidence un Suisse-allemand, que personne ne comprend lorsqu’il tente de parler dans sa langue natale, même pas les surtitres, qui ne tentent même pas de traduire sa pensée : il est fondamentalement incompréhensible. L’humain chez Marthaler cherche désespérément à communiquer. Mais ce n’est pas par le langage, parlé ou écrit, qu’on peut trouver cette communication tant désirée.
Mais tout n’est pas si désespéré. La musique est vectrice de communication, quelle que soit sa nature. Lorsque la musique retentit, les façades bienséantes s’effacent, les personnalités guindées disparaissent, on parle. Cette communication n’est pourtant pas toujours heureuse, elle peut amener à des conflits parfois violents, mais au moins elle existe. Et dès que la musique cesse, les faux-semblants reprennent le dessus, les regards de connivence, les langues de bois et les sourires en coin. La musique de Marthaler est un langage en soi. Lorsqu’il y a musique, l’ordre se fait naturellement, sans violence et sans coercition. Lorsqu’il y a musique, les personnages s’unissent, se coordonnent, se complémentent. Peu importe qu’on ne comprenne parfois rien aux paroles, ou si peu, la musique dépasse tout.
Le condensé parfait de tout le spectacle se retrouve cristallisé en quelques minute, lorsque l’un des deux germanophones, ayant trouvé un micro, reprend Prisencolinensinainciusol, chanson d’Adriano Celentano parue en 1972, et entièrement chantée dans un « yaourt » imitant l’anglais américain, mais ne voulant absolument rien dire. Une chanson italienne parodique, imitant l’anglais, chantée par un comédien Suisse-allemand à un public francophone : la quintessence magnifique des thèmes marthalériens. Un théâtre dense, lent, drôle, incompréhensible et pourtant tellement clair, grinçant, frénétique, léger. Un assemblage de contradictions savamment assemblées et unies par la musique, dans une cacophonie harmonieuse. Un paradoxe formidable dont Le Sommet est certainement un des pinacles.
16 mai 2025
Par Hadrien Halter