Le Lasagne della Nonna

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Le Lasagne della Nonna

Conception et mise en scène par Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre / Théâtre Les Halles (Sierre) / Du 23 au 24 mai 2025 / Critiques par Laurie Boissenin et Alexia Gay .


23 mai 2025

Trouver sa place autour d’un plat de lasagnes

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© Pierre Nydegger

Après Les Italiens (2019), Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre mettent en lumière – et en paillettes – la spécificité de l’expérience féminine lors de l’immigration italienne en Suisse. Six interprètes livrent leurs récits de vie véritables avec vulnérabilité : une drag queen, quatre nonne et un jeune Marocain. Cette création de 2024 rassemble ces parcours hétéroclites autour d’une souffrance commune : celle de ne pas appartenir. Pendant 1h30, le public est convié à la table de laNonna afin de savourer les différentes couches d’une lasagne intergénérationnelle et interculturelle dans un moment de partage profond.

Dans un monde politiquement clivé, le duo artistique Furlan-Ribaupierre réussit le pari d’un spectacle médiateur qui agit comme une bouffée d’air frais. L’empathie des dialogues fait l’effet d’une caresse affectueuse, alors que l’intimité des récits provoque un choc émotionnel. Le public est alors invité à s’identifier aux expériences racontées sur scène, le poussant à une rencontre avec lui-même.

À la fois tendre et triomphal, Davide Brancato mène le bal avec prestance. La lumière des projecteurs fait miroiter les paillettes de sa robe azur, soulignant sa silhouette masculine. Véritable diva, la drag queen remplit l’espace de son aura. Personnage pivot, Davide relie tous les protagonistes. Sa grand-mère, la Nonna, le rejoint sur scène en talons, vêtue d’une longue robe scintillante et magenta, une perruque extravagante se dressant sur sa tête. Sous les feux de la rampe, Giuseppina se prête au jeu – autant littéralement qu’au sens figuré. En effet, arrivée en Suisse en 1966 lorsqu’elle n’avait que 17 ans, elle n’a pas de formation d’actrice : Le Lasagne della Nonna est son premier spectacle.

Ainsi immergée dans le monde clinquant de son petit-fils, elle peut l’écouter avec empathie. Davide retire sa perruque et explique : « Quand je deviens drag queen, c’est comme un rituel […] je disparais comme toi, Nonna, quand tu as dû t’adapter ». Il met ainsi l’accent sur la transformation qui les unit, celle qui permet de se trouver, mais aussi celle qui amène à se perdre. La robe apparaît alors comme un patrimoine partagé, unissant leurs expériences pourtant éloignées en apparence. Innocemment, l’homme de 31 ans, né à Delémont s’enquiert : « Est-ce que toi tu aimes les robes, Nonna ? » Davide souffre que son désir de robes ne soit pas accepté, alors que Giuseppina souffre de ne pas avoir eu assez d’argent pour en acheter. L’ampleur de ces chagrins n’est pourtant pas comparée ; leur validité n’est pas mise en cause. Il ne s’ensuit pas un concours de peines mais plutôt une rencontre à travers celles-ci. C’est un partage, une forme de solidarité par la souffrance, qui ne verse pourtant jamais dans le pathétique.

Le duo familial est d’abord rejoint par les autres nonne : Rita, Lucia et Anna, qui tout comme Giuseppina sont arrivées en Suisse dans leur jeunesse et relatent leur vie sur scène pour la première fois. Puis, avec une entrée prodigieuse rappelant celle d’un extraterrestre, Ali Lamaadli fait irruption dans la troupe italienne se chamaillant alors sur la recette des lasagnes. Né à Casablanca il y a 27 ans, le nouvel arrivé vit en Suisse depuis six ans. Son apparition semble inquiéter les nonne qui reculent lorsqu’il affirme : « Je me plais bien ici, je pense rester ». Son isolement grandissant est alors souligné par cet accueil méfiant. Puis, à travers la chanson, la danse et l’histoire touchante de sa grand-mère, Ali, avec l’aide de Davide, « s’accorde avec les lieux » et transforme les six individus en un groupe uni.

S’ensuit alors un partage de récits personnels et vulnérables sous la douce direction de Davide qui enquête, comme à la recherche de points communs malgré les différences. Son investigation révèle un trait d’union qui transparaît en filigrane : le sentiment d’aliénation et la souffrance qu’il engendre. Le poids de l’imprédictibilité de la vie, de la violence humaine, de la discrimination et de la solitude que celle-ci provoque est partagé par les interprètes. Le fardeau, une fois communiqué, devient moins lourd à porter.

Le Lasagne della Nonna s’impose comme un spectacle à voir absolument pour quiconque s’est un jour senti mis à l’écart, inadapté, hybride, et quiconque souhaite ouvrir un dialogue intergénérationnel au sein de sa famille.

23 mai 2025


23 mai 2025

Des lasagnes… et bien plus encore

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© Pierre Nydegger

Le titre du spectacle pourrait prêter à sourire : un clin d’œil culinaire, une promesse de nostalgie italienne ? Oui, mais pas seulement. Sur scène, il y a bien des lasagnes — une part géante et toute fumante, parsemée de grandes feuilles de basilic et de paillettes — mais surtout, il y a la vie : la vie rude, belle, émouvante et racontée sans artifices par quatre nonne, Lucia, Anna, Rita et Giuseppina, rejointes par Davide, le petit-fils de cette dernière, et Ali, venu du Maroc.

Ce spectacle s’inscrit dans la continuité Des Italiens, présenté en 2019, dans lequel Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre donnaient la parole à des hommes immigrés italiens en Suisse. Le Lasagne della Nonna complète ce portrait en mettant en lumière les voix féminines, souvent restées dans l’ombre, de cette immigration italienne. 

Bien qu’unies par une culture commune, les nonne italiennes ne s’accordent pas sur la conception des lasagnes. La sauce bolognaise met tout le monde d’accord, mais l’une achète la pâte, d’autres les préfèrent gratinées et, en Toscane, on ajoute volontiers de la béchamel — un affront pour d’autres régions ! Finalement, peu importe les divergences, puisque les lasagnes rassemblent. C’est ce que prouvent Giuseppina, Lucia, Anna et Rita, lorsqu’elles se mettent à confectionner la pâte (ou à essayer de le faire) devant le public, s’appliquant sur leurs plans de travail sur roulettes aménagés spécialement pour elles à l’avant-scène, une LED descendue tout droit du plafond pour reconstituer l’éclairage d’une cuisine. 

Les spectateurs sont immergés dans une série d’ambiances sensibles, portées par les récits des nonne, mais aussi de Davide, le petit-fils de Giuseppina, et d’Ali. À tour de rôle, ils nous racontent ce qu’ils font, qui ils sont et d’où ils viennent. La langue circule sans contrainte entre le français — souvent empreint d’accents italien et jurassien —, quelques bribes d’italien et l’arabe chanté d’un poème. À travers leurs voix, les espaces se transforment librement : d’une cuisine à une piste de danse, en passant par une cour d’école. Les éléments visuels et sonores défilent aussi : des robes à paillettes, une balle géante qui rebondit avec fracas, une chanson de Vasco Rossi. Ces séquences pourraient sembler disparates, mais ici, tout trouve naturellement sa place. Le fil invisible qui relie les scènes, c’est la tendresse qui émerge dans les gestes les plus simples — un regard échangé, un éclat de rire, une main posée sur une épaule. Cette délicatesse de présence ne cherche ni l’emphase ni la démonstration, mais crée de l’espace pour l’autre et invite au lien.

Chaque parole, chaque récit vient comme un geste offert. Sans être explicitement autobiographiques, ces histoires sont pourtant puisées dans des expériences vécues, racontées avec authenticité par celles et ceux qui les portent sur scène. Ni pathos, ni mise en scène spectaculaire : rien n’est forcé. Ce sont les lumières douces, les voix simples et les silences aussi qui confèrent à ce spectacle toute sa profondeur humaine. Les récits individuels sont posés avec pudeur et une sincérité sans compromis, souvent teintés d’humour. Ils racontent le déracinement, l’adaptation, les épreuves de la vie et le courage de recommencer ailleurs. Tout le dispositif scénique est pensé pour laisser émerger ces voix. L’éclairage, discret mais toujours juste, isole celui ou celle qui parle, tandis que le reste de la scène s’estompe, ralentit et accompagne. Le fond sonore, lui non plus, n’est jamais accessoire : il enveloppe et transporte doucement le public d’un espace à un autre, sans rupture. Ainsi, la mise en scène est toujours au service de ce qui se dit. Elle ne cherche pas à s’imposer, mais accompagne chaque témoignage et guide les spectateurs d’un univers à l’autre avec justesse, soutenant les récits de vie et leur laissant le temps d’exister.

Les histoires personnelles se tissent les unes aux autres. Celle d’Ali, qui évoque le souvenir de son père, au Maroc, se travestissant parfois en femme pour pouvoir danser parmi elles – un geste accueilli avec complicité et allégresse –, entre en écho avec celle de Davide, qui, revêtu lui aussi d’une robe, explique à sa nonna ses performances de drag queen. Sans jamais chercher à imposer un message, le spectacle ouvre des espaces d’écoute. C’est là, sans doute, que réside sa plus grande force : dans sa capacité à suspendre le temps pour laisser le public, tout simplement, être là avec eux.

À la fin, lorsque les spectateurs se sont levés pour applaudir, ce n’était pas un enthousiasme comme les autres. C’était un moment d’élan collectif, marqué par une émotion reconnaissante et profonde, une démonstration de gratitude d’avoir assisté à ces fragments de vie, mais surtout d’y avoir été conviés – comme on partage un plat, une danse, un souvenir, un instant suspendu.

23 mai 2025


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