Par Clélie Vuillaume
Une critique sur le spectacle :
Rectum Crocodile / Conception et mise en scène par Marvin M’toumo / L’Arsenic (Lausanne)/ du 21 au 24 mars 2024 / Plus d’infos.
Dans le cadre du festival « Programme commun », Marvin M’Toumo présente à l’Arsenic une performance créée à l’ADC (Association pour la danse contemporaine) de Genève en fin 2023. Dénonciatrice époustouflante et nécessaire, elle est un champ dans lequel les « créatures » de l’ombre reconquièrent un cri, une voix, une lumière, et un corps.
Défiler : acte inverse de filer. Sur Internet, je lis qu’ « il est important de noter que ces deux processus sont généralement irréversibles : une fois que le coton a été filé en fil, il ne peut pas être retransformé en fibres de coton, et une fois qu’un fil a été défait, il ne peut pas être facilement réintégré dans le tissu ». Révélateur, me dis-je, de l’irrévocabilité de certains gestes. Comme celui, encore et à jamais coupable, de la traite historique des noir.e.x.s, dont les descendant.e.x.s portent encore dans leur peau, les blessures non pansées, impensables.
Cette Histoire, trop longtemps tue, il faut la raconter. Dans une écriture qui s’empare des mots et n’hésite pas à jouer avec eux, le discours se déploie, important, primordial, politiquement engagé en faveur d’une lutte décoloniale d’abord, mais aussi, et parce que ces revendications se recoupent, féministe, queer, anticapitaliste et écologique.
La narration est assumée par la voix enregistrée d’un enfant. Sur le mode du conte, poétique, presque mythologique, c’est lui qui introduit les personnages qui entrent tour à tour sur scène à la manière d’un défilé. Le décor est légèrement végétal ; au sol, quelques plantes. Mais ce sont principalement les jeux de lumières et les remarquables costumes – la casquette de designer de Marvin M’Toumo, diplômé à la HEAD en 2019, se révèle ici on ne peut plus magistralement – qui font l’atmosphère de chaque récit. Se succèdent ainsi une série de créatures conviées pour raconter à leur manière leur version des faits, des crimes. Je dis créatures, car les performeur.euse.x.s interprètent des animaux – mais s’agit-il d’humains animalisés ou d’animaux humanisés ? – dans une gestuelle travaillée avec précision, et il est fascinant de voir comment, sous nos regards, une jambe devient patte et une main devient griffe. Défilent aussi des humains qui parlent et accusent, qui dansent leur désespoir et combattent leur démons, dans une expression qui mêle une physicalité toujours impressionnante à une expressivité du visage déroutante. On donne aussi la parole à un cocotier, celui dont « on a fait le symbole de [notre] enfer paradisiaque », celui qui a tout vu de là-haut, et témoigne aujourd’hui.
Comment vomir ce passé qui empiète, et qui contamine encore, comme crier ce cri impossible, digérer la souffrance, et la faire ne serait-ce qu’un peu résonner chez l’autre, qui malgré tout, ne pourra jamais vraiment comprendre ? Comment sensibiliser, brusquer, choquer, blesser l’autre sans violence ? La scène devient ici le lieu d’une possible vengeance, d’une possible justice. La mise en scène est astucieuse : le public est placé tout autour et tout proche des comédien.ne.x.s. Ce dispositif l’engage nécessairement activement et assure à la performance son caractère décidément immersif et prenant. Il est troublant de ressentir le frisson que laisse le mouvement d’une performeuse qui passe juste devant soi. Il est désarçonnant de se faire juger par un regard fier qu’elle plante dans le vôtre, menacer par un geste, humilié par un discours tranchant de vérité. Le théâtre doit pouvoir offrir ce genre d’expérience.
Spectateur.ice.x.s blanc.he.x.s préparez-vous à recevoir quelques claques bien dérisoires, en comparaison à la violence vécue et narrée. Le spectacle est réprobateur, confrontant, mais aussi terriblement jouissif, car sous nos yeux des hommes, des femmes, et peu importe, on ne sait pas et on s’en fout, bouffent l’espace, incarnent avec une force délirante et révoltée leur personnages, crient, aboient, miaulent et rient, et se réapproprient, le temps d’un instant, leur corps et leur voix. L’effet est cathartique, le pouvoir presque sacré.
Défiler le coton, pour effacer un passé d’esclavage, c’est impossible. Mais défiler le coton pour se trouver ici, sur scène, un espace pour la révolte et un pas vers la réparation, c’est possible. Défier le colon, pour lui exposer, comme une adresse imposée, ce qu’il a à voir, et ce qu’il a à voir là-dedans. Rectum crocodile, ou Côlon et bêtes sauvages, ou bien encore et même plutôt colons bêtes et sauvages, est une invitation, lyrique mais brutale, belle mais cruelle, à opérer un changement de perspective – rappelez-vous, ici la main devient griffe et la griffe devient main – pour une fois, sur l’histoire.