Art
D’après Yasmina Reza / Mise en scène par François Morel / Théâtre de Carouge (Genève) / Du 21 mai au 8 juin 2025 / Critiques par Maxime Grandjean et Auxane Bolanz .
21 mai 2025
Par Maxime Grandjean
Une dispute en sourires

François Morel met en scène la pièce de Yasmina Reza créée en 1994, et interprète le rôle de Marc aux côtés d’Olivier Broche (Serge) et d’Olivier Saladin (Yvan). L’achat d’un tableau blanc par l’un d’entre eux entraîne les trois amis de longue date d’un désaccord sur l’œuvre à une remise en question de leur lien. À travers un comique aussi varié que le jeu des trois comédiens, cette mise en scène met l’accent de façon drôle et émouvante sur les changements qui ont lieu dans une amitié et les schismes que ceux-ci peuvent engendrer.
Dans un décor simple, constitué d’un canapé autour duquel gravite un peu de mobilier, la complicité et l’humour qui unissent, dans leur vie privée, François Morel, Olivier Broche et Olivier Saladin transparaissent dans leur prestation. Bien que le texte original comprenne des éléments humoristiques, la rudesse de certaines de ses répliques est ici allégée au profit d’une attention particulière portée au comique. Sans évacuer pour autant la tension de la situation, le parti pris scénique la transforme en quelque chose de profondément touchant. Divers ajouts dans les jeux de scène témoignent de cette volonté de dédramatiser la lourdeur de la dispute entre ces trois amis : un concours de crachat de noyaux d’olive, un feutre perdu réapparaissant dans un paquet de noix de cajou ou encore la prise, par Marc, d’une dose d’homéopathie avant de revoir le tableau problématique sont autant d’insertions qui, à l’instar du jeu des comédiens, diminuent la crispation stagnante.
En effet, chacun d’entre eux ajoute une couleur ou quelques mimiques à son personnage, désamorçant l’hostilité de la dispute. Ainsi, François Morel, dans un blazer noir seyant parfaitement à l’austérité de Marc, fait rire par quelques sourires narquois ponctuant des commentaires particulièrement cinglants. Olivier Broche, lui, donne corps aux nouveaux goûts artistiques de Serge par un air emprunté et quelques sorties emphatiques lorsqu’il emporte, vexé, son précieux tableau avec lui. Olivier Saladin agrémente le côté déjà badaud et débraillé d’Yvan — à l’instar de sa première apparition, sa chemise à moitié rentrée dans le pantalon — par une désinvolture pleine d’onomatopées et de grands gestes.
La diction des acteurs contribue également à ne pas laisser la tension de la dispute prendre une place prépondérante. Le texte de Yasmina Reza intercale déjà, entre les reproches sérieux, des propos plus anecdotiques d’une conversation banale. Cependant, François Morel et Olivier Broche retournent la situation en déclamant précisément sur le ton de l’anecdote amusée les reproches qu’ils se font, tandis qu’ils énoncent les propos plus anecdotiques avec insistance. Ainsi, Serge semble plus agacé par le retard d’Yvan, qui le fait crier, que par les critiques de Marc. Du reste, les apartés, mis en exergue par un changement de lumière qui n’éclaire plus que le comédien concerné, donnent accès à la vraie rancœur des personnages. Ils interrompent les dialogues entre eux et créent ainsi un contraste comique entre le contenu léger de la discussion et l’énervement intérieur que confesse le monologue. Ainsi, Serge invective Marc, sans que ce dernier ne l’entende, le menaçant de lui envoyer « un poing dans la gueule », avant de revenir avec lui sur le choix du restaurant du soir. De plus, la disposition des comédiens lorsque la dispute monte en intensité joue également un rôle dans ce désamorçage constant : lorsque Marc et Serge commencent vraiment à s’invectiver, ils le font sur le canapé et doivent, pour ce faire, passer par-dessus le pauvre Yvan, malencontreusement coincé entre les deux.
Il convient également de souligner l’excellente performance d’Olivier Saladin, qui offre à la pièce cet aspect « assez émouvant » que mentionne François Morel dans un entretien. Outre une longue tirade saluée d’autant de rires que d’applaudissements par le public, où il entremêle magistralement les discours rapportés de sa mère, sa femme et sa belle-mère — avec, pour chacune, une voix et une gestuelle différentes — l’acteur brille également par la sympathie qu’il inspire. À l’instar de Pierre Richard ou de Bourvil, Olivier Saladin incarne parfaitement ce pauvre Yvan, discret et désabusé par la situation de ses deux amis pleins de caractère, auquel les spectateurs s’attachent. Ce lien émotionnel est particulièrement palpable lorsque, enfin, Yvan explose à son tour, ce qui jette un froid dans la salle où les rires laissent place au silence.
Car bien qu’un travail considérable ait été effectué pour adoucir ces « répliques cruelles » que mentionne François Morel, la mise en scène n’évacue pas complètement la tension qui anime les personnages et l’intrigue. Dès lors, elle permet à l’assistance tant de rire pleinement de la finesse des dialogues de Yasmina Reza que de passer de la crainte au soulagement, et d’être finalement saisie par l’émotion suscitée par les trois amis, dans une dernière image touchante et lumineuse, saluée avec ferveur par une salle conquise.
21 mai 2025
Par Maxime Grandjean
21 mai 2025
Par Auxane Bolanz
Un tableau blanc, révélateur des relations

La pièce écrite par Yasmina Reza en 1994 raconte l’histoire de trois amis fâchés par un tableau. A la manière d’un triangle amoureux, leurs relations s’apparentent à un triangle conflictuel. La mise en scène rythmée met en lumière leurs trois points de vue et leurs trois manières d’être, parfois en affinité, souvent en opposition.
Combien seriez-vous prêt et prête à payer pour une œuvre d’art ? Est-il acceptable de payer 40’000 euros pour un tableau blanc d’environ 1m60 par 1m20 ? Enfin, pas tout à fait blanc. Il s’agit d’un tableau dont le fond est peint en blanc, et qui comporte, par-dessus, de fins liserés, blancs eux aussi. C’est l’objet de la dispute entre Serge, Marc et Yvan. Serge a acheté ce tableau, Marc trouve cet acte totalement insensé, et Yvan essaie de faire la médiation. Sur la scène du Théâtre de Carouge, Olivier Broche, François Morel et Olivier Saladin interprètent les trois personnages et font vivre au public toutes les émotions et les questionnements que peuvent vivre trois amis, lorsque l’un d’entre eux achète un tableau blanc. Alors que l’un voit l’absurde de cet acte, la pertinence de l’approche rationnelle est interrogée. On le comprend vite, les tensions de ce triangle conflictuel trouvent d’autres origines, liées aux caractères de chacun. Les amis de longue date semblent arriver à leur point de rupture : cet achat déclenche la révélation de tout ce qui les gêne les uns chez les autres. Mais malgré le ton grave que pourrait prendre le spectacle, il reste très comique dans cette mise en scène qui met en valeur le rythme du texte. A l’évidence, les trois hommes tiennent trop les uns aux autres pour aborder frontalement leurs différends. C’est d’abord par le tableau que se disent les critiques, et peu à peu elles deviennent personnelles. Bien que l’argument évolue, ce sont toujours deux camps qui s’affrontent. Et puisqu’Yvan tente de ne pas prendre parti, c’est lui qui se retrouve seul, quand les deux autres se liguent contre son manque de prise de position.
Yvan tente de faire la part des choses dans sa vie personnelle également. Il doit bientôt se marier, et les belles-familles posent des problèmes. L’âge apparent des acteurs rend cette situation étrange, puisqu’ils sont plus âgés que leurs rôles. Mais la maitrise du jeu compense ce décalage, et la saisissante tirade dans laquelle Yvan explique tous ses soucis familiaux suscite les applaudissements du public. D’une façon générale, la performance des acteurs est impressionnante par l’énergie, le rythme et la justesse déployés, et elle est appréciée par un public très investi.
Les tensions, qui tiennent en partie aux relations que chacun entretient dans son cercle familial, sont dévoilées par le rapport à l’art de chacun des personnages. Si Serge apprécie plutôt l’art moderne, ce n’est pas le cas de ses deux amis. Marc préfère l’art plus figuratif. Il a habillé son salon d’une peinture de paysage avec un château en arrière-fond. Yvan est, ici encore, le plus neutre des trois, ne choisissant ni l’un ni l’autre art, mais s’attachant à la valeur sentimentale d’une « croûte » peinte par son père. La scénographie épurée, qui montre leurs trois appartements, exprime ces trois rapports à l’art. Avec le même canapé au centre du plateau, deux grands écrans de part et d’autre de la scène font office de fenêtres ou de tableaux qui différencient ces espaces. L’utilisation des lumières permet de différencier les moments dans lesquels les personnages sont en discussion, et ceux dans lesquels nous assistons à un aparté, le personnage étant alors comme dans une case de lumière, tandis que le reste de la scène est plongé dans l’ombre. Le rythme de la pièce, osant prendre des pauses nécessaires à la réflexion, complète aussi le jeu de lumière. Les apartés permettent de comprendre un peu plus et un peu mieux les personnages, qui en deviennent touchants, attachants, et drôles, ce que soulignent aussi leurs mimiques individuelles qui en les caractérisant accentue le comique du spectacle.
21 mai 2025
Par Auxane Bolanz