Par Sarah Neu
Le Dragon d’or / Composé par Peter Eötvös / Livret de Roland Schimmelpfennig / Mise en scène par Julien Chavaz / Direction Musicale Gabriella Teychenné / Comédie de Genève / du 20 au 23 janvier 2022 / Plus d’infos.
Julien Chavaz, directeur du NOF – Nouvel Opéra de Fribourg, explore la rencontre entre les genres et chamboule les conventions classiques de la mise en scène d’opéra. Le Dragon d’or est un opéra de chambre contemporain, composé en 2014 par le compositeur et chef d’orchestre hongrois Peter Eötvös, à partir de la pièce éponyme du dramaturge allemand Roland Schimmelpfennig. Julien Chavaz poursuit leur recherche en s’attaquant à cette œuvre. . Il se met au défi d’allier un orchestre et du chant lyrique à une proposition dramaturgique et à du jeu scénique, une recette pleine d’ingrédients, dont on peine toutefois à distinguer la saveur dominante.
Tout est visible autour du plateau, lorsqu’on pénètre dans la petite salle à scène déshabillée de la Comédie. L’orchestre de chambre est installé au fond, les bords latéraux de la scène sont emplis de matériel logistique – à découvert. Au centre trône un plateau carré et incliné au recouvrement indigo, sur lequel des ustensiles de cuisine épars sont disposés. – Musique. Cinq chanteurs et chanteuses lyriques, vêtus dans un camaïeu de bleu, se partagent les dix-huit rôles qui traversent les vingt-deux saynètes sélectionnées par le metteur en scène. Les bribes d’épisodes retracent plusieurs fils de l’intrigue de Schimmelpfennig, qui prend principalement place dans un restaurant chinois : Le Dragon d’or. Un jeune chinois a une rage de dent insoutenable. Il ne peut se permettre de consulter un ou une dentiste à cause de sa situation précaire d’immigré clandestin. L’équipe en cuisine [une famille] se décide à régler la situation illico, au schnaps et à la pince à outil. La dent arrachée finira sans surprise, mais sans que le personnel ne s’en aperçoive, projetée dans l’assiette d’une cliente. Quant au petit, il décède rapidement suite à l’hémorragie que déclenche l’opération. À ce drame s’ajoutent d’autres éléments d’intrigue menés par des personnages gravitant autour du restaurant.
On souligne la prouesse vocale et physique des chanteurs et des chanteuses, qui tiennent à cinq le rythme des dix-huit personnages. Ainsi que la complicité qu’entretient avec eux l’ensemble des seize musiciens et musiciennes. Ce spectacle a la force d’inviter une forme d’opéra au théâtre, ce décloisonnement des genres est une belle manière d’explorer le « Musiktheater », un genre important en Allemagne, qui mérite plus d’attention dans le monde francophone. Toutefois, il est difficile d’associer du chant lyrique à une performance scénique, simplement parce que le chant implique une tenue de corps qui restreint les possibilités de jeu des performeur×euse×s. Dans ce spectacle, le problème du jeu se compense par une pantomime très expressive, presque burlesque. Des images de groupe viennent appuyer le jeu du chanteur ou de la chanteuse en action, scandant l’histoire en tableaux chorégraphiés. Dans cet univers monochrome minimaliste la présence de certains accessoires colorés et parfois disproportionnés frappe. Une dent plus grosse qu’une tête et une énorme pince en papier mâché, un berret et un gilet pour symboliser le grand-père, des perruques pour les hôtesses de l’air, des ustensiles de cuisine… Leur couleur et leur forme se distinguent sur les nuances de bleu, ce qui les met particulièrement en évidence. On peine toutefois à comprendre ce qui préside à ces choix scénographiques, dont on ne sait pas très bien s’ils sont là pour l’esthétique ou si nous sommes censés leur trouver une signification dans la construction dramaturgique.
Plus généralement, les modes lyriques et dramatiques peinent ici à se mêler harmonieusement. La musique est-elle censée appuyer le drame ? Ou le drame est-il le tremplin d’envolées lyriques ? Musique et voix se font parfois concurrence au cours du spectacle. En outre, le texte de cet opéra est très cru, malgré le fait que certaines scènes soient édulcorées par des métaphores, comme celle de la cigale et de la fourmi pour parler d’une travailleuse chinoise exploitée pour de petits travaux face à un travailleur allemand. Une scène de viol (sur la cigale) est insérée comme si de rien n’était, alors que ce qu’elle représente est insupportable. La mise en scène produit une ambiguïté sur le propos, dans la mesure où son sens est camouflé sous une pantomime grotesque et cocasse, alors que le texte tourne autour de sujets sensibles tels que la précarité, le viol, l’impérialisme. Ainsi, on regrette finalement l’absence de distance critique, dans les options dramaturgiques retenues, par rapport aux situations intolérables que présente l’œuvre originale. On peut questionner le choix du metteur en scène, aujourd’hui, d’avoir voulu partir d’un tel opéra alors que sa dimension burlesque rend difficile une mise en discours plus catégorique du propos. Non qu’il y ait une incompatibilité entre la nature du chant et du jeu, mais le défi d’une mise en scène réunissant les deux ne trouve pas ici de résolution convaincante.