Une critique sur le spectacle :
Umwandlung (dialogue avec l’absent) / Création et chorégraphie par Anne Martin / ADN (Association Danse Neuchâtel) / La Poudrière (Neuchâtel)/ Dans la cadre du Festival INTERGÉNÉRACTIONS / 22 octobre 2023 / Plus d’infos.
Dans la salle intimiste de La Poudrière, Anne Martin propose un solo créé cette année au Festival Montpellier Danse. Dans le cadre du Festival INTERGÉNÉRACTIONS, coréalisé par les associations Plakart et ADN, la grande interprète et collaboratrice de Pina Bausch invite les spectateurs dans un spectacle magique qui, l’espace de cinquante minutes, donne une forme tendre aux douleurs humaines.
L’Association Danse Neuchâtel est une association neuchâteloise créée en 1996. Sous la direction de Philippe Olza depuis 2017, l’ADN élargit son champ d’action et coopère avec différents partenaires afin de proposer au public, au niveau cantonal, des productions culturelles diverses, tels que des débats, des ateliers et des spectacles. Alliée à l’association Plakart, elle a proposé du 19 au 23 octobre un festival qui visait à établir des liens entre les générations. La création d’Anne Martin, nourrie des expériences de sa longue carrière dans la danse contemporaine et dans la danse-théâtre, y a trouvé naturellement sa place.
Humilité et transparence s’entremêlent dans les mouvements de la danseuse chorégraphe pour laisser le plus d’espace possible au mystère. La scénographie est épurée au maximum, il n’y a aucune place pour l’ornemental. Des esquisses non réalistes et très peu colorées sont projetées en fond et invitent les spectateurs, par leur style très expressif, à faire vivre leur imagination. L’artiste s’y confronte plusieurs fois, les observant, les caressant, les frappant. Sur le devant de la scène, un rouleau composé lui aussi d’esquisses est déroulé lentement en ouverture du spectacle, donnant de l’espace au temps et invitant les spectateurs à entrer doucement dans ce moment. Les sobres jeux de lumière permettent à la soliste de glisser de l’ombre à la lumière, du sépia au blanc cassé, d’une image éphémère à l’autre. La musique est réduite à son minimum : des bruits naturels, quelques sons, des impressions. L’artiste elle-même est vêtue d’une simple robe noire, dénuée de tout pathétique, de toute dimension épique. Ce qui est au centre du spectacle, c’est l’élan vital, ce souffle intangible et si difficile à faire voir, ce mystère toujours sous-jacent.
Si, lors des premières minutes, la danseuse est souvent à l’horizontale, imposant des images fortes d’un corps en tension perpétuelle, la suite du spectacle se fait majoritairement à la verticale. L’équilibre vacille parfois, l’interprète se tend, telle une funambule, entre deux extrêmes, mais elle tient debout, digne et élégante, dans le partage. Le visage très expressif de la danseuse plonge l’espace dans une faille, dans un moment rare d’équilibre, de tendresse, d’humanité, de vitalité. Ce partage, d’une transparence et d’une tendresse profondes, est le signe du travail complexe et subtil que produit Anne Martin. Son geste artistique, ce don de soi à la danse qui met à nu et sublime les douleurs intimes des hommes, traverse de part en part chacun de ses mouvements, chacun de ses regards.
Il n’y a qu’un seul accessoire : un seau, placé vers le centre de la scène. Il est rempli de cendres, qui font de la poussière. La danseuse, porteuse d’espace et de tensions, du souffle des absents et du poids des histoires vécues et rencontrées, s’empare des cendres, les lance vers l’avant-scène et s’avance en direction du public. Elle halète, sur fond de chants religieux, puis trace des cercles en marchant sur la scène, laissant ses empreintes sur le sol. Les spectateurs entrent avec elle dans une boucle infernale. Les répétitions de mouvements de douleurs et les instants éphémères tissés et cristallisés sur la scène enraient le temps, situent le spectacle en deçà ou au-delà du temps. L’atmosphère créée par les gestes transcende le moment, transcende la frontière entre les spectateurs et la scène, entre l’absence et la présence, offre la possibilité d’un partage tacite entre êtres humains.
Une angoisse, une obsession, une folie, un désespoir traversent le spectacle de bout en bout. Les mouvements de douleur d’une violente expressivité, les gestes obsessionnels de nettoyage, les regards en coin, presque inquisiteurs, adressés au public, les cloches semblant rappeler la mort, les répétitions infernales : tout pourrait mener vers une noirceur déchirante. Pourtant, au contraire, une grande tendresse se tisse, comme si, au lieu de dire « regarde, c’est terrible. », le spectacle proposait une autre voie : « C’est ainsi. On peut, ensemble, y opposer une forme de beauté et de tendresse. » Une esthétique est donnée à la douleur, dans un geste désintéressé mais non gratuit. Le spectacle d’Anne Martin réinvestit ce qu’il peut y avoir de plus tragique en l’homme. Il ne propose ni morale, ni victimisation, ni culpabilisation, mais bien plutôt une affirmation de la vie dans ce qu’elle a de fragile et de précieux.
Un spectacle sans mot, qui parle aux âmes.